Combien étaient-elles dans la nuit du 13 au 14 juin à braver les températures négatives de Buenos Aires en ce début d’hiver austral pour veiller devant le Parlement où les députés ont palabré durant de longues heures ? 500 000 ? Un million ? Une foule innombrable en tout cas, joyeuse, inquiète, solidaire, jeune et festive. C’est une vague vert émeraude, de la couleur des foulards qu’elles brandissent depuis plusieurs années maintenant pour réclamer l’égalité des droits, la fin des féminicides et le droit à l’avortement, sûr et gratuit. Cette vague a fini par vaincre les nombreux conservatismes si ancrés dans ce pays où la religion catholique est encore très présente.
« Le combat pour l’avortement légal, sûr et gratuit existe depuis longtemps, explique Lucia Pelourson, une professeur d’école de 23 ans qui milite au sein de l’organisation populaire Cienfuegos. Il a commencé à être plus visible à partir des premières manifestations du collectif “Ni una menos” de juin 2015 qui milite contre les féminicides. Pour elles, pour nous toutes, les morts liés aux milliers d’avortements clandestins qui se pratiquent chaque année sont aussi des féminicides. » C’était bien l’enjeu de la loi présentée au parlement argentin : prendre la mesure d’un problème de santé publique majeur et reconnaître le fait que, légal ou non, l’avortement existe dans le pays.
Outre les cas où il est permis – en cas de viol et de risque pour la santé de la femme enceinte –, le nombre d’avortements est estimé à environ un-demi million par an. Combien de femmes meurent de ces avortements clandestins qui peuvent se monnayer entre 30 et 40 000 pesos (1000 à 1300 euros) ? Difficile à savoir. Il est cependant indéniable que ce sont les femmes les plus pauvres dans les provinces les plus rurales qui souffrent davantage de complications et prennent le plus de risques pour leur intégrité physique lors de ces avortements clandestins.
« Maintenir le statu quo, c’est condamner les femmes pauvres »
La loi votée le 14 juin a pour objet d’en finir avec la clandestinité et les risques qu’elle fait courir aux femmes. Elle permet ainsi à toutes les femmes d’au moins 16 ans d’avorter dans n’importe quel hôpital ou clinique du système de santé jusqu’à la 14e semaine. Les mineures de moins de 16 ans devront obtenir le consentement de leurs parents et les avortements au-delà de la 14e semaine seront toujours possibles en cas de viol, de danger pour la vie de la femme enceinte ou si le fœtus n’est pas viable. Cette première étape – il reste encore à obtenir la majorité au Sénat – n’aurait sans doute pas été possible sans la mobilisation des centaines de milliers de femmes.
À 29 ans, Angela Gravano milite depuis des années au sein d’associations qui soutiennent les femmes qui veulent avorter et proposent un accompagnement à l’avortement médicamenteux. « Je pense que les mobilisations massives ont permis de franchir un pas décisif, de changer aussi le point de vue sur le débat, soutient Angela. Qu’ils le veuillent ou non, l’avortement est une réalité sociale en Argentine ! Maintenir le statu quo, c’est condamner les femmes pauvres. Si elles ont de la chance, elles s’endettent et vont subir le rejet et le mépris de la société… Dans le pire des cas, elles en meurent ! Toutes ces femmes qui meurent des suites d’un avortement clandestin, tous les meurtres et les violences exercées par les conjoints ou ex-conjoints nous sont devenues, collectivement, insupportables. Le mouvement “Ni una menos” a été une véritable explosion. Nous nous sommes rendu compte qu’on nous tuait réellement, quotidiennement. Que ça nous arrivait à toutes. Qu’il fallait que nous nous mobilisions toutes pour pouvoir décider de ce que nous faisions de nos propres corps. »
La violence et les réactions machistes toujours aussi présentes
Car le combat des femmes en Argentine, comme ailleurs en Amérique latine, va bien au-delà de la lutte pour l’avortement légal et gratuit. En matière d’égalité, de nombreuses luttes sont encore à mener à tous les niveaux de la société, à commencer par la vie quotidienne comme le rappelle Lucia Pelourson : « Nous avons pris conscience de nos droits, de l’oppression que nous subissons et nous repensons l’espace que nous occupons en tant que femmes. C’est un progrès formidable mais le rôle et la place qui nous sont assignés par notre éducation sont la marque d’une construction sociale, et en tant que telle, on peut la combattre. »
Reste que les résistances tant politiques que sociales sont toujours fortes. Le débat au Parlement – et celui qui suivra au Sénat devrait confirmer la tendance – a été l’occasion d’entendre les opposants les plus virulents au droit à l’avortement avoir recours aux sempiternels arguments de l’Église et des groupes “pro-vie”. Par ailleurs, la violence et les réactions machistes sont toujours aussi présentes, s’inquiète Angela Gravano : « Certains hommes sont très violents fassent à nos revendications, car ils sentent qu’ils peuvent perdre leur position dominante et le contrôle sur nos corps. La violence envers les femmes, les féminicides, les attaques à la communauté LGBTQ sont en constante augmentation depuis quelques mois. »
La nouvelle génération, garçons et filles réunis, en pointe
Malgré tout, Angela Gravano garde espoir : « La nouvelle génération, les gamins de 15-16 ans étaient très présents dans les manifestations et les mobilisations pour la légalisation de l’avortement. Il sont très impliqués, garçons et filles réunis ! Ils se traitent d’égal à égal, les garçons ne veulent pas prendre le leadership, ils parlent en utilisant un langage inclusif… ce sont eux qui vont nous pousser à aller plus loin ! »
Si la fête, la joie et l’émotion est au rendez-vous après de ce premier vote, Lucia et Angela restent prudentes et attentives. Pour Angela, « on ne peut pas comprendre cette lutte sans comprendre qu’on a besoin d’un État présent, actif, qui investit dans des programmes dédiés à l’accès à l’avortement mais aussi à l’éducation sexuelle, et pas seulement dans la capitale mais aussi et surtout dans les provinces les plus pauvres. Cela ne peut pas se faire avec le gouvernement néo-libéral et les politiques de droite que nous connaissons. Les premiers budgets dans lesquels ils ont taillé ce sont toujours ceux qui concernent le programme social ou la santé publique. » Et de conclure : « Là où l’État n’est pas là, c’est à nous, mobilisées et actives, d’être présentes. Là où il aura des obligations, nous devrons quand même vérifier qu’il s’y tient et qu’il les respecte. » En Argentine, la vague verte n’est pas prête de retomber.
Stéphane Fernandez