Égalité

Mariage pour tous et toutes : « Le déferlement de haine de 2013 a laissé des traces indélébiles »

Égalité

par Rozenn Le Carboulec

Il y a dix ans était promulgué le « mariage pour tous ». Une reconnaissance non sans douleurs pour beaucoup de personnes LGBT face aux cortèges défilant contre leurs droits. Rozenn Le Carboulec revient sur ce moment dans le livre Les Humiliées.

« Dix ans, déjà ? » C’est, invariablement, la réaction à laquelle j’ai droit lorsque je confie travailler sur le bilan des débats sur le bien nommé « mariage pour tous », consacré par la loi du 17 mai 2013. Je rappelle cette période au bon ou mauvais souvenir des gens, selon qu’elle les concerne directement ou non. Selon qu’il s’agit d’hommes et femmes politiques, d’associations, ou de personnes lesbiennes, gay, bies ou trans (LGBT).

Couverture du livre Les Humilié·es de Rozenn Le Carboulec.
Les Humiliées, Rozenn Le Carboulec, éditions des Équateurs, 3 mai 2023.

Parfois, certaines n’en ont pas, de souvenirs. Des spectateurs ont vécu ça de très loin, d’autres étaient trop jeunes ou pas encore nées, une partie a préféré oublier. Pour certains, ce vote est une anecdote, d’autres en ont fait une célébration, certaines, enfin, auraient aimé s’en réjouir, l’ont sans doute fait à un moment donné, mais sont en réalité sortis de cette période profondément meurtris, voire traumatisés. En toute honnêteté, je pense plutôt faire partie de ces derniers.

« Une des erreurs fondamentales de ce quinquennat a été d’ignorer une partie du pays qui a de bonnes raisons de vivre dans le ressentiment et les passions tristes. C’est ce qui s’est passé avec le mariage pour tous, où on a humilié cette France-là. Il ne faut jamais humilier, il faut parler, il faut “partager ” des désaccords », déclarait Emmanuel Macron à L’Obs à propos du mandat de François Hollande.

Ces débats ont fait des dégâts

« Cette France-là », prétendument humiliée, c’était les membres de « La Manif pour tous » (LMPT), ce collectif d’associations créé en opposition au mariage et à l’adoption pour les personnes de même sexe. Puisque l’actuel président de la République nous y invitait lui-même, j’ai saisi l’occasion de ce livre pour pointer d’autres « désaccords », « partager » d’autres points de vue que ceux tournant alors en boucle à la télé. Raconter une autre version de cet « anniversaire », du point de vue des humiliées, les vraies.

De tous les côtés, ces débats ont fait des dégâts. Sans doute certains catholiques se sont sentis humiliés, car en désaccord tout autant avec LMPT qu’avec les prises de position des représentants religieux de l’époque. La garde des Sceaux, Christiane Taubira, a subi un flot de racisme nauséabond, tandis que Dominique Bertinotti, ministre de la Famille, se tenait dans son ombre, invisibilisée, et luttant pour l’élargissement de l’accès à la PMA, la procréation médicalement assistée, tout en se battant contre un cancer, avant d’être remerciée par la majorité.

Des membres de LMPT ont pu être moqués, caricaturés, mais je ne crois sincèrement pas que l’humiliation soit de leur côté. Je connais, en revanche, beaucoup de personnes LGBT traumatisées par ces débats. En 2013, les violences à leur égard ont explosé, tandis que la France débattait de leurs identités, de leurs existences, de leur capacité à élever des enfants ou non, et de la manière dont eux-mêmes, un jour, traumatiseraient ces derniers. Mis à part les personnes concernées, personne n’a idée des traces que ça peut laisser. Et je crois qu’il serait profondément malhonnête, voire indécent, d’oser affirmer aujourd’hui que les personnes LGBT n’en sont pas sorties humiliées.

Intimement, car questionnées dans leur chair. Publiquement, car livrées en pâture à la France entière à la fois par des politiques, des médias et des manifestants, et, parfois même, par les leurs. Dans ce débat, personne n’a été à la hauteur. Ses enjeux dépassaient pourtant largement la légalisation du mariage et de l’adoption pour les couples de même sexe. Il s’agissait de défendre, ou d’attaquer, un certain modèle de société.

Mes débuts dans le métier ont coïncidé avec la remise en cause de mon identité

L’ampleur des chamboulements a été en réalité si grande qu’elle nous a tous et toutes dépassées. Si les débats sur le « mariage pour tous » marquent un tournant, ce n’est pas parce que la civilisation s’est effondrée – les opposants au projet de loi ayant malheureusement surestimé le pouvoir des personnes LGBT. Mais parce qu’il s’agit d’un moment fondateur à bien des égards : politique, médiatique, militant, et, bien sûr, pour les personnes concernées.

Manifestation à Paris de la "Manif pour tous".
Manifestation à Paris contre le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, 13 janvier 2013.

Je suis membre de plusieurs associations, journaliste, et lesbienne. En 2013, je signais mon premier CDI au Nouvel Observateur. Ainsi, mes débuts dans le métier ont coïncidé avec la remise en cause la plus totale de mon identité, par une partie de la société, mais aussi par ce milieu dans lequel j’aspirais à travailler, où fut offerte une tribune, au sens propre comme figuré, à « La Manif pour tous ».

En 2012, toute jeune diplômée, j’allais être amenée à couvrir un débat auquel je n’étais pas préparée et qui allait me remuer, déontologiquement, éditorialement, intimement. Quelques semaines après la publication de l’interview d’Emmanuel Macron dans L’Obs, je quittais ce média où j’exerçais depuis près de cinq ans. Il n’y avait aucun lien de cause à effet, mais une page se tournait avec un journal qui m’avait tout autant enrichie et donné ma chance, que déçue et meurtrie ; fait grandir professionnellement que marginalisée personnellement, et réveillée intellectuellement.

C’est sans doute cette expérience à L’Obs qui a fait de moi une journaliste engagée, malgré un complexe d’infériorité tenace et un sentiment constant d’illégitimité. Je n’avais pas fait d’école de journalisme reconnue par la profession, j’avais grandi en banlieue, en cité HLM ; et par-dessus tout, j’étais lesbienne. Pas vraiment out, pas vraiment revendiquée, alors que je publiais les propos de gens qui manifestaient contre le droit des personnes LGBT – et donc le mien – de se marier et d’adopter.

Pour certaines, dont je fais partie, le déferlement de haine de 2013 a laissé des traces indélébiles, tandis que les plus jeunes ont grandi avec le mariage entre personnes de même sexe comme acquis. Mais ce serait sous-estimer la force des vocations militantes et politiques nées à la faveur de ces débats. Le « mariage pour tous » ne marque pas la fin du monde, mais la fin d’un monde, tout autant que la naissance de nouvelles alliances, pas toujours conclues par amour.

Il y a dix ans s’est forgé un mouvement dont on observe encore l’influence aujourd’hui. Il a posé les bases d’un conservatisme dont les cibles et l’influence s’étendent au-delà des personnes LGBT, de la France, et qui doit, plus que jamais, nous alerter. Aucune avancée sociétale n’est acquise à tout jamais.

Rozenn Le Carboulec

Ce texte est l’introduction du livre Les Humiliés qui paraît le 3 mai aux éditions des Équateurs.

Image de une : Manifestation en soutien du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe dit mariage pour tous, Paris, 16 décembre 2012/CC BY-SA 3.0 Ericwaltr via Wikimedia Commons.