Au Nord c’étaient Les Corons. La terre, c’était le charbon... A Loos-en-Gohelle, commune du Pas-de-Calais, comme dans le bassin minier qui l’environne, les hommes étaient mineurs de fond : jusqu’à 220 000 d’entre-eux ont travaillé dans la région. A Loos, cette mémoire porte un numéro : le 11/19, la dernière fosse d’extraction de charbon et ses 2000 gueules noires, qui a fermé en 1986.
Trente ans plus tard, le 11/19 est devenu un symbole de la transition écologique et sociale. Le puits a été transformé en zone d’« éco-activités », avec ses projets exclusivement dédiés à la culture, à l’économie et à l’environnement. L’extraction du charbon, ses mortels coups de grisou et son insidieuse silicose a laissé place à l’éco-construction. Les ouvriers ne s’y rendent plus pour descendre au fond mais pour se former aux techniques écologiques de construction.
150 emplois « à forte valeur ajoutée » y ont été créés [1]. « Nous ne sommes pas tombés dans le syndrome Toyota » estime Jean-François Caron, maire de la commune, lorsqu’on lui demande comment lutter contre le chômage de masse (environ 15 %) dans une commune pauvre où 59 % des ménages sont exonérés d’impôt sur le revenu [2]. Loos n’a pas augmenté le nombre de « zones d’activité économique » en espérant la venue d’une grande entreprise comme l’a fait Toyota à Valenciennes. Si la majorité des Loosois travaillent dans l’automobile, le secteur hospitalier à Lens ou dans les services de l’agglomération lilloise, la démarche de Caron consiste à s’appuyer sur les activités qui peuvent être développées dans la commune. « Je suis les principes de l’économie basée sur la fonctionnalité, qui consiste à partir des besoins de la population et des pratiques et activités locales. »
Pour l’heure, ce ne sont pas nécessairement les habitants de Loos-en-Gohelle qui occupent les emplois créés au 11/19. Aucun des ingénieurs de la pépinière n’habite la commune. Ces éco-activités entendent cependant avoir des retombées locales : un restaurant a pu se maintenir à proximité et le nombre de commerces au centre-ville a augmenté, assure l’édile. Et l’image de Loos change et séduit. Entre 30 000 et 40 000 visiteurs foulent chaque année la base du 11/19 [3].
Conversion à l’agriculture biologique
Un autre secteur tente de s’ouvrir des perspectives, bousculant l’imaginaire industriel : l’alimentation biologique et locale. Rien ne prédestinait pourtant ce territoire à être pionnier dans ce domaine. Loos est entourée de cultures de plein champs – essentiellement des pommes de terres, des betteraves ou des carottes – généralement aspergées de pesticides. La plupart des agriculteurs cultivent des parcelles pour de grands groupes agroalimentaires, comme McCain et Bonduelle.
En 2010, la commune a la possibilité de récupérer une douzaine d’hectares d’un agriculteur qui arrête son exploitation. Elle l’indemnise et lance un appel d’offre auprès d’agriculteurs, avec trois critères : « Cultiver ces terres en bio, travailler en collectif, et pour chaque hectare reçu, convertir un hectare en bio sur sa propre exploitation », résume Dominique Hays, qui a conçu cette « manifestation d’intérêts » pour la location des terres [4].
« Mes collègues agriculteurs ont goûté au bio et ont vu que c’était possible ! »
« C’est le dernier critère qui a tout changé », estime Pierre Damageux, paysan et adjoint au maire. Avec sa ferme de 50 hectares, il est à l’époque le seul dans la commune, sur 16 agriculteurs, à avoir démarré une conversion bio. Avec quatre autres paysans, ils se partagent les douze hectares. « Chacun a pu apprendre à connaître et travailler des terres en bio sans prendre de risque. Nos exploitations conventionnelles fonctionnent, et même si le système n’est pas vertueux, le remettre en cause n’est pas évident. Là ce qui est extraordinaire, c’est que mes collègues arrivent à convertir des hectares sur leurs propres fermes. Ils ont goûté au bio et ils ont vu que c’était possible ! En terme de revenus, c’est bien meilleur qu’en conventionnel. »
Loos-en-Gohelle compte aujourd’hui plus de 100 hectares en bio ou en conversion sur 800 hectares de surface agricole utile. Soit six fois plus qu’il y a une décennie ! « Ces chiffres relèvent de l’exploit quand on sait que le département fait partie des pires élèves en la matière », se réjouit Jean-François Caron. « Plusieurs autres grosses fermes réfléchissent à la conversion. Nous sommes dans un moment de bascule ! »
Le travail en collectif a joué un rôle clé dans la réussite de ces passages au bio. Une coopérative commune – une Cuma – leur permet de partager le matériel agricole, sans devoir investir et risquer de s’endetter davantage. Le collectif leur permet aussi d’échanger, de pointer les difficultés, de mutualiser des techniques, de faire face aux a priori sur l’agriculture biologique et le « travail à la binette ». « Au sein de la coopérative, huit exploitations sur 36 sont en bio ou en conversion. On montre que ça marche ! », se réjouit Pierre Damageux. L’un des cinq agriculteurs « convertis » en bio a même lancé une chaine youtube, « agriculteur d’aujourd’hui ».
Diversifier la production, un défi de taille
La Cuma à côté de Loos est la plus grande des Hauts-de-France. Elle reçoit de nombreuses sollicitations pour des visites. « Ils sont curieux de voir comment on fonctionne, comment on y arrive. » L’abandon progressif des pesticides implique également davantage de travail de désherbage manuel dans les champs de carottes ou d’endives. Donc plus d’emplois saisonniers : « Le passage au bio crée du boulot, jusqu’à une vingtaine de personnes en saison », confirme Pierre Damageux.
Avec trois collègues, Pierre Damageux crée une structure, la SCEA Bioloos, pour gérer en commun les terrains mis à disposition par la mairie et ceux convertis en bio au sein de leurs fermes respectives. Ils se lancent dans la culture d’oignons et de légumes qu’ils commercialisent essentiellement via deux coopératives [5]. L’une d’elles, Norabio, négocie les contrats avec Bonduelle, pour « avoir plus de poids » face au géant agro-alimentaire.
Reste en suspens la question de la diversité de la production, pour que le territoire devienne le plus autonome possible. « Si on se contentait de la production locale, les gens ne mangeraient que des carottes et des pommes de terres ! », sourit Pierre Damageux.
« L’enjeu n’est pas de tout produire en ville »
Conscient de ces défis, la commune impulse depuis 2012 le projet « Vital » (pour « villes, transition et alimentation locale ») en jouant sur différents leviers dont l’achat de terres agricoles, la mobilisation des habitants et le savoir-faire d’une association, les Anges gardins. L’asso est à la fois atelier d’insertion, jardin de Cocagne et structure d’éducation populaire.
Une micro-ferme est créée, ainsi que des jardins urbains où poussent mesclun et fruits rouges. Des paniers « Terre de Gohelle », composés de fruits et légumes bio et locaux ou provenant de fermes de la région, sont distribués dans la commune [6].
Créer un « archipel fruitier » au cœur du bassin minier
Un changement d’échelle pourrait s’opérer. De nombreux citoyens souhaitent mettre à disposition une partie de leurs jardins pour qu’ils soient cultivés. Les Anges gardins ont aussi recensé tous les espaces publics, où l’usage de pesticides chimiques est banni. L’objectif est de créer un « archipel fruitier » long de 4,5 kilomètres et large de 2,5 kilomètres s’étendant aux communes limitrophes. Objectif : limiter « la majorité des fruits bio qui viennent aujourd’hui d’Espagne », précise Dominique Hays et « aller vers davantage d’autonomie fruitière en Pas-de-Calais ».
Cet « archipel » permettrait aussi de favoriser la biodiversité tout en développant des activités autour de l’alimentation. Le bassin minier deviendra-t-il le futur verger des Hauts-de-France ? « Tout cela n’est pas encore viable pour installer des maraîchers ou des arboriculteurs, regrette Dominique Hays. La culture de fruits demande du temps avant de ramener un revenu. Nous avons des terrains mais sans possibilité pour l’heure de créer plus d’emplois. »
Un système d’échanges pour basculer dans la transition
Natacha, 56 ans, fait partie des volontaires qui viennent travailler dans les jardins. Pour récompenser cet engagement, une monnaie un peu particulière est née il y a un an, la Manne : monnaie d’une autre nature pour de nouveaux échanges. Ce système d’échanges et de savoirs-faire compte à ce jour une centaine d’adhérents. « Je vis seule et je suis en invalidité. Il y a beaucoup de travaux que je ne peux pas faire », témoigne Natacha.
Une heure de service correspond à 40 mannes. « Je participe au jardin collectif, je m’occupe des poules ou du chat d’adhérents qui partent en vacances... En échange, un adhérent me fait le ménage ou me répare mes volets. Je participe aussi à une activité de yoga pour seulement dix mannes. » Il est également possible avec ce système de bénéficier d’un panier de légumes bio et local [7]. « Sans ce système, je n’y aurais jamais eu accès ! »
Vers un « système alimentaire territorial durable » ?
Les ambitions novatrices et écologiques se tournent désormais vers les cantines de la ville. Si les repas sont à 100 % bio, ils sont fournis par une société de restauration qui ne privilégie pas le local. Et quelques kilos de carottes n’y suffiront pas. « On a un problème d’échelle », pointe Pierre Damageux. Ce changement d’échelle pourrait survenir grâce au lancement, il y a deux ans, par l’agglomération Lens-Liévin d’une politique de « système alimentaire territorial durable » dotée d’une enveloppe budgétaire d’un million d’euros [8].
Une partie de cette enveloppe budgétaire pourrait servir à créer un lieu de stockage froid et permettre aux producteurs de répondre à des commandes des collectivités. Dans cette perspective, les Anges Gardins ont formé tous les agents communaux aux enjeux de l’alimentation.
Sophie Chapelle
– Retrouvez le 1er volet de ce reportage ici : Malgré le chômage et la pauvreté, une ancienne ville minière devient un modèle de transition écologique
– Photo de une : Des volontaires et des personnes en insertion travaillent une parcelle située dans l’archipel fruitier, près de Loos-en-Gohelle. © Les Anges Gardins.