Cette interview a été initialement publiée par le mensuel L’âge de faire, qui traite des expériences alternatives, de création de lien social, d’écologie et d’engagement citoyen.
Véronique Decker est directrice de l’école Marie Curie à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Cet établissement de 260 élèves accueille une trentaine d’enfants roms, roumains et bulgares. Certains lisent et écrivent – ils vivent en France depuis longtemps et parlent très bien le français. D’autres viennent d’arriver et ne sont parfois jamais allés à l’école. Durant un an, ils apprennent les rudiments de la scolarité dans une classe destinée aux enfants non francophones, avant de rejoindre une section proche de leur classe d’âge.
Très engagée pour la scolarisation des enfants roms, Véronique Decker pratique dans son école la pédagogie Freinet, basée sur la coopération entre les enfants, l’apprentissage par tâtonnement expérimental, et la libre expression des élèves.
Deux petits films, intitulés « Scolarisation des enfants rom – Mode d’emploi », ont été tournés dans son établissement à l’initiative de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal).
L’âge de faire : La pédagogie Freinet, que vous pratiquez dans votre école, est-elle un atout pour faire un bon accueil aux enfants roms ?
Véronique Decker : Nous essayons de faire de nos élèves des enfants créatifs. Les enfants roms, qui sont associés très jeunes aux activités de leurs parents, sont très matures dans des domaines comme le bricolage et l’organisation. Par exemple, dans l’une des vidéos tournées à l’école, on voit que Steven et David ont fabriqué une vraie petite maison, avec un garage où l’on voit tous les outils : la clé à molettes, le tournevis... C’était la plus réussie chez les CM2 ! Cela leur permet, malgré leur faiblesse en lecture et en maths, d’avoir à certains moments une place d’enfants leaders, et d’être admirés par les autres.
Chaque semaine, les enfants se réunissent pour parler de ce qui leur pose problème à l’école. Cela permet-il de lutter contre les préjugés sur les Roms, que beaucoup de parents transmettent à leurs enfants ?
Oui, la pédagogie coopérative nous aide à remettre les pendules à l’heure, car des enfants ne veulent pas jouer avec les Roms ni leur donner la main. Les réunions hebdomadaires sont un lieu pour que la parole raciste soit dite. Nous la combattons non par la morale, mais par l’argumentation. Et nous leur permettons d’exprimer de l’empathie, en faisant en sorte qu’ils se mettent à la place de l’autre. Cela les aide à ressentir les choses : « Est-ce que ça te gênerait, toi, si on t’appelait tout le temps "Arabe", ou "Chinois" ? Est-ce que ça t’humilierait ? » Ils partent de ce qu’ils connaissent pour discuter. Parmi nos élèves, un certain nombre ont reçu une éducation religieuse et s’appuient dessus pour dire que les hommes sont tous égaux.
Régulièrement, des élèves avec lesquels vous avez travaillé plusieurs mois sont obligés de partir. Plutôt que de vous décourager, vous préférez vous dire que « si ça se passe très bien dans une école, l’enfant cherchera ensuite à y retourner là où il sera »…
Ces départs soudains sont toujours un peu traumatiques. J’ai, par exemple, une petite Zornitsa qui me hante... Je suis allée là où elle habitait, il n’y avait plus rien. Après ça, j’ai pris la décision de donner mon numéro de portable à tous les élèves. Ils m’appellent uniquement s’il se passe quelque chose d’important. C’est comme ça que l’on a pu arrêter une expulsion, rue des Coquetiers, à Bobigny. Une autre fois, un enfant m’a téléphoné de Belgique. Ses parents étaient partis là-bas car ils pensaient avoir du travail. Mais ça ne s’était pas passé comme ils l’espéraient et l’enfant n’arrivait pas à s’inscrire à l’école. Il m’a passé le téléphone pour que je leur parle, et ils sont revenus à Bobigny afin qu’il puisse retourner en classe.
C’est l’un des faits que vous soulignez dans le film : les enfants roms sont, contrairement aux idées reçues, souvent prescripteurs auprès de leurs parents.
Si un enfant revient de l’école en disant qu’il a été maltraité, moqué, et qu’il n’a rien appris, ses parents ne seront pas incités à le remettre en classe. En revanche, quand un enfant dit qu’il veut aller à l’école et ne plus mendier, il est très fréquent qu’il soit écouté. Ça marche s’il peut montrer à ses parents un cahier bien tenu, avec une belle ligne d’écriture : bien que ne sachant pas lire dans la plupart des cas, ils seront très fiers. J’en ai vu qui emmenaient les cahiers de leurs enfants en Roumanie pour les montrer !
Bien-sûr, ça marche à condition que la famille ne soit pas complètement désorganisée. Après chaque expulsion, il faut retrouver des planches, des clous, un marteau, reconstruire une cabane… Il y a un seuil de misère au-delà duquel la scolarisation n’est plus possible : la famille a besoin que les enfants aillent mendier. Nous devons être capables d’entendre qu’il y a des moments trop durs, où l’enfant ne peut pas venir.
L’une des conditions est aussi qu’il n’y ait pas de moqueries sur leur apparence. C’est pourquoi nous leur donnons des vêtements de bonne qualité, et nous allons chaque semaine à la piscine. Comme ça, tout le monde prend une douche ! Nous avons montré aux CM2 le premier film, tourné dans un bidonville. Ils ont ainsi compris qu’il n’est pas simple de se laver pour leurs camarades qui vivent dans un camp.
Chaque expulsion brise donc vos efforts, et ceux des parents roms, pour la scolarisation de ces enfants…
Les parents peuvent être très anxieux d’être expulsés pendant que leurs enfants sont à l’école, et séparés d’eux. Pour eux, c’est le cauchemar total. La mère d’une élève l’a vécu : elle et son mari ont eu beau crier qu’ils avaient un enfant à l’école, ils ont été expulsés quand même. Terrorisée, la maman a mis 72 heures à revenir, sans savoir où était sa fille pendant ce temps. Cette expulsion a signé l’arrêt de la scolarisation d’Alexandra, qui devait entrer en 6e. Mais je pense que l’école aura au moins laissé dans sa mémoire le souvenir d’un endroit où l’on peut être bien. J’espère qu’elle y mettra ses enfants.
Propos recueillis par Lisa Giachino, L’âge de faire.
Photo : © Yann Merlin, dans le cadre de son reportage dans un camp de roms à La Courneuve
A lire dans le n°80 de L’âge de faire, un dossier intitulé « Ils font bouger l’école publique ». Un enseignement vivant, basé sur la coopération et non sur la compétition, adapté au rythme de l’enfant...