Le hall d’entrée du centre socioculturel Maurice Noguès, dans le 14e arrondissement de Paris, est déjà très animé en ce samedi après-midi. Et pour cause : le centre accueille dans ses locaux un concours de cuisine réunissant les talents culinaires du quartier. De nombreuses habitantes – des femmes à une écrasante majorité – sont venues accompagnées de leurs enfants ou de leurs amies. Le plaisir de se retrouver et les embrassades ne se font pas attendre, tandis que certaines s’affairent déjà en cuisine. Dans un coin, les enfants mettent également la main à la pâte en préparant brochettes de fruits, pancakes et autres douceurs sucrées.
« Aline, je peux te parler ? », « Aline, comment ça va ? », « Aline, je mets ça où ? » Sans cesse sollicitée, la directrice de l’antenne parisienne de l’association Vrac (Vers un réseau d’achat en commun), Aline Di Carlo, passe d’une salle à l’autre pour finaliser les derniers détails. Tapis rouge : OK, sièges pour le public : OK, table des juré
e s : OK. On la sent perfectionniste pour cet évènement que l’association prépare pour la deuxième fois seulement, après une première édition dans le 18ᵉ arrondissement.
À rebours des clichés
« L’idée du concours, c’est de prendre le contre-pied des clichés sur les quartiers populaires. Ici, on a des talents et des savoir-faire d’un peu partout avec une envie commune : faire du beau et de la qualité. » Ce mantra guide l’activité de l’association au quotidien. Depuis presque dix ans, Vrac, fondé à Lyon, monte des groupements d’achats dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Son objectif : permettre à des habitant
e s de ces quartiers populaires d’accéder à des produits bios, locaux et équitables, tout en faisant tomber la barrière tarifaire pratiquée dans les grandes enseignes.
Acheter en grosse quantité, sans intermédiaire, en évitant les emballages superflus, « permet de limiter les prix, sans saigner les producteurs », explique Boris Tavernier, fondateur et délégué général de l’association. « Ce sont les producteurs qui fixent leurs prix, nous on achète, selon nos capacités », complète celui qui se revendique fervent soutien de l’agriculture paysanne depuis bientôt 20 ans. « Quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle, on a le même pourcentage de personnes qui ont envie de bien s’alimenter. C’est pas qu’une question d’argent ou de culture. » Une étude de l’Institut du développement durable et des relations internationales (l’Iddri) publiée début 2022 le confirme : les personnes modestes aspirent tout autant que les autres à « bien manger », mais font face à davantage de contraintes pour y parvenir. Les culpabiliser ne fait qu’aggraver les choses [1].
Vrac est actuellement implanté dans 14 villes et 80 quartiers prioritaires, et revendique 4000 familles adhérentes. L’association ouvrira bientôt quatre nouvelles antennes, deux dans le Sud, à Avignon et dans le Pays d’Arles, deux en région parisienne (Nanterre et Saint-Denis). Boris Tavernier espère pouvoir ensuite pérenniser le dispositif : « On peut dire qu’on a mis un pied dans la porte. L’enjeu maintenant, c’est de montrer que ces alternatives peuvent devenir la norme. »
« J’ai été obligée d’utiliser de la carotte violette »
Aujourd’hui, même si les adhérent
e s du groupement d’achat du 14ᵉ sont peu nombreux ses, les habitantes et habitués du centre socioculturel répondent présent. « Créer ce moment festif n’est possible que parce que Vrac est présente dans les quartiers et coopère avec d’autres structures », souligne Aline Di Carlo. Le jury pour les plats salés, composé de deux chef fe s, d’une journaliste et d’une des gagnantes de l’édition précédente, prend place devant un public fourni.Pour le concours, les candidates sont soumises à quelques contraintes : utiliser un légume ou fruit de saison dans leur plat ou dessert et revisiter leurs recettes à la sauce végétarienne. Maimouna, une des participantes, ironise : « J’ai été obligée d’utiliser de la carotte violette. »

« À force de nous connaître et de goûter les produits, les gens nous font confiance et (re)découvrent des saveurs qu’ils ne connaissaient pas ou plus », avance Boris Tavernier. Le catalogue de Vrac se concentre essentiellement sur des produits secs, des légumes et fruits de saison ainsi que des produits d’hygiène et d’entretien que les adhérents et adhérentes commandent puis viennent retirer une fois par mois lors d’une permanence. Selon les villes, les catalogues comme les conditions d’adhésion varient. En général, les habitants des quartiers où s’installe le groupement d’achat sont prioritaires et bénéficient d’une adhésion à prix libre.
Les produits pour le concours de cuisine ont été fournis par Vrac, comme la farine, issue d’un moulin à Versailles. Les recettes sont souvent traditionnelles : variante végétarienne du « poulet DG » (un plat camerounais), vermicelles, coucous tunisien ou encore pastels (beignets) du Sénégal. « J’ai commencé à cuisiner à 10 h 30 ce matin, ça me fait plaisir que le jury puisse déguster mes pastels », exulte Maimouna. Habitante du quartier depuis longtemps, elle « connaît bien les murs » du centre socioculturel. « À la fête des voisins ou de la musique, on me demande toujours de faire un kilo de pastels. J’en apporte souvent trois », raconte-t-elle en riant.
Aller au-delà de l’aide alimentaire
Parmi les participantes, Françoise, trésorière d’une épicerie solidaire du quartier et adhérente de Vrac. L’épicerie solidaire, partie prenante du réseau d’aide alimentaire à Paris, vient en aide aux personnes précaires pendant trois à six mois. « Il faudrait créer des passerelles pour que les gens de l’épicerie solidaire se tournent ensuite vers Vrac. Malheureusement, on n’y arrive pas pour l’instant », regrette-t-elle. Chaque trimestre, au moins 2,5 millions de personnes recourent à l’aide alimentaire distribuée par les organisations caritatives comme le Secours populaire ou les Restos du cœur (dont 80 000 via une épicerie solidaire), selon l’Insee. La tâche est donc immense.

L’action de Vrac, si elle n’est pas encore devenue la norme, vise à s’inscrire comme alternative durable au système actuel d’aide alimentaire : « On est toujours dans une politique où les pauvres ont droit aux restes et aux invendus », fustige Boris Tavernier. « On a aussi droit au beau quand on n’a pas de thunes. »
Cela passe également par l’organisation de moments collectifs comme ces ateliers et concours de cuisine. Tout au long de l’après-midi, les jurés du salé et du sucré soulignent la créativité des participantes. Parmi les préparations primées, les boulettes de viande en trompe-l’œil du Thiou de Maydouna ou le gâteau « design » aux poires et amandes de Nermine. Le public a pu ensuite lui-même déguster les différentes préparations salées et sucrées. Verdict ? Il n’en restait plus une miette.
Nils Hollenstein
Photo de une : Le public assiste à la désignation des meilleurs plats, lors du concours de cuisine organisé par l’association Vrac. ©Nils Hollenstein