« Mon pays me manque énormément. J’aurais aimé y vivre. Cela fait dix-huit ans que je n’y ai pas remis les pieds. Dix-huit ans que je n’ai pas vu ma mère. Elle est décédée il y a peu, et je n’ai pas pu assister à ses obsèques. » Le regard de Zehra Kurtay se perd dans le vide. Son chemin vers la France : un aller sans retour, semé d’embûches.
« Ce qui m’attend en Turquie, si j’y retourne, c’est la torture, la prison, peut-être à vie. » L’ancienne journaliste exilée, habituellement souriante, laisse l’inquiétude prendre le dessus un instant. Sous le coup d’une procédure d’obligation de quitter le territoire français (OQTF), la femme de 53 ans vit dans la crainte d’une expulsion vers son pays d’origine. La militante socialiste, antifasciste et révolutionnaire sait qu’elle risque beaucoup si elle remet un pied dans le pays qu’elle a quitté il y a près de deux décennies, quand le président conservateur et autoritaire actuel, Recep Tayyip Erdoğan, était déjà Premier ministre.
Installée au fond d’un restaurant turc du Val-de-Marne, dos à une grande baie vitrée qui laisse filtrer le soleil et la chaleur de ce jour caniculaire de juin, Zehra Kurtay revient sur son histoire de vie. De ses rêves militants à sa carrière de journaliste, en passant par ses années dans les prisons turques avant l’exil, le parcours de cette femme de gauche raconte en filigrane aussi bien l’histoire de la répression en Turquie que celle du traitement des immigrés en France. Et du courage qu’il faut pour s’y confronter.
« Mon plus grand rêve, c’était de devenir révolutionnaire »
« Je viens d’un pays dirigé par le fascisme, commence l’opposante au régime turc. Au lycée, elle se découvre une sensibilité de gauche lors de discussions avec des amis. « L’histoire de notre pays est une histoire de massacres, explique-t-elle, une référence au génocide arménien et à la guerre menée contre les Kurdes entre autres. Le pouvoir divise notre peuple par les massacres. Moi, je questionnais cela, je questionnais la pauvreté, je rêvais d’un pays où personne ne serait assassiné pour ses idées et où il n’y aurait plus d’inégalités sociales. »
L’adolescente n’a alors qu’une idée en tête : aller à l’université, où se trouve le cœur battant du militantisme de gauche. « Mon plus grand rêve, c’était de devenir révolutionnaire », sourit-elle. Elle entame alors des études de langue, le français, et s’empresse d’aller à la rencontre des militantes et militants de sa faculté. Dans les cercles de gauche étudiants, elle rencontre des journalistes bénévoles d’un média qui s’appelle, en français, Le Combat. L’étudiante, qui se destinait à l’enseignement du français, les rejoint. En 1994, elle obtient le statut de journaliste professionnelle. La même année, alors qu’elle commence à couvrir des événements avec des collègues, ils sont arrêtés et emprisonnés. Cette détention est la première ; de loin pas la dernière.
Grève de la faim contre les prisons de « type F »
Elle emménage ensuite à Istanbul et participe à la création d’un média dans le quartier populaire de Gazi, La voix de Gazi. En 1998, elle devient rédactrice en chef de Kurtuluş, un média orienté à gauche. Peu après son arrivée, les locaux sont perquisitionnés par la police, alors que les journalistes sont encore dans les murs. « C’est très violent, je me souviens qu’on était tous en sang », dit-elle. L’année suivante, une nouvelle perquisition a lieu et la rédactrice en chef est arrêtée et emprisonnée.
Dans la prison d’Ümraniye, elle partage une grande cellule avec des dizaines d’autres détenus, eux aussi prisonniers politiques. « On était très nombreux, mais ça nous permettait d’être ensemble et de briser l’isolement », se rappelle-t-elle. Le gouvernement turc évoque alors une réforme carcérale pour changer cela. Le pouvoir veut créer des prisons de « type F », où les grands dortoirs seront remplacés par de petites cellules.
« Pendant un an, on a eu de nombreux débats entre détenus, on discutait de comment avoir une ligne de combat commune, retrace la militante. On a décidé d’entamer des grèves de la faim. » Plusieurs « équipes » de grévistes sont constituées. Zehra Kurtay fait partie de la première vague. À partir de l’année 2000, elle cesse de s’alimenter.
Nourrie de force
Au soixantième jour de sa grève de la faim, des policiers et l’armée viennent la chercher, elle et d’autres détenus. Cette descente a lieu simultanément dans plusieurs prisons. « C’était une attaque organisée par le gouvernement pour enlever de force les prisonniers politiques et les placer dans une de ces nouvelles prisons tout juste construites. » Les prisonniers résistent. « Ça a été un massacre. » Rien que dans sa prison, cinq personnes sont tuées. Au total, dans les vingt établissements pénitentiaires ciblés par l’assaut des forces de l’ordre, on compte au total 30 morts chez les détenus. Cette action « visait à casser une grève de la faim observée par plus de 200 détenus d’extrême gauche, pour protester contre le projet du gouvernement d’inaugurer de nouvelles prisons », écrit à l’époque Libération.
Zehra Kurtay et ses co-détenus continuent malgré tout leur grève de la faim. Très affaiblie, elle est emmenée dans un hôpital carcéral. Au 181e jour, la décision est prise de la nourrir de force. Cette procédure d’alimentation forcée, fermement condamnée par le droit international, entraîne des complications médicales graves. L’opposante explique que, comme elle, près de 600 personnes sont devenues handicapées à la suite de tels traitements entre les années 2000 et 2007. « Après qu’ils m’ont nourrie de force, je me suis retrouvée comme un bébé. Je ne pouvais plus marcher, je portais des couches… »
Elle garde des séquelles à vie de cette nutrition artificielle, notamment des lésions neurologiques irréversibles et de grandes difficultés à se déplacer seule. Elle est finalement renvoyée chez elle, dans un état de santé alarmant. Ce n’est cependant pas la fin du calvaire : « Quatre ans après ma libération, le gouvernement et les médecins ont décidé que j’allais mieux, et ils ont voulu me remettre en prison. Mais je n’étais pas rétablie, j’étais encore handicapée. »
Sa mère et ses frères s’arrangent pour la mettre en sécurité. Cela ne peut que passer par son exil. Alors, ils lui procurent un faux passeport et lui trouvent un vol pour la France. Elle arrive dans l’Hexagone en 2007 et obtient le statut de réfugiée. Les premiers temps, elle est hébergée par des familles d’Istanbul qu’elle a rencontré lorsqu’elle y était journaliste. Tout est à reconstruire.
En France, retour à la case prison : « Même ici ! »
Elle accompagne ses hôtes dans des centres culturels turcs, amorce la reconstruction d’une sociabilité. « Je commence juste à reconstruire ma vie, je prends des rendez-vous médicaux, je fais des séances de kiné… À cette époque, je marchais encore difficilement, j’étais toujours accompagnée de quelqu’un pour me déplacer. » Cinq mois après son arrivée, elle se retrouve en garde à vue au commissariat. Zehra Kurtay lève les mains au ciel, laisse échapper un rire bref. « Même ici ! » se souvient-elle avoir pensé. « Cette garde à vue m’a surprise parce que les policiers m’ont prise pour quelqu’un de très important. Alors que moi, je n’étais rien. La France a essayé de me créer un personnage qui n’était pas du tout moi. »
En 2008 et 2012, elle fait l’objet d’une enquête pénale pour ses activités militantes dans une association suspectée de liens avec des groupes révolutionnaires considérés comme terroristes en Turquie et par l’Union européenne. Zehra Kurtay affirme, elle, n’avoir fréquenté qu’« un centre culturel légal, qui n’avait que des activités culturelles légales, rien de tout ce qu’il se passait ne constituait un délit. Je n’ai même jamais participé à des manifestations non déclarées ! »
Le procès a lieu et elle est condamnée à 5 ans de prison pour « association de malfaiteurs en lien avec des entreprises terroristes ». Elle purge sa peine à Fleury-Mérogis, dans une cellule qu’elle dessine avec ses bras : « Je suis dans une cellule de 9 mètres carrés. C’était très dur, très dur… C’est une vieille prison, très sale. Les toilettes n’ont pas de rabat, ils sont constamment ouverts, juste en face de mon lit. » Elle se sent seule. Cette détention est éprouvante psychologiquement.
« En Turquie, au moins, j’étais avec d’autres prisonniers politiques, mais ici, c’était différent. » Son passé de prisonnière politique en Turquie l’aide, paradoxalement, à survivre à cette nouvelle période de détention. « Je me disais sans cesse “si j’étais en Turquie, qu’est-ce que j’aurais fait avec les autres ?” Et j’agissais selon cela. Je luttais, je me battais pour mes droits. J’étais une des seules. C’est comme ça que j’ai réussi à garder ma santé mentale. »
Sur la liste noire du pouvoir turc
À sa sortie, elle doit pointer tous les trois mois au commissariat pour justifier de son domicile. Une procédure classique pour les personnes condamnées pour des faits de terrorisme, mais qui, additionnée au fait qu’elle ne peut plus voir les personnes qu’elle a connu dans les centres culturels, lui donne l’impression d’être « dans une prison à ciel ouvert ». En parallèle, elle doit lutter pour obtenir ses titres de séjour. Près de 10 ans après son arrivée en France, on lui retire son statut de réfugiée. Pour elle, hors de question de baisser les bras. En 2019, Zehra Kurtay tient des tables quasiment tous les jours devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis, à Paris, qui compte une importante communauté turque. À qui veut l’entendre, elle alerte sur sa situation et fait signer une pétition.

Elle voit tout de même ses titres de séjour renouvelés, plus ou moins difficilement, jusqu’en 2025, quand la préfecture décide de lui délivrer une OQTF. « Son obligation de quitter le territoire fait suite à un refus de renouvellement de titre de séjour, motivé par le fait qu’elle n’a pas de famille en France, pas de travail et qu’elle représente une “menace à l’ordre public”, explique son avocat, Eliot Sourty. Pourtant, lors de ces précédents renouvellements, elle n’avait pas plus de famille ou de travail. La situation était la même. » La différence, selon lui, vient de l’ex-ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui a multiplié les circulaires « pour donner plus d’importance à la menace potentielle à l’ordre public dans l’examen des dossiers, ce qui a poussé les préfectures à réexaminer sous cet angle nombre de cas ».
Zehra Kurtay a omis, une fois, de se présenter au commissariat pour justifier de son domicile en 2024. Cela lui a valu une comparution immédiate et 6 mois de prison avec sursis. « C’est cette nouvelle condamnation dont la préfecture s’est servie pour justifier le refus de renouvellement et l’OQTF », explique l’avocat. Il dénonce une « politique du chiffre » concernant ces décisions d’obligation de quitter le territoire. Ainsi, le danger encouru par sa cliente si elle se retrouve dans son pays d’origine n’a pas du tout été pris en compte. « Envisager de la renvoyer en Turquie est hallucinant, aberrant », insiste Eliot Sourty.
D’autant plus qu’elle figure sur un site web des autorités turques qui recense les « terroristes » et met un prix sur leur capture. Quatre listes sont indiquées, chacune avec une couleur et une mise à prix. Elle fait partie de la grise : 2 millions de lires turques (environ 44 000 euros) sont promises pour sa capture. Son avocat fait remarquer l’existence d’une autre liste sur le site : celle des « neutralisés ». « La plupart des gens sur cette liste sont morts. On imagine donc facilement le risque qu’encourt Zehra Kurtay », s’inquiète-t-il.
« Je me suis rendu compte de la force de faire partie de la gauche »
Aux côtés de la militante turque, une femme la regarde d’un œil bienveillant. Sevil Sevimli lui sert aussi d’interprète, car elle comprend le français mais le parle difficilement. Les deux femmes se sont liées autour de l’expérience commune de la répression turque. En 2012, la Lyonnaise Sevil Sevimli, encore étudiante, entame un échange universitaire en Turquie, le pays d’origine de ses parents. Là-bas, elle rejoint des mouvements de contestation étudiants, avant d’être arrêtée et condamnée à plusieurs années de prison, accusée d’être membre d’un parti considéré comme « terroriste » par l’État. Revenue en France après quelques mois de détention, elle s’intéresse au cas des réfugiés politiques turcs emprisonnés en France. C’est ainsi qu’elle envoie une première lettre à Zehra Kurtay. Elles se rencontrent à sa sortie de prison, c’est le début d’une amitié.

Sevil Sevimli fait partie des nombreuses personnes qui se tiennent aux côtés de l’ancienne journaliste dans sa lutte pour rester en France. Le 26 mai, elle est mise au courant par l’avocat du placement de Zehra au centre de rétention administratif (CRA) d’Oissel, en Seine-Maritime. « Quand je l’ai su, il était 21 heures, j’habite à Lyon, et j’ai immédiatement pris un train pour Paris, se rappelle-t-elle. D’autres soutiens vivant en Allemagne ont loué une voiture pour venir au plus vite. Dès le lendemain, on organisait un rassemblement devant la préfecture. On était une vingtaine. »
À son arrivée au centre de rétention, épuisée, Zehra Kurtay a craint de baisser les bras pour la première fois de sa vie. « Vivre en France comme étranger est très éprouvant. C’est fait exprès. On veut me fatiguer, on veut fatiguer tout le monde dans cette situation, pour que nous renoncions », dénonce-t-elle. Mais, dans ce centre de rétention proche de Rouen, son téléphone a fini par sonner. Lorsqu’elle a entendu la voix de ses soutiens, elle a su qu’elle aurait la force de continuer. Zehra Kurtay se rappelle avec émotion de la vague de solidarité reçue à ce moment. « Je recevais plein d’appels. Je n’avais même pas le temps de m’asseoir. » Elle tapote du doigt son bras. « J’ai ressenti cet amour dans chacune des cellules de mon corps. » La présence de ces soutiens, même à distance, lui redonne confiance.
Elle prend conscience de l’importance de ses réseaux, dont les autres femmes retenues avec elle au CRA ne disposent pas. « Quand il fallait un justificatif d’hébergement par exemple, pour certaines ça prenait plusieurs jours, moi je l’avais dans l’heure. Je me suis rendu compte de la force de faire partie de la gauche, d’être militante. Quand on se retrouve dans ce type de situations, on a l’impression d’être rien. Mais moi, je me suis sentie forte », sourit-elle. « Quoi qu’il en coûte, je vais continuer de me battre. Et si j’y arrive, je pourrai être un exemple et donner de la force aux autres. »
Son audience au tribunal administratif concernant l’OQTF et la procédure d’expulsion a lieu ce mercredi 18 juin à Melun (Seine-et-Marne). Un rassemblement de soutien est organisé à partir de 9 h 30 devant le bâtiment.