Le quartier de haute sécurité regroupe cent-quarante des mille cinq-cents détenus de la prison de Rebibbia. Nous sommes, au choix, dans l’un des plus grands complexes pénitentiaires d’Italie, au nord-est de Rome. Ou sur la scène du septième théâtre le plus fréquenté de la capitale, avec quarante-quatre mille entrées ces cinq dernières années. Et oui, Rebibbia est à la fois une prison, et un théâtre.
C’est ici que, depuis treize ans, le metteur en scène génois Fabio Cavalli dirige une troupe composée de quelque vingt-cinq condamnés à de très longues peines. Parmi eux, certains ont écopé de la prison à vie, bien que son application soit contraire à la Constitution italienne, comme d’ailleurs à la Convention européenne des droits de l’homme. Tous font l’objet d’une surveillance particulière, car liés à la criminalité organisée, la Mafia, bien sûr, mais aussi ces variantes napolitaines et calabraises, la Camorra et la ’Ndrangheta. Dans la troupe actuelle, on ne trouve ainsi que deux Romains. Chez les autres, comme d’ailleurs parmi les gardiens, on entend, en revanche, tous les accents et dialectes du Sud-Ouest italien. Parmi les comédiens, certains ont eu un rôle dans le film des frères Taviani, César doit mourir, Ours d’or à Berlin en 2012, docu-fiction tourné in situ dans le théâtre, les cellules et les couloirs de la prison, d’après le Jules César de Shakespeare. Découvrir des visages connus à l’ombre des barreaux est surprenant.
Cinq dans des cellules de vingt mètres carrés
Dans cet été caniculaire, où la température avoisine souvent des 40 °C à l’ombre, la durée des répétitions quotidiennes qui préparent la mise en espace – étape préparatoire au spectacle proprement dit –, dépasse rarement les trois heures mises à disposition par le personnel pénitentiaire. La présentation est fixée pour la fin de la semaine. Elle aura pour seul public quelques invités, le directeur et une soixantaine de détenus. Puis les répétitions reprendront leur rythme normal, bihebdomadaire, jusqu’à la création en novembre. Cette nouvelle production est attendue par bien des spectateurs romains.
Fabio Cavalli évoque sa fatigue de devoir œuvrer dans un lieu dépourvu de ventilateur ou de climatisation, où la scène se change en four dès qu’elle est éclairée par les projecteurs. Les comédiens, eux, ne s’en plaignent guère. La plupart passe l’essentiel du jour et de la nuit à cinq dans des cellules de vingt mètres carrés, où l’air est vite irrespirable. Après quelques années, certains ont droit à une pièce individuelle, évidemment bien plus petite. Pour tous, entrer dans cette ancienne salle de conférence transformée en lieu de spectacle est une véritable libération. Un seul agent est préposé à la surveillance, durant leur travail, et reste le plus souvent à l’extérieur.
Les comédiens se montrent aussitôt très enthousiastes qu’un spectateur français et un metteur en scène invité qui travaille lui aussi en prison, en Grèce et en Australie, les suivent durant une semaine. Chaque jour, ils défilent pour nous serrer chaleureusement la main avant de s’installer en coulisses ou dans les premiers rangs du public. Ils nous saluent avec le même empressement à l’heure de regagner leurs cellules.
Un monde où les règlements de compte font partie du décor
Sur le plateau, pourtant, la rigueur est de mise, et la récréation, de courte durée. Assis à quelques mètres, Fabio Cavalli ne lâche pas ses acteurs du regard, interrompant le jeu à la moindre imprécision, montant parfois sur scène pour corriger un geste, une intonation, montrant l’exemple, mimant ce qu’il attend si nécessaire. Les comédiens l’écoutent avec respect et dévotion, reprenant ses conseils pour s’entraider, sans agressivité ni émulation excessive. Tous sont fiers d’être regardés et appréciés pour ce savoir-faire qu’ils démontrent avec talent, cabotinant en coulisses mais pas sur le plateau.
Leur désir de bien faire ne les prive pas de second degré. Comme les œuvres de Shakespeare, de Dante ou de Pirandello qu’ils ont jouées auparavant, Arturo Uè [prononciation dialectale d’Arturo Ui] évoque des rapports de pouvoir, de violence, dans un monde guidé par la loi de l’argent et par une ambition démesurée. Durant une courte pause, un comédien entre sur scène avec un chapeau melon et une mitraillette en carton : « Non sparo, è teatro » (« je ne tire pas, c’est du théâtre »), dit-il sur un ton volontairement emphatique, tout à notre attention.
En coulisses, ils jouent avec ces armes factices. Certains ont tué ou blessé. Tous ont connu un monde où les règlements de compte font partie du décor. « Quand ils arrivent ici, m’explique Fabio Cavalli, ils sont souvent très maladroits physiquement, ils ne savent pas danser par exemple, et plus surprenant encore, ils sont une toute petite minorité à savoir jouer des poings. Là où ils vivaient, on répondait à l’agression par les armes. » Faire du théâtre, c’est aussi apprendre à faire usage de son corps, un usage non violent.
« Depuis que j’ai découvert l’art, ma cellule est devenue une prison »
Depuis 2002, le Théâtre libre de Rebibbia s’est enrichi de deux autres compagnies, l’une, à destination des détenus de longue peine, non liés à la criminalité organisée, la seconde, pour les personnes placées en détention préventive. La première est dirigée par deux femmes, Laura Andreini Salerno et Valentina Esposito, et a débuté par une adaptation des notes de voyage de Tchekhov sur les bagnards de l’île de Sakhaline (Russie). Fabio Cavalli s’occupe de la seconde avec Franco Moretti. Ce dernier a développé, à partir de 2011, des activités spécifiquement musicales et accompagne les spectacles sur un piano désormais à demeure. Lors d’une pause, je verrai un des acteurs y jouer spontanément le thème principal du Parrain.
Sur les cinq cents détenus passés dans ces différentes structures, Fabio Cavalli a noté une douzaine de récidives, dont aucune pour des actes violents. Soit un taux de récidive de 2,4 %. Un résultat spectaculaire ! Loin des 65 % de taux moyen sur l’ensemble des prisons italiennes. Cent cinquante prisonniers ont même obtenu un diplôme d’acteur, suite à la mise en place par la région de projets-formation en milieu carcéral grâce à des fonds européens. Parmi eux, certains suivent parallèlement des études universitaires, en droit ou en lettres. Un des comédiens présents sur le plateau achève un master en anthropologie. Quadragénaire, il en parle avec l’assurance et la fougue d’une jeunesse qu’il n’a probablement jamais eue.
Pour le reste, explique le metteur en scène, « les institutions pénitentiaires n’offrent aucune contribution pour ces activités. En Italie, il n’existe aucune loi et aucun règlement pour imposer de manière rigoureuse l’intervention culturelle en prison. » Avec d’autres, il se bat pour changer les choses en profondeur. Pour l’instant, les financements viennent du ministère de la Culture, de la région et de la municipalité. Ils sont si faibles qu’ils poussent les metteurs en scène à faire un « théâtre pauvre », qui « valorise l’acteur, plutôt que les costumes ou le décor ».
Malgré ces nombreuses difficultés matérielles et administratives, Fabio Cavalli a trouvé en prison un sens au métier qu’il faisait. « Je suis arrivé ici par hasard. Un ami m’avait appelé parce que des détenus avaient créé d’eux-mêmes un groupe théâtral. Ils essayaient de monter une pièce d’Eduardo de Filippo, en copiant une mise en scène classique enregistrée sur une cassette vidéo. Le résultat était évidemment désastreux », se souvient-il en riant. Les débuts n’ont pas été faciles : « Il a fallu que je m’impose. À un moment donné, je leur ai dit qu’ils connaissaient leur métier, pas si bien que ça, du reste, puisqu’ils avaient fini en prison. Mais, moi aussi, je connaissais le mien, metteur en scène. S’ils voulaient faire du théâtre, ils devaient m’écouter. »
Fabio Cavalli, dans la salle, observe les acteurs en répétition. En coulisses, des acteurs observent la scène, en relisant une dernière fois leur texte.
Se mettre en apprentissage dans un cadre précis, structuré, hiérarchisé a rendu le travail possible. « L’un d’eux a même appris à lire avec Shakespeare », poursuit-il, avant d’ajouter qu’en dehors de la prison, le théâtre n’a désormais plus vraiment de sens à ses yeux. « Pour eux, en revanche, c’est une vraie nécessité, parce qu’ils trouvent dans les textes la catharsis que cherchaient les Anciens. Et cette nécessité, ils parviennent à la transmettre au public, qui perçoit de suite qu’il y a un véritable enjeu dans leur interprétation. »
« Je lui dois tout, confie un des acteurs, dès le premier jour, à propos de Fabio Cavalli, avant, je ne savais faire que le délinquant. » Et un autre d’ajouter : « Le théâtre est comme une belle femme, si tu le trompes, il s’en rend compte aussitôt. » Cette expérience purificatrice débouche parfois sur une douloureuse lucidité. Je repense à cette phrase du film des frères Taviani, des mots dits spontanément par un détenu mais qu’aurait pu écrire Shakespeare : « Depuis que j’ai découvert l’Art, ma cellule est devenue une prison. »
« La prison est le miroir monstrueux de la société qui l’administre »
Si l’art en prison a un sens, quel sens a la prison pour celui qui l’y introduit ? Durant nos échanges, Fabio Cavalli revient sur une phrase du juriste romain Ulpien : « La prison a pour devoir de contenir des hommes, non de les punir. » [1] L’idée de punition, explique-t-il, n’a aucun sens pour des adultes, le taux élevé de récidives suffit à le démontrer.
Il reste que la prison est une forme de purgatoire : « Comme toutes les choses humaines, elle aura un début et une fin. » Il s’appuie sur les expériences de quelques pays d’Europe du Nord et du long chemin ouvert vers sa suppression progressive. En attendant, « elle doit être un objet d’étude, de réflexion et d’expérimentation sociale, comme héritage des plus archaïques visions du monde et de l’homme. »
En plus du théâtre, le metteur en scène a fait de longues études de philosophie. Sa réflexion est précise, argumentée : « La prison est inutile, nuisible, politiquement et moralement perverse. Elle doit être abolie. C’est le miroir monstrueux de la société qui l’administre. En Italie, on estime que seuls huit mille détenus doivent être temporairement « isolés », à cause du fait que leurs crimes représentent un acte de guerre contre la société et contre l’État. » Il s’agit, précise-t-il, des membres des organisations criminelles de type mafieux, ou de ceux, une poignée désormais, qui appartenaient aux organisations terroristes des années soixante-dix. « Les autres, quarante-cinq mille, ne devraient pas être enfermés, mais orientés vers des projets de formation culturelle et professionnelle avec une obligation d’assiduité en dehors du cadre de la prison. »
Sur scène, certains de ces hommes au lourd passé ont gravité dans de tentaculaires trafics d’armes et de stupéfiants, d’ampleur internationale. Ils tiennent un manuscrit de Brecht, s’appropriant dans leur dialecte l’histoire de La Résistible ascension d’Arturo Ui, – un parcours qui est à la fois celui de Hitler et d’Al Capone, transposé dans le Chicago des années trente. Avec Fabio Cavalli, ils explorent un modèle qu’ils connaissent déjà tous plus ou moins dans la vie. Mais c’est dans l’art qu’ils pourront le comprendre, et pour la quasi-totalité d’entre eux s’en libérer.
Olivier Favier (texte et photos)