Amériques

« C’est encore largement à travers un regard colonial qu’est appréhendé Haïti »

Amériques

par Frédéric Thomas

La crise s’aggrave en Haïti. Face à l’insécurité, la pauvreté, la corruption et la faim, l’action gouvernementale se cantonne aux réseaux sociaux. Et la communauté internationale s’invente des signes d’espoir, estime le chercheur Frédéric Thomas.

Depuis le 9 janvier 2023, il n’y a plus aucun élu en Haïti. Faute d’avoir organisé des élections, il n’y avait déjà plus de parlementaires depuis deux ans et le Sénat était réduit au tiers de ses membres : les dix derniers sénateurs dont le mandat est arrivé à terme en début de cette année. Quant au gouvernement, son mandat a expiré le 7 février 2022, sinon l’année précédente (selon les interprétations juridiques divergentes).

Le Premier ministre, Ariel Henry, nommé par le président Jovenel Moïse deux jours avant son assassinat, le 7 juillet 2021, s’accroche au pouvoir. Face à l’insécurité, la pauvreté, la corruption, le choléra et la faim qui affecte près de la moitié de la population, l’action gouvernementale se cantonne aux réseaux sociaux et aux rencontres internationales. Mais il est vrai que ce gouvernement, discrédité et impopulaire, tire l’essentiel de sa légitimité de la communauté internationale.

Un prétendu accord de « Consensus national pour une transition inclusive et des élections transparentes » a été signé par le Premier ministre, le 21 décembre 2022, avec des personnalités, une partie de la classe des affaires, de petits partis politiques et de vaporeuses associations de la société civile. Mais sans la participation de l’Accord de Montana, qui regroupe les principaux syndicats, églises, organisations de droits humains, mouvements de femmes et de paysans.

Des élections pour hypothéquer tout véritable changement

Washington et le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH) ont salué ce « Consensus national », qu’ils ont eux-mêmes téléguidé, tandis que l’ambassade de France et l’Union européenne (UE) affirment l’« accueillir avec intérêt » et qu’il n’y a pas d’alternative à l’organisation d’élections [1] ; élections, qui, selon cet accord, devraient être organisées cette année.

Les élections, retardées, prévues puis plusieurs fois repoussées depuis deux ans, constituent le mirage qui justifie tout autant la stratégie internationale que le pouvoir d’Ariel Henry. Et qui permet d’écarter l’alternative proposée par l’Accord de Montana : une transition de rupture. On veut, au contraire, des élections au plus vite pour hypothéquer toute chance d’un véritable changement qui mettrait à mal la mainmise de l’oligarchie locale et de l’international.

À la suite de la résolution onusienne du 21 octobre 2022, établissant un régime de sanctions envers toute personne liée ou soutenant les bandes armées en Haïti, le Canada a sanctionné quinze Haïtiens, parmi lesquels des hommes d’affaires et des politiciens, dont l’ancien président, Michel Martelly, démontrant par là même l’étendue de la complicité et la complaisance dont a fait preuve l’international. À l’heure actuelle, la France n’a pas bougé et seul le principal chef de gang figure sur la liste des sanctions de l’UE…

Comment expliquer l’aveuglement français et européen ?

Il n’y aura pas d’élections en Haïti en 2023. Pas d’élections libres et crédibles en tous les cas. Croire le contraire alors que les bandes armées contrôlent les principales voies d’accès et la majorité des quartiers de la capitale, Port-au-Prince, et que, des autorités locales au sommet de l’État, il n’y a plus un seul élu en fonction, est une aberration. Et prétendre que c’est un gouvernement illégitime, dont les liens avec les gangs sont dénoncés, qui va les organiser, relève de l’affabulation. Mais, la France et l’UE ne sont pas à une mystification près.

Comment expliquer l’obstination et l’aveuglement français et européens ? Trois raisons peuvent être avancées. C’est encore largement à travers un regard colonial qu’est appréhendé Haïti : un pays chaotique et ingouvernable, disputé par des parties, toutes plus ou moins corrompues, opportunistes et incapables. Nul besoin dès lors d’être trop à cheval sur les principes – souveraineté, démocratie, etc. – qui conviennent aux États « civilisés », et autant se faire une raison de la nécessité d’intervenir pour mettre de l’ordre dans tout ça.

La récente publication de l’ancien ambassadeur de France auprès de l’Onu (2009-2014), Gérard Araud, sur Twitter, selon laquelle, « en privé », au sein du Conseil de Sécurité, ils avaient « conclu que la seule solution aurait été la mise sous tutelle internationale du pays, mais que c’était politiquement impossible », illustre jusqu’à la caricature ce regard.

La communauté internationale s’invente des signes d’espoir

La deuxième entrave relève du prisme gouvernemental. Aussi corrompu, peu représentatif et illégitime que soit le gouvernement haïtien, il demeure l’interlocuteur privilégié sinon « naturel » de l’Élysée et de Bruxelles. La classe politique et les élections sont les garants de la stabilité ; d’une stabilité qui rime avec impunité. Et tant pis si la participation aux dernières élections en Haïti tournait autour de 20 % et si la société civile se bat pour une transition de rupture qui ferait du processus électoral autre chose qu’une farce des élites.

Enfin, la France et l’Europe, par alignement et par lâcheté, ne se confrontent ni même ne se démarquent de Washington. Soucieuses de ne pas fâcher son allié, elles se refusent à nommer et à dénoncer l’ingérence systématique de la Maison-Blanche dans les affaires intérieures haïtiennes, contribuant de la sorte à piéger un peu plus Haïti dans la dépendance et à bloquer toute sortie de crise.

Alors qu’Haïti poursuit sa descente en enfer, la communauté internationale s’invente des signes d’espoir qu’elle est seule à voir. Le pire n’est pas que la politique de la France et de l’Europe a échoué et qu’elle est condamnée à échouer. Ni même finalement la prétention et le mépris. Mais bien que ce sont les Haïtiens et les Haïtiennes qui paient cet échec et cette obstination, au prix de viols, de massacres et d’une chute sans fin.

Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental.

Photo : Une mission de l’ONU en Haïti en 2016/CC BY-NC-ND 2.0 Marinha do Brasil via flickr.