Basta! : Dans les médias, on lit souvent des paroles de propriétaires apeurés de voir leurs logements squattés. Mais on entend très peu les voix de locataires expulsés. Est-ce une impression que vous partagez ?
Avec l’actualité législative autour de la loi Kasbarian-Bergé contre l’occupation illicite des logements, on a donné beaucoup la parole à des propriétaires, petits ou grands – puisqu’en fait, ce qu’est un petit propriétaire n’est pas véritablement défini. À l’inverse, on a très peu entendu les familles privées de logement, qui sont contraintes – parce qu’elles ne le font jamais de gaieté de cœur – de s’abriter des rigueurs de la rue, du froid, de la violence de l’espace public. Je ne sais pas si ces gens-là s’imaginent ce que ça veut dire de dormir dans la rue aujourd’hui.
La catégorie des « petits propriétaires », ces ménages qui n’ont qu’un seul logement locatif, concerne une minorité de la population. En France, environ la moitié des ménages sont propriétaires de leur résidence principale. Les ménages qui sont propriétaires de deux logements ne représentent qu’environ un quart. Souvent ils possèdent un domicile principal et un domicile secondaire – qui n’est pas loué, mais plutôt utilisé pour les vacances.
Les petits propriétaires qui louent des logements sont, d’un point de vue juridique ou économique, des investisseurs. Lorsqu’ils investissent dans la pierre et qu’ils louent, ils prennent un risque. Dans ce risque, il y a la possibilité d’avoir des pertes. Parmi les pertes, il y a le fait de ne pouvoir collecter ses loyers ou de voir son bien détourné de sa fonction.
Ce que je reproche aux petits propriétaires, et surtout à leurs porte-parole, c’est de ne pas s’appliquer à eux-mêmes la morale capitaliste qui est la leur. On ne demande jamais au corps social de pleurer des larmes de crocodile sur la situation des investisseurs en bourse qui perdent leur mise. Les propriétaires, c’est une catégorie de ménages qui veut le profit et la pitié.
Dès l’introduction de votre ouvrage De gré et de force, vous parlez de l’indifférence quasi générale à la question des expulsions locatives et au sort des personnes mises à la rue. Pourquoi, selon vous, faut-il s’y intéresser ?
Pour moi, les expulsions sont l’un des observatoires privilégiés lorsque l’on veut à la fois étudier et lutter contre les inégalités et la pauvreté. Paradoxalement, il y a assez peu d’études là-dessus et peu d’intérêt ou de curiosité du public et des médias pour ce sujet. Dans mon livre, j’ai essayé de formuler plusieurs hypothèses pour expliquer ce paradoxe de l’invisibilité des expulsions.
D’une part, les situations d’expulsion font l’objet d’un stigmate, notamment les situations d’expulsion pour dettes. Ne pas pouvoir payer son loyer peut impliquer un jugement de valeur ou l’expérience d’une honte de la part des familles ou des individus qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts. C’est la principale raison pour laquelle, je pense, il y a assez peu de mouvements sociaux ou d’organisations de locataires endettés. Politiser l’endettement et la spéculation sur le marché locatif, ça impliquerait de révéler qu’on a soi-même des dettes, ce qui a un coût moral.
L’autre raison, c’est qu’avec les expulsions locatives, on est face à une action de l’État qui arrive à produire sa propre invisibilité. L’action policière en matière d’expulsion, et plus généralement l’action étatique, vise à se rendre invisible, à ne pas laisser de traces. Les expulsions sont réalisées sous le régime du secret : la date précise n’est pas communiquée à la famille, elles se font souvent aux aurores, avant que le voisinage ne soit réveillé et puisse s’opposer collectivement à l’intervention des forces de l’ordre.
Vous expliquez que les expulsions locatives sont un phénomène grandissant de ces dernières années. Que s’est-il passé ?
En 2022, on a eu environ 17 500 familles mises à la rue par la police. Ce qui représente environ 38 000 individus. C’est un record historique. Nous connaissons en France une hausse très importante des expulsions depuis une vingtaine d’années. Si on compare avec le début des années 2000, on est sur une augmentation de l’ordre de 200 %. C’est une multiplication par trois en un peu plus de 20 ans.
Cette augmentation du nombre d’interventions de la police, donc d’expulsions manu militari, a été beaucoup plus importante que le nombre de procès intentés par les propriétaires. Sur la période 2010-2023, nous sommes face à une augmentation de 1 à 3 % des procès intentés par les propriétaires pour dettes de loyer, ce qui est relativement stable. Mais on voit 50 % de hausse des expulsions avec intervention de la police. Ce qui veut dire que s’il y a plus d’expulsions en France, ce n’est pas simplement la conséquence du fait qu’il y aurait davantage de dettes. C’est aussi que l’État s’est mis à expulser plus fréquemment et plus rapidement que par le passé.
Aujourd’hui, lorsque les propriétaires bailleurs ont un jugement d’expulsion et demandent le concours de la force publique, si l’État n’applique pas ce concours dans un délai fixé par la loi, alors les propriétaires bailleurs peuvent demander à l’État de leur rembourser une partie de la dette des locataires. Chaque année, des millions d’euros sont dédiés par l’État à cette indemnisation. Le choix d’expulser plus, pour le ministère de l’Intérieur, est donc lié à une volonté budgétaire.
Les chiffres de la police sont-ils représentatifs de la réalité ?
Il existe un ensemble de familles qui sont contraintes, par l’exercice d’une violence symbolique ou psychologique plutôt que physique, de quitter leur logement avant même l’arrivée des forces de l’ordre. Ce sont des familles qui sont passées par le tribunal, qui font l’objet d’une réquisition de la force publique, mais qui vont quitter les lieux avant même l’arrivée effective des forces de l’ordre. Ces familles sont délogées sans être expulsées. Or, la statistique publique ne compte pas ces familles comme étant expulsées. Si vous prenez cent familles qui font l’objet d’une réquisition de la force publique, 40 vont être mises à la rue par la police, mais 25 auront quitté les lieux avant l’arrivée de la police.
Selon des chiffres communiqués par France Info, en 2023, 3,5 % des locataires payaient leur loyer avec un retard de 30 jours, contre moins de 1 % en 2020. Comment explique-t-on qu’il y ait de plus en plus de personnes qui n’arrivent pas à payer leur loyer, aujourd’hui, en France ?
S’il y a des loyers impayés en France, c’est, dans la plupart des cas, parce que ces loyers sont impayables. Il y a une déconnexion croissante, et à mon avis intenable à terme, entre l’évolution des loyers d’une part, et l’évolution des revenus de la population d’autre part. Les dettes de loyers sont le symptôme d’un mécanisme structurel de dérégulation du marché immobilier et d’une envolée des prix qui creuse l’écart avec les revenus de la population, particulièrement des populations modestes. Un problème de loyers impayés en France, c’est avant tout un problème de loyers impayables.
Pourquoi parler des expulsions est selon vous essentiel pour comprendre la fabrique de la pauvreté et le creusement des inégalités sociales ?
Les expulsions sont à la fois les symptômes et les conséquences d’un processus qui accroît les inégalités par le haut et par le bas. Par le haut, parce que ces mécaniques de spéculation immobilière viennent enrichir les propriétaires de logements, qui sont déjà les ménages les plus fortunés. Et par le bas, parce que cela vient appauvrir les familles qui étaient déjà pauvres. Une expulsion vient grever de manière durable et radicale la vie et les chances de vie des individus et des familles qui en pâtissent.
Vous avez parlé de la responsabilité de l’État. Quelles sont les politiques actuelles menées sur les expulsions ?
L’été dernier, la loi la plus répressive depuis de très longues années en matière de logement et de droits sociaux des familles locataires, la fameuse « loi anti-squat », a été adoptée. La réponse du gouvernement face au problème des expulsions a donc été d’adopter une loi qui a pour objectif d’augmenter le nombre d’expulsions.
C’est une loi qui a fait l’unanimité contre elle, pas simplement des partis politiques d’extrême gauche ou de gauche d’opposition, mais de tout le front associatif jusqu’aux Nations unies. Les associations, y compris des associations apolitiques, plutôt issues du catholicisme social, dénoncent le fait qu’à travers cette loi, on frappe les gens à terre.
Cette loi va aggraver les sanctions contre les squatteurs. Ce texte, qu’on a rebaptisé « anti-squat », s’est construit sur la mise à l’agenda médiatique de situations de squat de domiciles principaux. Or, 99,99 % des squats ne portent pas sur des domiciles principaux, ni même sur des domiciles, mais sur des logements vides ou sur des locaux qui ne sont pas des logements – des hangars, des immeubles de bureaux... En tout cas, le choix est de s’en prendre aux familles mal logées et aux familles pauvres plutôt qu’au mal-logement et à la pauvreté.
Sur le plan des droits des locataires et de la procédure d’expulsion, cette loi limite également la capacité des familles à rester dans leur logement dès lors qu’elles ont connu des dettes. Elle va par exemple restreindre considérablement le pouvoir qu’ont les juges d’attribuer des délais de paiement plutôt que de prononcer l’expulsion des locataires.
Cette loi crée aussi un nouveau délit, qui pénalise au sens littéral les familles qui ont été expulsées par la Justice, mais qui ne quittent pas les lieux après leur comparution au tribunal – car elles n’ont pas d’autre solution que de rester. Les propriétaires peuvent désormais porter plainte pour délit d’occupation illicite de logement. On impose à ces familles le choix tragique entre la rue ou le délit.
Quelles sont les alternatives à l’expulsion ?
Les expulsions ne sont jamais obligatoires et elles sont même un mauvais calcul économique pour les finances publiques. En vérité, le montant dédié à l’indemnisation des bailleurs coûte moins cher, paradoxalement, que d’appliquer les décisions de justice et de mettre les familles à la rue. Car il faut financer, en aval, par d’autres voies que le budget propre du ministère de l’Intérieur, le secteur de l’hébergement d’urgence, les hôtels sociaux qui peuplent les quartiers populaires des grandes villes comme Paris, Marseille, Lyon et qui sont souvent dans un état d’indécence et d’insalubrité avancée.
Pour éviter l’expulsion, une première chose, ça serait de renforcer le Fonds solidarité logement, qui est un dispositif mis en place en 1990 par la loi Besson et qui permet, sous conditions de revenus et de reprise du paiement de loyer, d’attribuer des aides financières aux locataires pour rembourser leurs dettes. C’est un dispositif qui arrive en aval de l’endettement. Mais c’est un pansement qui soigne le symptôme plutôt que la cause du mal.
Il faudrait aussi modifier la procédure d’expulsion pour rééquilibrer les droits entre les locataires et les propriétaires. Le droit de la preuve incombe aux locataires et il est très exigeant parce qu’il implique des constats d’huissier ou une intervention des services municipaux. Aujourd’hui, si une famille locataire se présente au tribunal avec des photos ou des certificats médicaux signalant un problème d’indécence ou d’insalubrité du logement, les juges ne sont pas en mesure de les considérer comme des preuves. Renverser la charge de la preuve signifierait que ce serait aux propriétaires bailleurs de montrer qu’ils sont quittes par rapport à leurs obligations, et notamment leurs obligations d’entretien.
Une autre chose pour éviter l’expulsion serait de réguler le cycle du capital immobilier et limiter cette déconnexion entre l’évolution des loyers et l’évolution des revenus de la population. Ça passe par un véritable encadrement des loyers, c’est-à-dire faire un calcul plus précis, plus scientifique et plus drastique encore des loyers de référence dans les grandes villes. Cet encadrement des loyers devrait, je pense, annuler une partie de leur hausse récente. Ça ne sert à rien de simplement acter l’envolée des prix qu’il y a eu dans plusieurs villes ces dernières années.
Pour les personnes qui liraient cet entretien, qui seraient révoltées ou touchées par la situation, est-ce qu’il existe des leviers individuels que l’on peut également activer ?
D’une part, il y a le fait de s’engager dans les associations de lutte contre le mal-logement et la pauvreté, soit en les aidant financièrement, soit en y militant. Je pense à la Fondation Abbé Pierre, à l’association Droit au logement, aux syndicats de locataires qui existent notamment dans les cités d’habitat social... Je pense aussi à tous les collectifs liés aux luttes urbaines, au droit à la ville.
Les expulsions, ce sont aussi des réalités qui ont lieu dans les quartiers en gentrification, dans des zones qui font l’objet d’une prédation immobilière et financière. C’est le cas pour le centre-ville de Marseille par exemple. Si tous ces militants et militantes n’étaient pas là, la situation serait encore plus critique pour bien des familles.
Une autre possibilité est d’essayer de relancer ce que vient casser le dispositif policier. Le dispositif en matière d’expulsion vise à soustraire l’action d’expulsion au droit de regard du voisinage. Le contrer, ça veut dire se soucier et se préoccuper de ses voisins. Un policier, avant de prendre la décision d’intervenir sur une expulsion, va mesurer le trouble à l’ordre public que pourrait causer le voisinage.
S’il arrive dans des milieux au voisinage très intégré, très solidaire, très soudé, le policier peut parfois ralentir le rythme de l’expulsion, de peur de faire face à une révolte collective ou à une tentative d’organisation du voisinage contre le délogement de l’un des leurs. L’expulsion se nourrit de la honte et du passage sous silence des situations individuelles. Le fait d’avoir des sociabilités de voisinage fournies permet souvent de dénouer cela.
Propos recueillis par Emma Bougerol
Photo de une : Manifestation pour le droit au logement, contre la loi Kasbarian et la fin de la trêve hivernale à Paris, le 1er avril 2023/©Fiora Garenzi/Hans Lucas