Transport

Des milliers de conteneurs perdus en mer : une pollution souvent invisible dans l’indifférence des autorités

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par Audrey Guiller

Les cargos géants perdraient en mer jusqu’à 15 000 conteneurs par an, sans toujours les déclarer. Les boîtes métalliques et leurs cargaisons sont une source de pollutions multiples dont les autorités n’ont pas pris la mesure.

14 février 2014, la tempête Ulla démonte la mer. Venant d’Allemagne, le porte-conteneurs Svendborg Maersk s’engage dans le rail d’Ouessant, au large du Finistère, malgré les annonces de Météo France d’une mer très agitée et de conditions de vent défavorables. Quelques heures plus tard, le capitaine déclare à la préfecture maritime avoir perdu des conteneurs. 520, au total. Le 20 février, l’association écologiste Robin des Bois dépose une plainte contre la société Maersk et l’équipage pour mise en danger de la vie d’autrui, délit de pollution des eaux et abandon de déchets. Le procureur de la République de Brest classe sans suite. Il estime que le Svendborg Maersk n’a enfreint aucune règle de navigation et que les marchandises rejetées à la mer ne relèvent pas du code international des matières dangereuses. L’infraction de rejet de substances polluantes par un navire n’est donc pas caractérisée.

Certes, les conteneurs du Svendborg Maersk ne renfermaient pas des fûts d’acide sulfurique, de déchets chimiques, de détonateurs ou de biocides comme d’autres ont perdu en mer avant lui. Mais « tout conteneur est un élément dangereux pour les océans, rappelle Jean-Paul Hellequin, président de Mor Glaz, association de protection de la mer et des marins. La perte de tous ces conteneurs est un scandale. » En janvier 2019, des conteneurs échappent au navire MSC Zoe, au nord des Pays-Bas. « Parmi sa cargaison, des billes de plastique, qui ne sont pas de matières dangereuses selon la nomenclature maritime », poursuit Jean-Paul Hellequin. Sauf qu’un mois plus tard, 20 000 guillemots, des oiseaux de mer présents dans l’hémisphère nord, qui en ont ingérées en sont morts.

Les conteneurs sombrent dans l’oubli

En mer, les conteneurs perdus dérivent et présentent un danger pour la navigation. Parfois ils se disloquent, recouvrant le littoral de nappes de déchets. « 90 % des conteneurs flottent entre deux eaux quelques jours ou semaines et finissent par sombrer dans les fonds marins et l’oubli des terriens », résume Charlotte Nithart, porte-parole de l’association Robin des Bois. Leur peinture, leur contenu, toxique ou non, représentent une pollution non évaluée, artificialisant les fonds marins, empoisonnant la faune et la flore.

Le 17 juin 2013, le porte-conteneur japonais Mol Comfort, battant pavillon des Bahamas, sombre au large des côtes du Yémen après qu’une fissure se soit formée au milieu du navire. L’équipage est sauvé mais plus de 4000 conteneurs sont perdus / © Maritime Rescue Coordination Centre (Mumbai, Inde)

Le World Shipping Council (WSC), qui représente l’industrie de transport maritime, estime qu’environ 1500 conteneurs disparaissent en mer chaque année. Ces chiffres se basent sur les déclarations des armateurs, qui, s’ils déclaraient toutes les pertes, devraient assumer le coût financier de leur récupération. Les associations environnementales, mais aussi le Cedre (Centre de ressources sur les pollutions accidentelles en mer) évaluent plutôt les pertes de conteneurs de 10 000 à 15 000 chaque année. La plupart à proximité des autoroutes maritimes, soit en Manche et mer du Nord pour les eaux françaises.

La course au gigantisme

Mor Glaz ne craint pas de recontextualiser ces pertes : « Le transport maritime est une activité magnifique, qui pollue moins et consomme moins de carburant que beaucoup d’autres moyens de transports ». Un porte-conteneurs dernière génération remplace 200 km de camions alignés. Mais ce succès, justement, le fragilise. 226 millions de conteneurs circulent chaque année sur 5300 navires. Le transport maritime est une activité économique de premier plan soumise à beaucoup de pression. « Le capitaine du navire est devenu un conducteur de TGV, ajoute Jean-Paul Hellequin. Même s’il essuie une tempête, on ne lui dit pas de se mettre à l’abri : il doit arriver à l’heure. »

Avec le développement des centrales d’achats et du commerce à flux tendus, les porte-conteneurs font désormais office d’entrepôts flottants. Ils sont donc toujours plus grands, plus longs, plus hauts. « Dans les années 1980, un gros porte-conteneurs transportait 4000 boîtes. Aujourd’hui, il en emporte 20 000 », rappelle Robin des Bois. Le gigantisme conduit à des pertes massives. Logique économique et sécurité maritime s’opposent.

À pleine charge, les piles de boîtes métalliques, hautes de 5 à 6 étages, offrent une forte prise au vent. « La taille et la conception des porte-conteneurs expliquent en grande partie les pertes de conteneurs à la mer », écrit Nicolas Tamic, responsable des opérations au Cedre, dans un récent document intitulé « Analyse des incidents impliquant des porte-conteneurs ». Pas aussi rigides que les autres navires, « ils subissent de forts mouvements de torsion. Les piles de conteneurs peuvent être soumises à des accélérations fulgurantes de cinq fois la gravité terrestre conduisant à des effets dominos ». Anne Le Roux, coordinatrice de l’intervention d’urgence au Cedre, préconise de réformer la législation actuelle concernant les porte-conteneurs, en s’intéressant aux dispositifs d’arrimage des cargaisons, aux conditions de chargement des navires – les escales sont toujours plus courtes, les équipages de plus en plus réduits – et à leur stabilité : « Il faudrait installer à bord des instruments permettant de mesurer et enregistrer en temps réel l’amplitude du roulis afin de pouvoir corriger la route du navire. »

Fausses déclarations de cargaisons

Les cargaisons des porte-conteneurs ne sont pas seulement déraisonnables d’un point de vue sécurité, elles font aussi régulièrement l’objet de fausses déclarations. « Le transport par conteneur n’est pas aussi bien contrôlé que ce que l’on nous dit, observe Jean-Paul Hellequin, qui a navigué pendant trente-huit ans. Tout commandant doit valider un manifeste de cargaison, qui détaille le chargement. Régulièrement, il le fait sachant que les marchandises et le poids déclarés ne sont pas exacts. » Plus un conteneur est lourd, plus les droits de douanes et les pénalités de port à acquitter sont coûteux.

Début janvier 2019, le MSC Zoé, l’un des plus gros porte-conteneurs au monde, construit en Corée du Sud et exploité par une société basée en Suisse, perd plus de 270 conteneurs lors d’une tempête en Mer du Nord, polluant des plages allemandes et néerlandaises / © Commission européenne

Certains chargeurs – qui à 80% choisissent d’opter pour une déclaration dont ils endossent la responsabilité – fraudent. L’AESM (Agence européenne pour la sécurité maritime) elle-même pointe des défauts récurrents dans les manifestes. « 25 à 30 % des déclarations sont fausses, confirme un représentant du groupe de transport maritime CMA CGM [1]. La classification des dangereux n’est pas toujours claire, par méconnaissance des réglementations ou sciemment pour des raisons commerciales, car il est moins cher de payer un conteneur non classé en dangereux. » Comme beaucoup de ports n’ont pas les moyens de s’assurer du respect des règlements, les chargeurs contrevenants ne sont pas inquiétés.

« Faut-il attendre un gros accident pour améliorer la sécurité ? »

Cette impunité, Mor Glaz la constate aussi une fois que le conteneur est perdu en mer. Les armateurs ne déclarent pas les pertes pour éviter d’en payer le remorquage. « Un hélitreuillage, c’est au moins 10 000 euros ! », glisse Jean-Paul Hellequin. Selon lui, les autorités maritimes ne considèrent pas la gravité des événements : « Fermer les yeux sur ce qui est perdu est un moyen de se débarrasser d’une procédure fastidieuse. Nous sommes plusieurs associations à obliger les autorités à demander des comptes aux propriétaires de navires. Il y a sept ans, un porte-conteneur a déclaré la perte de 20 boîtes au large des côtes bretonnes. Après avoir forcé l’enquête, il en avait en fait perdu 348. »

En imposant des limites au gigantisme des porte-conteneurs, en contrôlant davantage le contenu et l’arrimage des cargaisons, les pertes pourraient être minimisées. La loi pourrait obliger les armateurs à équiper chaque conteneur d’une balise de traçabilité.

Charlotte Nithart se souvient encore du cauchemar de la perte de cargaison du Sherbro, en 1993. 200 000 sachets d’insecticides, plus toujours étanches, et des détonateurs prêts à l’emploi avaient échoué sur les côtes françaises : « Le Titanic a fait progresser les conditions de sécurité pour le transport des passagers, l’Amoco Cadiz les conditions de sécurité pour le transport des hydrocarbures. Faut-il attendre le gros accident de porte-conteneurs qui améliorera les conditions de sécurité du commerce maritime mondial ? »

Audrey Guiller

Photo : CC National Ocean Service Image Gallery

Notes

[1Voir ici.