Alimentation

Agriculture : comment sortir enfin du produire toujours plus ?

Alimentation

par Mathieu Dalmais

Pour produire à moindre coût, les agriculteurs sont mis en concurrence à l’échelle planétaire. Il est possible de sortir de cette pression de la compétitivité, affirme l’agronome Mathieu Dalmais, en « socialisant l’agriculture et l’alimentation ».

Depuis les années 1960, le contrat avec le monde agricole est simple : produire le moins cher possible pour être compétitif à l’international. Face aux conséquences des modèles techniques mis en place pour répondre à cet objectif, ces dernières décennies, de nouvelles injonctions s’imposent à l’agriculture : il s’agit de respecter l’environnement, la biodiversité, les sols, le bien-être animal, et d’avoir des produits sans résidus de pesticides, nutritifs, frais... À juste titre. Le projet de produire à bas coût est donc dépassé. Seulement, sa règle économique majeure continue de s’imposer : concurrence généralisée à l’échelle planétaire entre tous les producteurs.

Mathieu Dalmais, agronome.
Mathieu Dalmais
Agronome, à l’initiative du projet de Sécurité sociale de l’alimentation

La France avait pourtant longtemps résisté à la mise en place de cette hécatombe. La IIIe République, effrayée par le monde ouvrier, a joué la paix sociale avec le monde agricole, en proposant de maintenir une économie protectionniste lui assurant des prix élevés, responsables du maintien d’une population paysanne encore très forte en France jusqu’au début des années 1960.

Si les années 1920 avaient vu la France impactée par la crise mondiale de surproduction agricole, les restes de cette politique lui ont permis de contenir le Dorgèrisme et ses chemises vertes [1]. La France prendra ainsi une autre voie que l’Italie ou l’Allemagne, résistant à l’appel d’un pouvoir fasciste fort à même de sauver le monde agricole par le maintien de prix élevés.

L’après Seconde Guerre mondiale sera tout autre et, à partir de 1947 puis surtout de 1960, il est l’heure d’avoir une agriculture compétitive ouverte sur l’international pour rééquilibrer la balance commerciale de la France et nourrir l’Hexagone moins cher. Cette politique s’est notamment appuyée sur l’idée d’une agriculture moderne, sur les aspirations à une vie « normale » pour la jeunesse agricole, intégrée au reste de la société. L’érosion des populations paysannes qui s’en suivra vient témoigner des difficultés chroniques d’un secteur d’activité où la crise devient la norme.

« Construire des outils, autres que le marché »

Avec les dynamiques des circuits courts, de l’agroécologie, de la mise en commun du foncier agricole ou des premières Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne (Amap), un mouvement de producteurs et de citoyens a commencé à faire souffler un vent contraire. C’est une tout autre idée de l’agriculture qui a émergé [2]. Et dont le développement plafonne aujourd’hui.

« Socialiser l’agriculture et l’alimentation », c’est poursuivre cette démarche et chercher à l’étendre à l’ensemble de notre production agricole et alimentaire. C’est ainsi construire les outils nécessaires, autres que le marché, comme des lois, normes ou institutions, pour atteindre trois objectifs : de bonnes conditions de travail pour les producteurs (rémunération et outils de production), une alimentation qui convienne à la société et une alimentation accessible à tous et toutes.

Mais c’est également affirmer que ces trois objectifs vont de pair, combattant ainsi une vision ruraliste de l’économie agricole qui ne viserait qu’à protéger les producteurs sans porter le débat de l’alimentation que l’on souhaite dans notre société, dont la cellule Demeter est la face la plus visible. Étouffé économiquement et pointé du doigt socialement, le monde agricole se replie sur cette dernière vision et les seuls acteurs qui les défendent. Il est urgent de lui proposer autre chose : l’agro-industrie tire sa force politique actuelle de cet état de fait.

« Combattre une vision libérale d’une économie de compétition »

« Socialiser l’agriculture et l’alimentation », c’est donc combattre une vision libérale d’une économie de compétition qui ne vise d’une part qu’à assurer des profits, et non l’alimentation, n’hésitant ainsi pas à user de procès spéculatifs pour s’enrichir sur le dos des famines dès le Moyen Âge [3], et d’autre part à mettre en compétition les producteurs, les endetter, pour leur demander toujours plus et en éliminer un maximum.

« Socialiser l’agriculture et l’alimentation », c’est construire un nouveau contrat social entre l’agriculture et la société. De nouveaux objectifs pour la production, exigeants mais indispensables, devront être définis démocratiquement par l’ensemble de la population exprimant ses demandes alimentaires. Ils ne pourront être acceptés qu’en offrant en retour des améliorations considérables pour les producteurs et productrices agricoles : a minima, la sortie de la mise en concurrence permanente.

Alors qu’une petite partie seulement des pratiques agroécologiques ont un intérêt économique reconnu dans les règles actuelles, comme nourrir les vaches à l’herbe (dans les régions où elle pousse), libérons les producteurs du joug de produire le moins cher possible pour rémunérer à leur juste valeur les efforts et investissements fournis, choisis collectivement. Tel est le prix d’une généralisation de l’agroécologie, qu’il faudra rendre socialement acceptable en assurant l’accès de tous et toutes à cette alimentation.

Mesures protectionnistes, contractualisation, quotas, sécurité sociale de l’alimentation

Deux voies s’offrent à nous pour établir ce nouveau contrat social :

Réutiliser les trois outils déjà utilisés par le passé au sein de l’économie agricole : des mesures protectionnistes, pour ne plus vivre la concurrence internationale et maintenir des prix rémunérateurs [4] ; la contractualisation, souvent employée par les coopératives, pour assurer une vue à long terme aux producteurs, les contrats définis comme équitables nous intéressant particulièrement [5] ; et les quotas, pour que chacun ait une part du gâteau sans pouvoir manger celle des autres et limiter la surproduction (seule politique efficace de lutte contre le gaspillage alimentaire). C’est la base du projet historique d’Agriculture paysanne.

Ou innover ? À l’image du monde ouvrier au 19e puis 20e siècle, socialiser l’agriculture peut s’envisager comme une sortie définitive des producteurs de la violence du marché des biens et services. La construction de la fiche de paie, long combat ouvrier pour passer de la rémunération à la tâche à la rémunération à la qualification – c’est le poste que j’emploie qui définit ma rémunération, et non plus le résultat de mon activité – a permis au monde ouvrier de grandes avancées sociales, et notamment le fait d’être rémunéré selon des conventions collectives, c’est-à-dire des négociations collectives pour établir un contrat social entre les donneurs d’ordre et les travailleurs. Une inspiration pas si loin de la réalité de la rémunération actuelle du monde agricole, fortement socialisée via la Politique agricole commune.

Moderniser l’agriculture aujourd’hui passe par là : assurer de bonnes conditions de travail à celles et ceux qui nous nourrissent, déterminer démocratiquement la production, en assurer l’accès à tous. Face au repli sur soi dangereux du monde agricole, il est urgent que l’ensemble de la société mette la main à la poche pour créer des débouchés rémunérateurs pour les agriculteurs qui s’y lancent, pour leur proposer une piste de sortie des spirales infernales dans lesquelles ils sont plongés. C’est l’idée travaillée par le projet de Sécurité sociale de l’alimentation.

Mathieu Dalmais

Notes

[1Robert O. Paxton, Le Temps des Chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural (1929-1939), Seuil, 1996.

[2À l’origine, dans les Amap, les consommateurs ne paient plus les légumes, produits du travail du producteur, mais le salaire du producteur, et récupèrent en contrepartie un pourcentage des fruits de son travail.

[3Voir sur ce sujet Laurent Feller, « Pauvreté et famines au Moyen Âge », Raison présente, vol. 213, 2020/1, p. 31-41.

[4Comme avec la mise en place du mécanisme des prix minimums d’entrée élaboré par la Confédération paysanne

[5Loi Hamon de 2014 : contrat prix/volume garanti, engagement pluriannuel, prix travaillé pour être rémunérateur.