Quel devrait être l’écart raisonnable de rémunération entre les salariés et leur patron ? Dans les années 1930, l’industriel Henry Ford, grande figure du capitalisme, estimait que pour être « admissible », l’échelle des salaires au sein d’une entreprise ne devait pas dépasser 1 à 40. Un bon demi-siècle plus tard, suite à la crise financière de 2008, le président Barak Obama propose de plafonner à 500 000 dollars la rémunération annuelle des dirigeants des entreprises renflouées par l’État. Soit un écart d’environ 1 à 25 avec le salaire minimum.
De son côté, le gouvernement français décide en juin 2012 d’encadrer les rémunérations des dirigeants des entreprises publiques, sur une échelle de 1 à 20 comparé au salaire moyen. Soit 450 000 euros maximum – 37 500 euros par mois – pour les PDG d’Areva, d’EDF ou de La Poste. Promise par François Hollande avant son élection, la mesure est entrée en vigueur en 2013. Nos voisins suisses pourraient même aller plus loin encore, puisqu’ils doivent se prononcer par référendum populaire, le 24 novembre prochain, sur une restriction de l’écart des salaires au sein d’une même entreprise de 1 à 12.
Le « marché » est, lui, beaucoup plus généreux avec les dirigeants d’entreprises cotées que ne le sont Barack Obama et François Hollande, ou que ne l’était Henry Ford, pourtant très éloigné de l’idéal socialiste. Au sein des 47 grandes entreprises du CAC 40 et du SBF 120 (Société des bourses françaises, un indice qui prend en compte les 120 premières capitalisations boursières) que Basta! et l’Observatoire des multinationales ont étudié (voir notre tableau ci-dessous), seules 13 entreprises pratiquent un écart de salaire « admissible » au sens où le concevait Henry Ford. Toutes les autres sont au-dessus. L’écart moyen entre les rémunérations et avantages des PDG et les dépenses moyennes consacrées aux salariés – salaires bruts, cotisations patronales, primes, heures supplémentaires, plans d’épargne retraite et mutuelles d’entreprise le cas échéant – est de 77 : un PDG gagne en moyenne 77 fois plus que ses salariés ! Et cette échelle prend en compte tous les éventuels « avantages » dont bénéficient, en plus de leurs salaires, les employés. Toutes les données sont issues des documents de référence remis par les entreprises à l’Autorité des marchés financiers.
Publicis, LVMH et Danone, champions des inégalités salariales
Selon notre classement, l’entreprise la plus inégalitaire en 2012 est Publicis. Pour percevoir la rétribution annuelle du PDG Maurice Lévy en 2012, les 57 500 salariés du groupe de communication devront travailler en moyenne 264 ans ! En d’autres termes, six générations d’une même famille devront chacun leur tour bosser pendant 40 ans à Publicis pour égaler les émoluments de leur patron sur une année ! Pourtant, le groupe présidé par Elisabeth Badinter fait partie des dix entreprises qui dépensent le plus, en moyenne, par salarié [1]. Ce grand écart est en partie lié à la rétribution exceptionnelle accordée en 2012 à Maurice Lévy, qui s’est vu octroyer une « rémunération conditionnelle différée » de 16 millions d’euros s’ajoutant aux 2,7 millions de salaire annuel.
Derrière Publicis, arrive LVMH. Au sein de l’empire du luxe, il faudra travailler en moyenne 207 années pour gagner les 9,5 millions d’euros perçus par Bernard Arnault en 2012. Sa rémunération (3,9 millions) s’ajoute à la « valorisation des actions gratuites de performance attribuées au cours de l’exercice », soit plus de 5,5 millions d’euros. A mettre en parallèle avec les 45 163 euros que le groupe débourse en moyenne pour chacun de ses 106 348 « collaborateurs » dans le monde. Le multimilliardaire aime les records. Il est également la première fortune de France, avec un patrimoine équivalent à 1,8 million d’années de Smic.
Le PDG de Publicis : 1091 années de Smic en 2012
Médaille de bronze des inégalités salariales de 2012, le groupe agroalimentaire Danone, avec un écart allant de 1 à 195 entre le PDG Franck Riboud et la moyenne de dépenses consacrées aux 102 400 employés du groupe. Une gratification équivalente au travail de près de cinq générations de loyaux collaborateurs, qui, même s’ils partagent les valeurs du groupe, n’auront pas la « chance inouïe » de l’héritier d’Antoine Riboud. Derrière Danone, suivent le groupe hôtelier Accor, l’entreprise de service Sodexo – qui figurent parmi les entreprises qui dépensent le moins par salarié – ainsi que le groupe média Vivendi.
Cliquez sur chaque entrée du tableau pour voir le classement des 47 entreprises par catégorie, par ordre croissant ou décroissant :
Maurice Lévy, Bernard Arnault et Franck Riboud explosent ainsi allègrement le « maximum socialement acceptable » estimé par le cabinet de conseil et d’analyse financière Proxinvest, fixé à 240 Smic (1430 euros bruts par mois). Avec sa « rémunération conditionnelle différée », celle de Maurice Lévy atteint les 1091 années de Smic, 546 années de Smic pour Bernard Arnault et 319 pour Franck Riboud [2].
Les moins inégalitaires : Iliad, Bouygues et Safran
A l’inverse, quelles sont les entreprises les moins inégalitaires ? Iliad (télécoms), Bouygues (BTP), Safran (défense), Solvay (chimie) et Orange (ex-France Télécom) sont celles où les écarts de rémunérations pourraient être jugées « admissibles ». L’échelle entre employés et PDG n’excède pas 1 à 25. Les salariés n’y sont pas forcément mieux choyés qu’ailleurs : Iliad (Free), dirigé par Xavier Niel, est l’une des entreprises qui dépense le moins pour ses troupes : 26 160 euros en moyenne. Dans ce cas, le faible écart s’explique par la relative modération des rémunérations de ses dirigeants : 384 000 euros « seulement » pour chacun des deux directeurs généraux d’Iliad, Maxime Lombardini et Thomas Reynaud. De son côté, le fondateur de Free se contente de 175 360 euros par an. Ce qui en fait le grand patron de notre panel le plus modéré en matière de rémunération. Xavier Niel n’est cependant pas à plaindre : il détient 58 % de sa société, la valorisation de l’action l’ayant propulsé à la 10e place des plus grosses fortunes françaises, selon le classement du magazine Challenges. Bien qu’elles dépassent le million, les paies des PDG de Bouygues, Safran, Solvay et Orange sont aussi parmi les dix moins élevées des 47 entreprises étudiées. Cette modération est toute relative. La direction de Safran envisage de verser un parachute doré de 2,8 millions d’euros à son PDG, Jean-Paul Herteman. Indemnités à laquelle l’État, actionnaire à 30%, s’est opposé.
Qu’en est-il des entreprises publiques ? En juin 2012, le gouvernement a pris un décret limitant la rémunération des entreprises où l’État est majoritaire, à 450 000 euros par an. Deux entreprises de notre tableau sont concernées : Areva et EDF. Henri Proglio, le patron d’EDF, devra diviser par trois son salaire en 2013, et Luc Oursel, celui d’Areva, par six [3]. Si ce plafond est respecté, Areva et EDF deviendront les entreprises cotées les plus égalitaires, avec un écart entre patrons et dépenses moyennes par salarié allant de 1 à 6 pour Areva et de 1 à 11 pour EDF. Pas sûr que cela suffise à redorer le blason du nucléaire.
Écarts inadmissibles
Voici un an et demi, le gouvernement affichait sa volonté d’encadrer les émoluments des dirigeants de toutes les entreprises cotées, et pas seulement celles où il détient la majorité du capital. « Une loi régulera, voire prohibera certaines pratiques qui nous semblent excessives et donnera davantage de place aux représentants des salariés dans les instances qui fixent les rémunérations », prévenait alors Pierre Moscovici. Les velléités du ministre de l’Économie et des Finances n’ont pas duré longtemps. Trois semaines plus tard, fin juillet 2012, il annonce préférer « miser sur une autorégulation exigeante », laissée aux soins du Medef via son « code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées » censé encadrer ces hautes rémunérations. « Ils m’ont assuré qu’ils étaient prêts à des avancées importantes », ajoute le ministre. Il n’y a bien que lui pour le croire. « La rémunération totale moyenne des présidents exécutifs des 120 plus grandes sociétés françaises cotées a augmenté de 2,4% en 2012 et atteint 2 839 000 euros », révèle le cabinet Proxinvest. Avec les rémunérations exceptionnelles, comme les indemnités de départ, la hausse atteint même +6,3%. Une avancée importante, sans aucun doute...
« À de tels niveaux de rémunération, toutes les études montrent qu’il n’y a pas de lien entre rémunération et performance des dirigeants », rappelle régulièrement l’économiste Thomas Piketty. Des écarts d’autant plus inadmissibles qu’en bas de la pyramide, les appels à la compétitivité, à la flexibilité et à la productivité sans augmentation de salaires sont devenus des injonctions permanentes.
Ivan du Roy
Infographie : Mathieu Lapprand via Datatables
Photo : CC Benjamine Scalvenzi
Méthodologie du tableau
Pour élaborer ce classement, l’Observatoire des multinationales et Basta! ont étudié les documents de référence, remis à l’Autorité des marchés financiers, de 47 grandes entreprises cotées. Les dépenses globales en masse salariale de chaque multinationale ont été prises en compte. Elles incluent les rémunérations brutes, les cotisations patronales, les primes, les heures supplémentaires, les plans d’épargne retraite ou les couvertures santé internes, quand ils existent. Cette masse salariale divisée par l’effectif mondial de l’entreprise nous donne la dépense que chaque entreprise consacre en moyenne chaque année à chacun de ses salariés. Ce « budget moyen » par salarié est ensuite comparé à la plus haute rémunération de l’entreprise, celle du PDG en général, qui inclue le salaire fixe, les parts variables, les stocks options ou les plans de retraites. Ce qui donne l’écart qui figure dans notre tableau.
Il existe bien évidemment d’autres disparités internes à une grande entreprise : entre un cadre supérieur et une employée d’un même site, entre un ouvrier français et son homologue turc, entre une caissière luxembourgeoise et sa collègue brésilienne. Les entreprises ne publiant pas de bilan social détaillé par pays, il nous est pour l’instant impossible de rendre compte de ces différences. De nombreuses entreprises ne publient pas non plus leur bilan social en France, où chaque tranche de salaires est détaillée ainsi que le nombre d’employés concernés. Nous ne pouvons donc pas comparer la situation des salariés français de ces groupes. Enfin, les grands groupes non cotés en bourse (Auchan, banques mutualistes comme le groupe Crédit Agricole ou le groupe BPCE…) n’ont pas l’obligation de publier leur document de référence. Ils n’apparaissent donc pas dans ce panel.