Arrivé au pouvoir en octobre 1922, Benito Mussolini met près de trois ans à éradiquer toute opposition et à établir sa dictature. L’assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti, le 10 juin 1924, est une étape essentielle de ce parcours. Giacomo Matteotti demeure à ce jour le personnage historique du vingtième siècle le plus cité dans la toponomastique italienne. Or, si sa vie, son œuvre et surtout son assassinat font l’objet de nombreuses publications de l’autre côté des Alpes, aucune biographie ne lui a été consacrée en France et aucun ouvrage ne le concernant n’y a été traduit – à l’exception partielle et pour le moins singulière des mémoires d’Amerigo Dumini, le chef du commando qui procéda à son enlèvement et à son assassinat, un crime qui valut à cet obscur sicaire de rester dans l’Histoire.
Cette fin tragique peut être assez précisément racontée. Ses conséquences sur le passage d’un régime autoritaire à une dictature pure et simple sont connues et ne font guère débat. Les raisons exactes de l’homicide ont cependant fait l’objet de controverses acharnées entre les tenants d’une vision classique, basée sur l’aversion idéologique viscéral du jeune leader socialiste pour le régime fasciste en cours de consolidation, et ceux qui, à la lumière de sources dont l’essentiel se trouve en Angleterre et aux États-Unis, dressent désormais le tableau d’un régime où les intérêts économiques privés des dirigeants ont pris le pas sur toute autre considération. Avant de démêler l’écheveau, dressons un rapide portrait de la victime.
La trajectoire de Giacomo Matteotti, qui s’achève à l’âge de 39 ans, est à la fois profondément atypique et remarquablement cohérente. Il grandit dans une famille d’extraction modeste du sud de la Vénétie, que le travail acharné du père a amené à une plus que confortable aisance. Malgré tout, l’environnement immédiat est celui d’une misère généralisée, où pellagre et tuberculose font rage. À 25 ans, Giacomo Matteotti demeure l’unique survivant d’une fratrie de sept enfants, dont quatre sont morts en bas âge. Il a achevé de brillantes études de droit et s’est déjà rapproché des cercles socialistes. Non mobilisable lors de l’entrée en guerre de l’Italie en 1915, parce qu’il porte seul la responsabilité matérielle d’une mère demeurée veuve en 1902, il n’en affiche pas moins un pacifisme radical qui lui vaut trois ans de résidence surveillée à Messine, en Sicile. Il maintiendra cette position après la défaite de Caporetto en 1917, alors que les autres socialistes réformistes appellent désormais les Italiens à « la défense du pays ».
Une conscience précoce des dangers du fascisme
Il est élu député pour la première fois en 1919 et suit cette même ligne politique que d’aucuns trouvent déroutante, qui mêle intransigeance et combativité – on le surnomme « Tempête » - à une approche technique rigoureuse des dossiers et un attachement viscéral aux règles démocratiques. Ce dernier aspect explique sa fidélité au courant réformiste. Les communistes le méprisent, comme Antonio Gramsci par exemple, qui voit en lui « le pèlerin du néant ». Réélu en 1921, Matteotti est l’un des trop rares députés à percevoir d’emblée la nouveauté et la dangerosité du fascisme. Il documente ses violences qu’il cherche à faire connaître partout ailleurs en Europe. Il est par ailleurs très critique face aux prétentions révolutionnaires de la tendance rivale dite maximaliste, fascinée par la Révolution bolchevique d’octobre 1917. Il en condamne les méthodes et perçoit très tôt qu’elles feront du fascisme en mal de financements le bras armé des grands patrons d’usine comme des grands propriétaires terriens.
Cette même année 1921, il est violemment agressé en Vénétie par les squadristes, ces bandes hétéroclites vêtues de chemises noires où l’on trouve nombre d’anciens soldats et officiers nourris à la violence de guerre, qui constituent le bras armé du fascisme. Son collègue à la Chambre, le socialiste Giuseppe di Vagno, que ses camarades surnomment le « bon géant » en raison de son imposante stature, est assassiné de deux balles dans le dos.
En octobre 1922, alors que Mussolini s’apprête à marcher sur Rome, le Parti socialiste, déjà séparé des communistes depuis le congrès de Livourne en 1921, exclut de ses rangs les réformistes, parmi lesquels Giacomo Matteotti. Celui-ci devient le secrétaire général du nouveau Parti socialiste unitaire. Il doit lutter à la fois contre l’aveuglement de ses anciens camarades, qui pour beaucoup ne font guère de différence entre le fascisme et les autres partis « bourgeois » et contre l’opportunisme d’une frange de son propre parti prête à collaborer avec Mussolini. Ce dernier, qui vient d’accéder au pouvoir, poursuit un double jeu fait de violences de rue et de négociations parlementaires, alternant dénégations et menaces.
Une opposition acharnée après la Marche sur Rome
La loi Acerbo de 1923 pervertit le système électoral proportionnel en instaurant pour la première fois dans l’Histoire une prime majoritaire, perçue à juste titre par la gauche comme une menace directe contre la démocratie. Elle est mise en œuvre lors des nouvelles élections législatives de 1924, qui se déroulent dans un climat d’intimidation et de violences généralisées, allant jusqu’au meurtre du candidat socialiste Antonio Piccinini, suspendu vivant par le ventre à un crochet de boucher. Le bloc formé par les fascistes et leurs alliés en sort triomphant, avec plus de 66 % des voix. Le Parti socialiste unitaire devient la première force d’opposition à gauche, faisant presque jeu égal avec les centristes chrétiens du Parti populaire. En avril, Giacomo Matteotti a quitté l’Italie clandestinement – sa demande de passeport lui ayant été refusée – pour aller à la rencontre du nouveau gouvernement travailliste à Londres et alerter l’opinion internationale sur la dérive dictatoriale en cours dans son pays.
Il y apprend que la compagnie pétrolière étasunienne Sinclair Oil a versé des pots de vin à plusieurs hauts responsables fascistes ainsi qu’à des ministres et que les sommes ont transité par le Parti national fasciste et le journal Il Popolo d’Italia, géré par le frère du Duce lui-même, Arnaldo Mussolini. Les tractations ont commencé l’année précédente, coupant l’herbe sous le pied à l’Anglo-Persian Oil Company (l’ancêtre de la compagnie BP), laquelle a déjà fait l’acquisition d’une partie du port de Trieste et promet des livraisons de pétrole brut à un très bon prix. L’accord prévu par la Sinclair Oil, par ailleurs sous les feux des médias d’Outre-Atlantique dans le scandale du Teapot Dome, suite à des concessions obtenues par corruption jusqu’aux plus hauts sommets de l’État américain, prévoit de remettre entre des mains étrangères l’exclusivité des recherches de gisements sur le territoire italien et ses colonies. On est loin des appels à la souveraineté nationale qui sont déjà un des poncifs idéologiques du fascisme dans sa recherche constante de nouveaux ennemis à combattre.
Le 30 mai 1924, au milieu de l’après-midi, Giacomo Matteotti prononce ce qui sera son dernier discours à la Chambre des députés. Celle-ci a rouvert moins d’une semaine plus tôt et, ce jour-là, le nouveau président Alfredo Rocco propose par surprise la validation en bloc des députés élus pour la majorité. L’opposition demande une suspension de séance qui lui est refusée. Giacomo Matteotti, habitué aux dossiers préparés avec soin, se retrouve à improviser à l’aide de quelques notes. « C’est ainsi qu’est né, écrit l’historien Gianpaolo Romanato, le discours peut-être le plus célèbre, certainement le plus dramatique, de toute notre histoire parlementaire. »
Il s’y livre à une contestation en bloc des élections, évoquant une « milice armée » au service du chef du gouvernement. Roberto Farinacci, le « ras » de Crémone - selon le nom donné aux chefs régionaux des squadristes - lance depuis la salle : « Ça va finir que nous allons vraiment faire ce que nous n’avons pas fait », ce à quoi Matteotti répond : « Vous ferez votre métier. » Après plus d’une heure d’échanges houleux parsemés d’invectives, le député socialiste répond à l’un de ses collègues venus lui apporter son soutien : « Moi j’ai fait mon discours. Maintenant, préparez-vous à faire mon oraison funèbre. »
Chronique d’un assassinat annoncé
Benito Mussolini est présent ce jour-là à la Chambre des députés, ostensiblement nerveux. Cesare Rossi, alors responsable des relations avec la presse pour la présidence du conseil, l’entend s’emporter en quittant la salle : « Que fait la Ceka ? Que fait Dumini ? Il se branle ? Cet homme après un tel discours ne devrait plus circuler ! » La Ceka, c’est le nom italianisé de la police politique soviétique que Mussolini a choisi pour ses sbires. Elle a pour chef Amerigo Dumini. Né aux États-Unis, ce dernier s’est engagé volontaire en Italie dès 1913, renonçant ainsi à la nationalité américaine. Trafiquant d’armes, habitué des actions violentes, il se présente volontiers ainsi : « Dumini, 9 homicides. » Faut-il pour autant faire de ce discours l’élément déclencheur du crime ? Les accès de colère de Benito Mussolini étaient monnaie courante. Ils étaient surtout tempérés par un sens tactique où l’intérêt décidait seul de passer des menaces à leur exécution. Son entourage immédiat le savait parfaitement.
Le 4 juin, la chambre des Députés est le théâtre d’une brève passe d’arme entre Giacomo Matteotti et le Duce dont ce dernier sort ridiculisé. Puis Giacomo Matteotti s’inscrit comme orateur pour le 11 juin. La veille, il se rend avec une sacoche remplie de documents à la bibliothèque réservée aux parlementaires. Il a rendez-vous avec un autre député expert en questions financières. Il quitte son domicile de via Pisanelli au nord de Rome puis tourne à droite pour rejoindre les bords du Tibre. Là, cinq hommes l’attendent, dont deux sont assis à bord d’une belle Lancia Kappa, facilement repérable et identifiable dans une période où les voitures ne sont pas légion. Les trois autres se saisissent du député qui se débat, hurle, perd un instant connaissance mais reprend ses esprits alors que la voiture démarre. Il parvient même à défoncer la vitre d’un coup de pied et à jeter sa carte de député par la fenêtre. Peu après, alors que l’automobile file à toute allure dans Rome en klaxonnant pour couvrir les cris de la victime, Matteotti est poignardé à mort. Son corps est enterré à la diable dans un maquis à vingt-cinq kilomètres de Rome.
Deux enfants ont été témoins de la scène. Un gardien d’immeuble, qui a vu la Lancia circuler dans le quartier depuis plusieurs jours, en a relevé l’immatriculation. Mussolini s’emporte : « Bordel de Dieu ! Il suffisait de pisser sur la plaque et de laisser la poussière la recouvrir. » Ce détail permet en effet non seulement d’identifier les exécutants, mais de remonter jusqu’au propriétaire du véhicule, Filippo Filippelli, directeur du Corriere romano, un journal pro-fasciste dont Benito Mussolini a confié la création à son sous-secrétaire d’État à l’Intérieur Aldo Finzi, afin de faire contrepoids au Corriere della sera à Milan. Ces deux proches du Duce sont contraints à la démission ainsi que le ministre de l’Intérieur Emilio De Bono.
Les conséquences politiques de cette histoire ont été souvent racontées. Ce qu’il reste d’opposition parlementaire quitte alors la chambre des députés. Cette retraite sur l’Aventin, comme on l’a pompeusement nommée en référence à l’Antiquité romaine, n’a d’autre conséquence que de laisser les coudées franches à une majorité pourtant fragilisée. Le corps du député socialiste est opportunément retrouvé autour de Ferragosto, dans cette stase de la mi-août propice à tous les mauvais coups.
Une mort qui fait vaciller le Régime
En janvier 1925, Benito Mussolini fait un discours qui marque le passage d’un régime autoritaire – sous les dehors d’une démocratie en crise – à une dictature pure et simple aux visées totalitaires. Faisant clairement référence aux accusations concernant l’assassinat de Matteotti, il s’explique : « Eh bien, je déclare ici, devant cette assemblée et devant tout le peuple italien, que j’assume (moi seul !) la responsabilité (politique ! Morale ! Historique !) de tout ce qu’il s’est passé. Si les propos plus ou moins déformés suffisent pour pendre un homme, alors sortez la potence et la corde ! Si le Fascisme n’a été qu’huile de ricin et gourdin et non la passion superbe du meilleur de la jeunesse italienne, à moi la faute ! Si le Fascisme a été une association de malfaiteurs, à moi la responsabilité de cela, parce que ce climat historique, politique et moral, c’est moi qui l’ai créé ! »
Retenons bien ces mots – et ceux précédemment cités -, sur ce qu’ils disent étonnamment, non d’une responsabilité matérielle directe de Benito Mussolini – sur laquelle les historiens continuent de débattre en l’absence de preuve définitive – mais plutôt d’une rhétorique, et derrière cette rhétorique, d’un modus operandi, où le politique et l’idéologie sont parfaitement secondaires. Et maintenant revenons aux faits.
Les premières traces du projet d’enlèvement – et d’assassinat – de Giacomo Matteotti remontent au 20 mai, date à laquelle un télégramme d’Amerigo Dumini ordonne à plusieurs membres de la Ceka de quitter Milan pour Rome. Les déplacements du député sont sous surveillance dès le 23 mai. Ils sont aidés par un agent autrichien, Otto Thierschald, qui vient d’être libéré sur ordre du ministre de l’Intérieur Emilio De Bono à la demande de Giovanni Marinelli, trésorier et secrétaire administratif du Parti national fasciste. Le 7 juin, Thierschald confirme à Dumini que Giacomo Matteotti n’a pas pris le train pour Milan afin de se rendre ensuite à Vienne. Curieusement en effet, la demande de passeport récemment faite par le député socialiste pour l’Autriche a été immédiatement satisfaite.
Une partie de l’équipe attend à Milan et tout porte à croire que le projet initial est bien de se débarrasser de l’opposant en terre étrangère, puis de donner libre cours aux accusations les plus fantaisistes. Matteotti ayant choisi de demeurer pour l’instant à Rome, il devient plus difficile de brouiller les pistes. Reste l’urgence, qui justifie manifestement qu’on puisse enlever en plein jour, au vu et au su de tous, dans un faubourg proche de la capitale, le plus vigoureux adversaire du gouvernement, le poignarder à mort dans une voiture aussitôt maculée de sang, avant d’enterrer son corps dans un trou de quelques dizaines de centimètres creusé à l’aide d’un cric.
Dans les semaines qui suivent cet événement, Benito Mussolini exprime publiquement son indignation, reçoit la veuve du député et fait sauter sans l’ombre d’une hésitation tous les fusibles qui lui permettent d’écarter sa responsabilité directe. Il est aux abois comme il ne le sera plus jusqu’au 25 juillet 1943, date de son arrestation par le Grand conseil national du fascisme, mais il est sauvé par l’absence absolue de sens tactique de ses adversaires politiques. Ce qu’il craint, ce sont bien sûr les juges – les premiers qui mènent l’enquête en toute indépendance sont rapidement dépossédés de l’enquête et remplacés par un magistrat à la solde des fascistes, qui n’est autre que le beau-frère de Roberto Farinacci, l’un des chefs régionaux des squadristes. Mais son attention se porte avant tout sur la presse, au point qu’il prend là-aussi une décision précipitée. Le 8 juillet 1924, un décret à effet immédiat du Conseil des ministres accorde le droit de censure aux préfets, pouvant aller jusqu’à la suspension des publications et l’interdiction d’un journal. Ce décret reprend en fait un texte législatif de l’année précédente, qui n’avait jamais été mis en œuvre jusque là. Pourquoi tant de hâte ?
« Une certaine affaire de pétrole » : fascisme et affairisme
Début juillet, alors que l’opposition a déjà quitté le débat politique, sort sur la revue britannique English life un article posthume de Giacomo Matteotti intitulé Machiavelli, Mussolini and fascism, lequel est traduit en italien comme pièce du dossier de la première instruction. « Après avoir écrit cet article, peut-on lire en italique sur la revue, monsieur Matteotti a été enlevé par quelques fascistes et on ne sait pas encore quel sort lui a été réservé. » Le député se dit certain que la convention signée entre le gouvernement italien et la Sinclair Oil s’est accompagnée de la corruption de hauts responsables du fascisme et a notamment servi à financer les journaux du parti.
Le point de départ de l’article est cependant tout autre, puisqu’il s’y moque d’un extrait publié en avril d’une thèse de Benito Mussolini sur Machiavel, que ce dernier a voulu écrire pour « se sentir digne de la très haute récompense » d’être prochainement reçu docteur honoris causa de l’Université de Bologne. Singulièrement, Mussolini finira par renvoyer sine die la cérémonie prévue pour novembre. Aurait-il eu peur de voir ressurgir en cette occasion l’article de Matteotti et les autres sujets qui y sont abordés ?
Qu’est-il advenu des documents que portait avec lui Matteotti le jour de son enlèvement ? Amerigo Dumini a affirmé en avoir pris possession, des propos confirmés par le témoignage d’un de ses complices, Amleto Poveromo. Il en fera, durant toutes les années du régime, la source essentielle du chantage grâce auquel il pourra bénéficier, malgré une condamnation symbolique, des constantes faveurs du régime. Pour sa sécurité, il a notamment déposé ses souvenirs de l’affaire auprès de deux avocats texans avec obligation de les rendre publics après sa mort. Si la sacoche et son contenu n’ont jamais été retrouvés, la relation d’Amerigo Dumini a fini par refaire surface, évoquant clairement qu’une « certaine affaire de pétrole », dont Matteotti avait eu connaissance et dont il comptait se servir pour dénoncer Mussolini et ses proches, était devenue excessivement embarrassante pour le premier cercle du pouvoir.
À un siècle de distance, plus que les manipulations diverses qui permirent à Mussolini de transformer son pouvoir menacé en régime à visée totalitaire, ce sont bien les silences persistants sur le rôle joué par la corruption financière du fascisme dans l’assassinat de Matteotti qui ne laissent de surprendre. Comment ne pas donner encore une fois la parole à Mussolini lui-même qui, au lendemain matin du crime, conseillait à ses proches de se taire et ajoutait : « Si je m’en sors moi, vous vous en sortirez tous : sinon nous allons tous sauter. Plus il y a de confusion, mieux c’est. Comme ça, personne ne comprendra rien. »
Olivier Favier
Photo de une : la plaque dédiée à Giacomo Matteotti au n°40 de la via Pisanelli à Rome. Le 10 juin 1924, il quitta son domicile pour la dernière fois. Sa femme le salua et le vit disparaître au coin de la rue. Cinq hommes l’attendaient sur la voie longeant le Tibre. © Olivier Favier