Trois jours. C’est la durée des stocks alimentaires dans les grandes surfaces en cas de rupture d’approvisionnement. « La plus grosse vulnérabilité de notre système mondialisé, ce sont les transports, souligne Stéphane Linou, pionnier du mouvement « locavore » en France, qui défend un approvisionnement alimentaire le plus local possible [1]. Avec la Covid-19 et les menaces de grève des routiers, on a frisé la catastrophe. » Pointant la difficulté du système actuel à garantir la sécurité alimentaire lorsqu’il est soumis à une perturbation, il affirme que « nous avons zéro résilience alimentaire ».
– Notre précédente enquête : Crise alimentaire mondiale : « Nous sommes au bord d’une pandémie de la faim »
Selon une étude publiée en 2017 par le cabinet de conseil Utopies, l’autonomie alimentaire des cent premières aires urbaines françaises s’élève à seulement 2 % en moyenne [2]. Dit autrement, 98 % du contenu des aliments consommés par les 1,7 millions d’habitants de l’aire urbaine de Marseille - Aix-en-Provence ont été produits à des centaines voire des milliers de kilomètres. Pourtant, de la nourriture est bien produite à proximité de ces grandes villes. Mais la majorité de ce qui y est produit est exporté ailleurs, dans d’autres régions ou d’autres pays.
Grande exportatrice de céréales et de produits animaux, la France est déficitaire en fruits et légumes et en oléoprotéagineux. La moitié des fruits et légumes consommés en France sont importés, et la plupart des élevages français sont nourris avec des cultures ayant parcouru 10 000 kilomètres. « Nos territoires ne sont autonomes sur rien, ils sont sous perfusion », déplore Stéphane Linou.
La souveraineté alimentaire est incompatible avec le dogme du libre-échange
Les vulnérabilités du système mises en exergue par la Covid-19 ont-elles amené à une prise de conscience au plus haut niveau de l’État ? Dès le 12 mars, Emmanuel Macron affirme que « déléguer notre alimentation (...) à d’autres est une folie », précisant qu’il faut en « reprendre le contrôle ». Mais deux semaines plus tard, le Conseil de l’Union européenne, dont la France fait partie, a donné son feu vert à l’accord de commerce avec le Vietnam, qui implique de nouvelles importations et exportations de nourriture. L’exécutif français ne s’est pas non plus ému de la finalisation de l’accord UE-Mexique qui devrait faciliter l’importation de plus de produits agricoles en Europe, ni des déclarations du commissaire européen au commerce Phil Hogan sur le besoin de signer de nouveaux accords de libre-échange [3].
Ces décisions politiques hérissent celles et ceux qui se battent depuis de nombreuses années pour une agriculture locale de qualité, et garantissant un revenu décent aux agriculteurs et agricultrices. « Je n’attends rien du gouvernement Macron, lâche Josie Riffaud, paysanne en Gironde et ancienne déléguée de La Via Campesina, un mouvement international d’organisations paysannes qui compte 200 millions de membres. S’il voulait faire quelque chose pour nous, il aurait commencé par ne pas fermer les marchés durant l’épidémie. Comment a-t-il pu laisser penser que les marchés locaux de plein air sont plus dangereux que les grandes surfaces ? C’est inadmissible. »
Le mouvement Via Campesina promeut la « souveraineté alimentaire » depuis trois décennies, bien avant la récupération politique qu’en fait Emmanuel Macron, qui a semble-t-il découvert avec la crise du coronavirus les notions d’autonomie et de souveraineté. La notion de souveraineté alimentaire se veut une réponse aux accords de libre-échange et à l’Organisation mondiale du commerce qui déstabilisent les agricultures locales et ruinent l’agriculture non industrielle. « La souveraineté alimentaire relève d’une vision politique beaucoup plus systémique que la sécurité alimentaire, en incluant le droit des peuples à définir eux-mêmes leurs systèmes alimentaires et agricoles », poursuit Josie Riffaud. Ce concept éminemment démocratique, qui part des territoires, est incompatible avec le dogme du libre-échange, qui met en concurrence produits locaux et aliments fabriqués, souvent dans de mauvaises conditions sociales voire environnementales, à des milliers de kilomètres.
Planifier les besoins alimentaire au même titre que l’urbanisme ou les services publics
Par où commencer pour reconquérir notre souveraineté alimentaire ? Stéphane Linou propose d’inscrire dans la loi un pourcentage obligatoire d’autonomie alimentaire des territoires – dont le périmètres reste à définir – à l’image de ce qu’impose la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain qui vise les 20 % de logements sociaux par commune. « Dans les documents de planification sont quantifiés les besoins en logements, en crèches, en zones commerciales... mais jamais les besoins en nourriture », poursuit Stéphane Linou. Selon lui, les projets alimentaires territoriaux doivent être rendus obligatoires et conditionner les autres planifications, comme les plans locaux d’urbanisme par exemple. Le retour des ceintures maraîchères autour des villes serait, logiquement, indispensable. « Il faudrait aussi identifier ce que l’on ne peut pas produire, pour pouvoir organiser des échanges entre régions », ajoute Stéphane Linou.
Pour le moment, il existe en France une centaine de projets alimentaires territoriaux, élaborés avec les acteurs locaux – producteurs, consommateurs, collectivités locales, etc. « Ils ont pour objectif de relocaliser l’agriculture et l’alimentation dans les territoires en soutenant l’installation agricole, les circuits courts ou les produits locaux dans les cantines » décrit Jean Jacques Mathieu, membre du Conseil national de l’alimentation, qui dépend des ministres chargés de l’Agriculture, de la Santé et de la Consommation.
Ces planifications alimentaires pourraient éviter des situations aberrantes telles que celle vécue par Charlotte Kerglonou durant le confinement. Cette productrice de lait de vache en Ille-et-Vilaine a dû réduire sa production à la demande de sa coopérative, alors que la grande surface à 4 kilomètres de sa ferme manquait de lait ! « Vendre les produits au plus près, bâtir des laboratoires de transformation ou des légumeries [où les légumes sont triés, lavés, épluchés et emballés, prêts à l’emploi pour les cantines par exemple] à l’échelle la plus locale possible : c’est du bon sens, et cela permet aussi de réduire les transports, et donc notre impact écologique », pense l’agricultrice.
C’est aussi l’avis d’une large majorité de Français. Plusieurs études réalisées durant le confinement révèlent que près de 90 % des personnes interrogées appellent les pouvoirs publics à relocaliser le maximum de filières de production disséminées aux quatre coins de la planète [4].
Former et installer des dizaines de milliers de paysans
Priorité donc à la production locale, à la condition qu’il reste suffisamment de paysans pour produire. « La France compte moins de paysans que de tracteurs : 1 % de la population, soit 3 % de la population active, s’occupe de la nourrir », rappelle Anne-Cécile Brit, ingénieure en alimentation durable [5].
C’est trop peu, d’autant qu’un paysan sur deux partira à la retraite dans les dix ans à venir. Ne pas laisser l’hémorragie se poursuivre implique a minima de remplacer 150 000 personnes, quand le rythme actuel est de 14 000 installations par an. Pour Morgan Ody, paysanne dans le Morbihan, il faut viser davantage. « Des centaines de milliers d’installations » sont nécessaires si l’on veut répondre à la demande massive de produits locaux et sans pesticide, tout en se libérant de la dépendance aux énergies fossiles.
Durant le confinement, cette maraîchère a été sollicitée à de nombreuses reprises par des personnes en chômage partiel ou des saisonniers, venus lui proposer de l’aide [6]. « Il faut trouver, partout, les moyens d’accueillir les personnes intéressées par l’agriculture. Leur proposer des formations courtes, des ateliers de découverte, des fermes ouvertes ou des réunions d’information. » La fermeture de centres de formation agricole inquiète cette paysanne, membre de la Confédération paysanne. « Nous devons militer, auprès des régions notamment, pour que les fonds destinés à la formation soient maintenus, et même augmentés. »
Rendre le foncier accessible, revoir notre régime alimentaire
« Les collectivités locales doivent aussi mettre à disposition du foncier pour que les populations produisent une part de leur nourriture, estime Stéphane Linou. Sans quoi, on s’achemine vers de très gros conflits sociaux liés à "un effet ciseau alimentaire", entre le chômage d’un côté et de l’autre l’augmentation des cours alimentaires mondiaux qui risquent de se répercuter sur les prix d’achat. » Le pari est loin d’être gagné. L’opacité qui règne sur les transactions foncières facilite l’accaparement des terres par les plus gros exploitants et des investisseurs, au détriment des futurs paysans (notre enquête).
« Pour se passer de l’agriculture industrielle, notre alimentation devra limiter les protéines d’origine animale », prévient Jean-Marc Thomas, porte parole de la Confédération paysanne en Bretagne. La production de viande, de lait et d’œufs mobilise 85 % des surfaces agricoles nécessaires à notre alimentation. L’élevage industriel est par ailleurs très largement majoritaire en France, que ce soit en poulets, dindes, poules pondeuses, lapins ou cochons, rappelle l’association Greniers d’abondance. La réduction de nos élevages industriels permettrait en plus de se mettre en conformité avec les objectifs de réduction de gaz à effet de serre d’ici 2040.
Reconnaître le travail agricole par le revenu
Cette crise sanitaire appelle aussi à une revalorisation des métiers d’utilité publique, dont les paysans font partie. Un tiers d’entre eux vit aujourd’hui avec moins de 350 euros par mois. « Les prix agricoles doivent payer les coûts de production et le travail, ce qui suppose de maîtriser la production européenne et de fixer des droits de douane variables aux frontières de l’Union européenne », propose Gérard Choplin, spécialiste des politiques agricoles, commerciales et alimentaires. « En échange, toute exportation à un prix inférieur à ce niveau serait taxée. C’est l’une des bases de la souveraineté alimentaire : pas de protection sans mettre fin au dumping. »
Dans un appel commun, plusieurs organisations appellent également à la transparence des prix d’achat et des prix de vente de la grande distribution, donc des marges de cette dernière, afin de garantir une alimentation de qualité accessible à tous et rémunérer dignement le travail des paysans et de tous les salariés de la chaîne alimentaire [7]. Parmi les leviers pour transformer le système figure aussi la sécurité sociale de l’alimentation, âprement discutée dans les mouvements sociaux. Une initiative que Basta! vous racontera dans les jours qui viennent.
Sophie Chapelle