« Un lobby heureux qui permet de lutter concrètement contre la crise écologique. » C’est ainsi que Emmanuelle, Christian et Pauline résument le mouvement des Coquelicots qu’ils ont rejoint, à Besançon, dès son lancement aux premiers jours de l’automne. « Mi-septembre, j’ai entendu Fabrice Nicolino (co-initiateur de l’appel, ndlr) à la radio, décrit Emmanuelle, 52 ans. Nicolas Hulot venait de démissionner, je me posais beaucoup de questions sur ce qu’on allait bien pouvoir faire. La proposition de se mobiliser sur la question des pesticides, j’ai trouvé cela très concret, possible à faire. Je suis allée voir le site et j’ai déclaré le premier rassemblement de Besançon. » Soutenu par des personnalités publiques et signé, à ce jour, par plus de 740 000 personnes, l’appel « Nous voulons des coquelicots » exige « l’interdiction de tous les pesticides de synthèse en France ».
Armée de la vieille sono d’un copain, et d’un texte qu’elle avait elle-même rédigé, Emmanuelle s’est rendue sur la place de la mairie. Elle y a retrouvé des membres de France nature environnement (FNE) et du mouvement sur le climat Alternatiba. Depuis, ils sont entre 150 et 200 chaque semaine, qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, dans une ville qui compte un peu plus de 100 000 habitants. « A chaque fois, on a un tiers de nouveaux à peu près. Ça se renouvelle beaucoup », constate Emmanuelle. « Il y a des personnes de tous les âges, ajoutent Pauline et Christian. C’est réjouissant de discuter ensemble, d’imaginer un autre monde. »
Atelier de fabrication de coquardes en tissu à Besançon et Mouans Sartoux
Plus de 600 rassemblements chaque mois
Lancé le 12 septembre 2018, l’appel des coquelicots n’a pas été lancé dans le vide, loin de là. Des groupes locaux ont fleuri, partout. Les rassemblements du premier vendredi de chaque mois, à 18h30 devant les mairies ou sur les places principales des communes, ont essaimé. Le collectif en recensait 530 en octobre 2018, 647 en novembre, 830 en décembre. Entre janvier et juin, de 600 à 750 rassemblements se sont tenus chaque mois.
A Neuville-sur-Saône, 8000 habitants, au nord de la région lyonnaise, le premier rassemblement s’est tenu à l’initiative de Anne D., ingénieure informatique de 53 ans. Comme beaucoup d’autres, Anne s’est sentie touchée par cet appel « pour les générations futures » et pour sa fille âgée de 15 ans. « Je ne peux pas, moralement, lui laisser ce monde là. » En plus des rassemblements mensuels, les « coquelicots » arpentent les marchés et vont rencontrer les élus pour leur demander de soutenir l’interdiction des pesticides.
Après trente ans de militantisme, Anne D. était un peu désabusée. Mais elle sourit à l’évocation « des jeunes qui reprennent le flambeau, comme Nathan ». Tout juste sorti des épreuves du bac, Nathan Gil, 17 ans, a impulsé le collectif à Mouans-Sartoux, commune des Alpes-Maritimes, connue pour sa cantine scolaire 100 % bio. C’est en participant au festival du livre de la ville en septembre 2018 qu’il découvre les coquelicots. « Edgar Morin était devant 300 personnes pour présenter l’appel et il y avait une ambiance assez incroyable », se remémore le lycéen qui aspire à travailler dans la préservation de la faune sauvage. Ils seront une trentaine pour le premier rassemblement. Depuis, le quotidien de Nathan est rythmé par les tenues de stands, les réunions de préparation et les collectes de signatures. « Les gens sont plutôt réceptifs. On est empoisonnés et on ne peut pas continuer comme ça. Il faut se bouger un max pour soutenir l’élan lancé ! »
Nathan Gil, lors d’un rassemblement le 6 avril dernier. © Nous voulons des coquelicots Mouans-Sartoux
« Il y a six ans, la question des pesticides était plus identifiée à gauche. Aujourd’hui, elle dépasse le clivage gauche-droite »
L’impact du mouvement se mesure aux prises de position de municipalités. Une cinquantaine ont manifesté leur soutien au mouvement. Certaines, comme Villeurbanne ou Brest, ont voté des délibérations demandant l’interdiction au plus vite des pesticides de synthèse. D’autres comme Langoüet en Ille-et-Vilaine ont pris des arrêtés interdisant l’utilisation de pesticides à moins de 150 mètres des habitations ou locaux professionnels. « Cela répond à l’exigence de protection des populations, et est en phase avec ce que l’on demande » souligne Anne, la coordinatrice nationale des coquelicots. « En mai, le maire de la commune bretonne de Tréguier (2500 habitants) est venu nous trouver sur le rassemblement et nous a demandé de lui remettre un dossier d’informations sur le mouvement. Depuis, son conseil municipal a voté pour signer l’appel », décrit Nathalie.
A Paris, la ville a offert au mouvement des milliers de mètres-carrés pour semer des graines de coquelicots et d’orge. Une initiative similaire a été organisée du côté de Mouans-Sartoux, où plusieurs membres de l’équipe municipale sont très régulièrement présents lors des rassemblements. « On a vraiment aucun souci avec la mairie », confirme Anne D., à Neuville-sur-Saône. « Il y a six ans, la question des pesticides était plus identifiée à gauche. Aujourd’hui, elle dépasse le clivage gauche-droite. » Inspiré par l’initiative prise par le maire de Langoüet, son collectif a décidé de rencontrer tous les maires du canton pour leur proposer de signer des arrêtés anti-pesticides.
Action de semis à Paris / © Nous voulons des coquelicots
« On bricole ensemble une autre façon de faire de la politique »
« Quand on manifeste pour le climat, on a parfois l’impression de tenir une banderole pour demander qu’il fasse beau, ironise Christian, qui participe régulièrement aux marches du mouvement climatique. Avec les coquelicots, l’objectif est plus précis. » Une dimension qui participe sans doute au succès du mouvement. « Depuis des années, il n’y a que des belles promesses mais en attendant, l’utilisation des pesticides continue d’augmenter. Il faut donc poser l’interdiction des pesticides dans la loi, c’est indispensable, sinon il ne se passera rien ! », insiste Anne D.
« Il y a un cadre qui est très clair, mais à l’intérieur duquel on peut se mouvoir très librement, remarque Emmanuelle. J’apprécie cette liberté dans la mobilisation. On bricole ensemble une autre façon de faire de la politique. Tout est à inventer. Personne ne sait mieux que les autres. » Nombre de coquelicots ont l’impression qu’une telle liberté est impossible au sein des syndicats ou des partis politiques. Ceux et celles qui se mobilisent ne sont pas tous des militants écolos âgés, loin s’en faut. Si Anne D., de Neuville, s’intéresse à la question depuis qu’elle a 15 ans, Emmanuelle rapporte qu’elle connaissait très mal la question. Elle a lu, beaucoup, pour comprendre de quoi il s’agissait. Francis Talec, figure de la lutte des salariés irradiés de L’Île Longue dans le Finistère, et coquelicot très actif, évoque lui aussi de nombreuses lectures. Dont celle de Printemps silencieux, de la biologiste américaine Rachel Carson, qui évoque dès 1962 les ravages des pesticides sur la biodiversité.
Une centaine de « pisseurs volontaires » se sont réunis le 7 juin à Besançon pour faire état du taux de glyphosate retrouvé dans leurs urines. © Nous voulons des coquelicots Franche Comté
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Des actions communes avec des gilets jaunes ou des militants du climat
Au fil des semaines, le mouvement s’enracine partout. Alors que des centaines de feuilles noircies de signatures arrivent chaque jour dans la boite postale dédiée, un objectif voit le jour : atteindre 5 millions de soutiens d’ici octobre 2020. Avec son collectif à Neuville-sur-Saône, Anne D. a collecté lors d’une foire près de 1200 signatures... en une seule journée ! « On a essuyé aucun refus. On ne parle pas de pétition. En revanche, on juxtapose deux mots clé : "contre" et "pesticide", et les gens signent. Ils n’en veulent plus et c’est bien ancré ! »
Envoi de feuilles de signatures à la boite postale dédiée au mouvement. © Nous voulons des coquelicots de Neuville-sur-Saône
Anne D. évoque l’« affaire des bébés sans bras », dans l’Ain, qui a marqué la région. Même si les causes ne sont pour l’heure pas établies, certains pensent que les pesticides ont pu jouer un rôle dans ce drame. « Ça fait peur aux gens, ils nous disent qu’ils ne veulent plus manger "de la merde" et en même temps, qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter bio. La prochaine étape, c’est d’informer sur la manière de manger moins et mieux. »
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Les échanges avec d’autres organisations peuvent provoquer ces discussions. Les coquelicots de Besançon ont ainsi passé une journée avec les gilets jaunes d’un village proche, qui organisaient un ramassage de déchets. Et quand les collégiens sont descendus dans la rue pour le climat, ils sont allés les soutenir et rassurer les parents, parfois inquiets de voir leurs enfants faire grève. Nathan, de Mouans Sartoux, a participé à plusieurs marches pour le climat. « Ça crée une synergie globale », dit-il, évoquant des actions communes avec le mouvement Extinction Rebellion. « Les liens avec les autres organisations, c’est toujours un dilemme, avertissent Christian, Emmanuelle et Pauline. Il ne faut pas qu’on se disperse. Il ne faut pas qu’on soit récupérés et que l’on se coupe, du coup, d’un tas de gens qui sont intéressés par la démarche militante des coquelicots, foisonnante et éminemment libre. »
Mariage symbolique de la môme Coquelicot et du gars Climat, le 7 juin à Toulouse, pour éviter de folles températures, des ouragans meurtriers et la montée des eaux. © Nous voulons des coquelicots Toulouse
« On ne veut plus de pesticides mais on veut des agriculteurs »
Anne D. est convaincue d’une chose : « Il faut être présent là où on ne s’attend pas à nous trouver, et pas seulement dans les foires bio où les gens ont a priori déjà signé. » L’équipe de Besançon prévoit d’aller à la rencontre du monde agricole. « On ne veut plus de pesticides mais on veut des agriculteurs », dit Pauline. L’une d’eux, en conversion AB et qui pratique l’agriculture de conservation (avec peu de labours et un usage réduit des pesticides), est venue à leur rencontre et leur a dit combien c’était difficile pour eux. « Ils ont l’impression d’être les méchants de l’histoire, et se sentent incompris. C’est pourquoi il est vraiment important que l’on puisse discuter. »
Nathan confie de son côté avoir été particulièrement marqué par l’agression, fin mai, d’une militante des coquelicots dans le Lot-et-Garonne, par des agriculteurs [1]. « On pense œuvrer pour le bien commun, et on est agressés parce qu’on veut simplement mieux vivre. Cela prouve la nécessité d’ouvrir le dialogue avec les agriculteurs. » « Le seul accro, je l’ai eu avec un agriculteur dit "conventionnel", qui m’a demandé de cesser de les stigmatiser », illustre Anne D. Qui s’en défend : « On n’est pas contre les agriculteurs, mais contre certaines de leurs pratiques. »
L’une des affiches officielles du mouvement des coquelicots.
Accusé de renforcer la défiance envers la profession et de verser dans l’« agribashing », le mouvement aurait pourtant pu s’appeler « Nous voulons des paysans », souligne Anne, coordinatrice nationale. « Il en faut en effet bien davantage pour que revivent nos campagnes. » Et pour cause : la moitié des paysans vont partir à la retraite dans les dix ans qui arrivent. « Sans pesticide, un agriculteur n’arrivera pas à gérer 300 hectares en désherbage mécanique. On a donc besoin d’un plan massif dans l’agriculture pour installer des paysans. »
L’interdiction des pesticides, un combat touchant au cœur du modèle agricole
« Si on abroge les pesticides, on règle plusieurs problèmes d’un coup, pense Pauline. Celui de la diminution de la biodiversité, celui de la détérioration de la santé, et celui d’un modèle agricole à bout de souffle. En déroulant ce sujet là, on en déroule beaucoup d’autres » « Ce qui m’intéresse, ajoute Emmanuelle, c’est de penser à un autre modèle de société qui se cache derrière un monde sans pesticides. En empoignant ce sujet, on touche toute la question du politique. On peut faire évoluer notre modèle productiviste, notre modèle social. Changer le monde. » « Cinq millions de signatures, c’est un levier qui peut enfoncer la porte et créer une ouverture, appuie Nathan. C’est un appel à la mobilisation générale ».
Alors que les rassemblements devant les mairies commencent à légèrement s’essouffler, l’heure est à l’inventivité. « Jusque là, on posait la banderole "Nous voulons des coquelicots" devant la mairie, et une équipe partait en maraude avec des feuilles de signatures dans la ville », souligne Anne D. « À partir de septembre, on projette de changer de commune, pour mailler le canton. On a aussi aidé un collectif à démarrer à Quincieux (à 7 km de Neuville, ndlr), et on aimerait continuer à essaimer. »
« Nous allons poursuivre nos rassemblements malgré la période estivale, qui va éclaircir nos troupes, rapporte Nathalie, de Tréguier, en Bretagne. D’aucuns pensent faire une tournée de signatures sur les plages et il est possible que nous soyons présents sur quelques fêtes locales. A la rentrée, nous allons contacter nos médecins traitants pour tenter de les convaincre de faire signer l’appel à leurs patients, ainsi que des pharmacies. » Pour Michel Besnard, du collectif de soutien aux victimes de pesticides de l’Ouest, la vitalité des coquelicots, comme la multiplication des collectifs de salariés et de riverains qui luttent contre les pesticides, révèlent « une bascule » qui est en train d’opérer chez les Français. « Les politiques et autorités administratives, dit-il, sont totalement décalés par rapport à cette prise de conscience ».
Sophie Chapelle et Nolwenn Weiler