Mégafeux : « Il n’y a pas de lieu à l’abri »

ÉcologieClimat

Elise Boutié étudie l’effet des incendies de forêt sur les personnes touchées, aux États-Unis et à Marseille. Après un feu hors-norme, les victimes veulent d’abord oublier, au risque de nier le changement climatique. Entretien.

par Rachel Knaebel

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Basta!  : Vous avez travaillé sur la perception des mégafeux dans une commune de Californie. Que se passe-t-il, pour les gens concernés, après un incendie destructeur, comme il en arrive de plus en plus en Californie, ou comme celui survenu à Marseille cet été ?

Potrait d'Elise Boutié, souriante, devant des arbres
Élise Boutié, anthropologue, travaille sur la façon dont les transformations de l’environnement affectent les collectifs humains. Elle a étudié pour sa thèse les effets des mégafeux en Californie, dans la commune de Paradise, et se penche aujourd’hui sur la perception des incendies de forêt à Marseille.
©DR

Élise Boutié : Ce qui se passe après un incendie comme celui sur lequel j’ai travaillé dans la commune de Paradise, en Californie, en 2018, c’est vraiment un choc. Je parle de traumatisme climatique, même si là où j’ai travaillé, il y a énormément de déni du changement climatique. Le traumatisme se manifeste malgré tout par du stress post-traumatique, avec des pertes de mémoire, des troubles de l’élocution, des insomnies, des cauchemars, l’impossibilité de revenir sur les lieux, et le fait de revivre en permanence la scène, auquel s’ajoute une hypervigilance. Les gens guettent les moindres notifications, les cartes interactives des départs de feu, etc. C’est d’abord et avant tout un gros choc individuel et collectif, qui engendre aussi une sorte de tabou.

Ce sont des impacts à vie, de perdre une maison dans le feu ou d’avoir été menacé par un feu extrêmement proche, extrêmement puissant, rapide. Le feu, c’est un peu comme un tsunami, quelque chose de spectaculaire, où l’on se sent totalement submergé. Et ça fait très peur. Il est ensuite très difficile de parler du feu, de la forêt, autrement que dans une rhétorique du choc dans la communauté qui a vécu l’incendie. Il est difficile d’y intégrer de la nuance, et aussi de pointer les responsabilités.

Cet état dure-t-il encore des mois après le feu ?

Ce que j’ai observé en Californie, c’est qu’assez vite après le choc vient le besoin de réaffirmer qu’on ne va pas être déterminé ni anéanti par cet événement de l’incendie. C’est une mentalité propre aux États-Unis : l’environnement peut être hostile, mais il faut malgré tout conserver la « force pionnière ». Cet imaginaire reste présent, celui de combattre l’environnement, de l’apprivoiser, de le contrôler et de s’y installer, quoi qu’il en coûte. La deuxième étape est donc de vouloir réaffirmer sa place en haut de l’échelle de la nature.

J’étais sur place à Paradise au moment de l’anniversaire de l’incendie de Camp Fire, un an après l’événement. Là, le discours majoritaire et écrasant était vraiment : « On va se relever, on va reconstruire, ça n’est qu’un accident, on ne va pas se laisser abattre. » Tout cela dans un travail d’orchestration de l’oubli, dans une mise en scène du fait qu’on va effacer l’événement pour essayer de ne plus être marqué aussi fortement par lui.

J’entends les mêmes phrases que celles entendues à Paradise, prononcées par des victimes d’autres incendies. Depuis sept ans que cet incendie de Paradise a eu lieu, les mêmes phénomènes se répètent, comme après le feu de Los Angeles, en janvier 2025. L’affirmation du « on va s’en remettre » empêche le travail de transmission.

Pensez-vous que cette injonction à s’en remettre et à être plus fort que la nature, associée au trauma qui fait qu’on ne parle pas de l’incendie, c’est ça aussi qui contribue à la négation du rôle du changement climatique dans la multiplication des mégafeux ?

Il y a beaucoup de ça. Ce qui joue aussi, c’est la manière dont on explique l’incendie. On voit différents registres d’explication selon les affiliations politiques, religieuses, les croyances personnelles. Par exemple, l’incendie sur lequel j’ai travaillé a été déclenché par un équipement électrique défectueux de la compagnie d’électricité californienne.

En plus de ça, il y a eu un vent très fort. En plus de ça, l’été était très sec. En plus de ça, les pluies ont tardé à venir. Si un de ces paramètres n’avait pas été présent, les choses auraient pu se passer autrement, c’est ce qu’on entendait sur place. Le fait de vouloir amoindrir l’impact de l’incendie passe aussi par la manière dont on se le raconte, et comment on se raconte aussi qu’il aurait pu ne pas avoir lieu.

Voyez-vous ici des parallèles avec la France ?

En France, on pointe les responsabilités politiques plus rapidement. Le préfet n’a pas été présent, il n’a pas dit ça au bon moment, etc. En Californie, sur mon terrain, la mentalité anti-gouvernementale est très prégnante. Mais au moment de l’incendie en revanche, il y a eu énormément d’attentes de la part de la population envers les autorités pour qu’elles envoient le signal d’évacuer. Alors qu’au quotidien, les gens veulent que les agents de l’État restent le plus possible en dehors de leur vie.

Ces dernières années, ces mégafeux se sont multipliés, notamment en Californie. Est-ce que quelque chose a tout de même changé dans l’opinion publique autour de la perception du changement climatique, du besoin de prévention, des endroits où il ne faut plus habiter ?

Je vois au contraire la répétition du même, la difficulté de remettre en cause le mode de vie promu par ce qu’on appelle le rêve américain : la maison individuelle, l’étalement urbain, la nature comme un beau décor à regarder depuis chez soi.

Le discours public sur le changement climatique est-il plus présent à Marseille quand on parle des incendies ?

Oui, beaucoup plus, notamment après l’incendie du 8 juillet. Il était lié à un accident sur la route et au mistral. On perçoit quand même une conscience qu’il y avait eu avant dix jours de canicule intense et qu’on était seulement le 8 juillet, avec encore deux bons mois d’été où l’on ne sait pas du tout ce qui va nous arriver. À Marseille, les événements de la canicule et de l’incendie sont racontés ensemble. Là où aux États-Unis, l’événement du feu n’est pas replacé dans le récit du changement climatique. Ce qui est contradictoire dans un sens et compréhensible dans un autre : face au changement climatique, on a tendance à « attendre » un signal, que quelqu’un ou quelque chose nous dise que c’est grave ce qu’il se passe.

Vous interrogez un autre aspect qui est tu après les mégafeux aux États-Unis : la pollution due aux incendies. Comment les feux polluent-ils ?

Déjà par leur fumée, qui est la partie visible. Et puis il y a tout ce qui a brûlé. La ville de Paradise sur laquelle j’ai travaillé, c’est 27 000 habitants. C’est toute une ville qui part en fumée, avec des matériaux qui n’ont absolument pas vocation à rentrer en combustion, comme les machines à laver, les textiles, les pots de peinture dans nos garages, les colles des joints de salles de bain. Toutes ces matières-là sont extrêmement toxiques quand elles brûlent, et elles brûlent très vite, très fort dans le mégafeu, et se déposent ensuite en cendres sur la terre. Après, les pluies font passer ces matières toxiques soit dans les cours d’eau, soit directement dans les nappes phréatiques. Cette pollution est absolument intégrée dans le sol et les eaux, elle dure longtemps, mais n’est pas visible.

À Paradise, il y a eu un énorme tabou sur le sujet. Personne ne disait que c’était pollué. L’agence de l’eau, par exemple, qui est en charge de distribuer l’eau dans la ville, avait un protocole assez strict pour lever des interdictions, maison par maison, pour savoir s’il était possible, par exemple, de se brancher à l’eau en revenant avec une caravane sur son terrain. Mais très vite, cette agence a dit que ce n’était pas aussi pollué que ce qu’on pouvait penser. Alors qu’une autre équipe de chercheurs, physiciens et biologistes affirmait que les terrains étaient encore extrêmement pollués.

C’est compréhensible d’un point de vue individuel de ne pas vouloir penser à cette pollution. La question de la pollution est vite intégrée comme une non-question pour pouvoir continuer à habiter nos espaces qui sont fortement pollués, même en dehors de ces catastrophes. Il est rare que les autorités disent ouvertement aux populations qu’elles sont vulnérables et totalement explosées à quelque chose de très toxique.

À Paradise, vous avez aussi étudié le rapport des habitants victimes du feu à la forêt qui les environnait. Qu’est-ce qui change dans la perception de la forêt après un mégafeu ?

Une habitante me disait par exemple qu’avant l’incendie, elle aimait, quand elle était allongée sur son lit, voir les arbres bouger par une fenêtre. Ce mouvement l’apaisait. Après le feu, quand elle était allongée, elle avait des images de ces arbres qui bougeaient mais enflammés, ou même qui lui tombaient dessus, car ils avaient été fragilisés par l’incendie. Elle s’est mise à appréhender l’espace de la forêt comme un brasier potentiel. Localement, à Paradise, cette peur a aussi conduit à déboiser un million d’arbres.

On a arraché un million d’arbres pour éradiquer le risque d’incendie ! Est-ce vraiment en coupant des arbres qu’on protège les gens du risque d’incendie ? Les arbres sont devenus un sujet de conflit et de responsabilité individuelle sur place après l’incendie. Des personnes veulent que les arbres soient abattus au bord des routes, reprochent à un résident de ne pas avoir débroussaillé son terrain, etc.

En quoi les mégafeux sont une question de justice environnementale, alors qu’ils touchent pareillement des quartiers pauvres et des quartiers aisés ?

La question de la justice environnementale est plutôt sur l’après. L’incendie brûle là où il brûle, et en effet, des quartiers très huppés en sont également victimes, comme à Los Angeles au début de l’année. Mais aux États-Unis, les gens qui n’étaient pas assurés n’ont absolument aucun moyen d’aller ailleurs après un incendie.

À Paradise, des habitants qui étaient très bien assurés ont déménagé après l’incendie dans un autre État. Ils ont pu racheter une maison, s’y installer, se racheter des biens, etc.

Là où d’autres sont encore en caravane sur leur terrain, au milieu de nulle part, dans un paysage qui n’est plus du tout agréable. Après un incendie comme à Paradise, il ne reste sur place plus que les gens qui n’ont pas du tout les moyens de déménager ou de faire pression sur les compagnies d’assurance ou les gouvernements pour obtenir une aide. C’est sur la reconstruction, la possibilité de revenir, de choisir où l’on habite, de choisir les risques qu’on peut prendre qu’il y a des enjeux de justice environnementale.

Voyez-vous des politiques publiques de gestion de l’après-incendie se développer, en France ou aux États-Unis ?

En Californie, par exemple, il y a des endroits où des communautés avaient construit des habitats alternatifs, notamment en terre-paille, qui étaient considérés comme illégaux par les plans d’urbanisme locaux. Mais après le passage d’un incendie, c’étaient les maisons qui restaient. Car l’habitat en terre-paille ne brûle pas, il « cuit » pour ainsi dire. Ensuite, les autorités ont légalisé ces maisons et les ont reconnues comme habitat sécurisé. Il y a des petites choses comme ça qui ont lieu.

J’essaie de prendre le cas des États-Unis et de la Californie comme une façon de penser aussi ce qu’il peut se passer en France. C’est assez facile de critiquer la Californie dans son mode de vie, mais on peut être rapidement impacté en France par des phénomènes environnementaux qui arrivent d’abord aux États-Unis. Étudier ce qu’il se passe en Californie pourrait donner des pistes de réflexion un peu avant qu’on se trouve dans la même exposition aux risques d’incendie.

L’ampleur des incendies qu’on connaît à Marseille est moindre que ceux de Californie, mais on a eu en France des incendies également dans les Landes, et jusqu’en Bretagne. La Bretagne est pourtant une région qu’on associe peu au risque d’incendies de forêt. On n’aura pas forcément en France des mégafeux comme aux États-Unis, mais de nouvelles régions vont être exposées aux incendies. Il n’y a pas de lieu à l’abri.

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