LGBT

« Les drags sont le révélateur d’une précarité du milieu LGBT »

LGBT

par Emma Bougerol

Malgré une plus grande visibilité des artistes drag, très peu d’entre eux et elles arrivent à vivre de leur art. Entre manque de reconnaissance, d’aides et d’opportunités, ces performeureuses du genre se battent pour en tirer un revenu.

Deux jours avant Noël, dans un petit restaurant parisien, Jeffrey Scary monte sur scène. Un espace pas plus large que deux personnes, surplombé d’un néon arc-en-ciel. Cheveux tirés en arrière et teints en gris, une cicatrice lui barre l’œil. Il brandit son épée, montre ses muscles, enlève sa chemise pour révéler un harnais de cuir noir. Le public se limite à quelques personnes et aux employées du restaurant. Mais peu importe, il se produit comme s’il faisait face à une foule.

Jeffrey [1] est drag king, c’est-à-dire qu’il performe le genre masculin, via son personnage. Ce vendredi, c’est la première fois qu’il performe dans ce restaurant habitué des soirées drag queen.

Il est d’ailleurs le premier « king » à y jouer. Mais, avant, Jeffrey a passé la journée au travail. En ce moment, il est employé dans un marché de Noël. « Je fais deux journées en une. C’est la folie. Mais ce soir, j’ai bien dit au travail que quoi qu’il arrive, je partais à 19h45, j’avais le show ! », glisse-t-il, juste avant d’aller se préparer au sous-sol.

À découvert de 300 euros

Le personnage de Jeffrey King est né lors d’un atelier drag king en 2014. « Je ne suis pas le plus ancien drag king, mais je suis le plus vieux », rit l’artiste de 65 ans. Deux ans après, il monte le premier cabaret drag king de la capitale, « Drag my king », qu’il organise seul. Malgré ses shows qui font souvent salle comble, Jeffrey est loin de pouvoir vivre de son activité de drag.

Il met un point d’honneur à payer ses artistes, « au moins 100 euros », précise-t-il, quitte à s’endetter personnellement pour que tout le monde touche son pécule. « Une fois, un show n’a pas bien marché du tout, on a eu plein de difficultés, alors j’ai dû avancer 300 euros de ma poche. J’ai mis longtemps avant de refaire un cabaret, parce que 300 euros, c’est beaucoup pour moi. »

Un drag king se tient sur scène, micro à la main. On voit du public assis devant qui le regardent.
Le cabaret « Drag my King »
Jeffrey Scary, de son nom drag, a créé le premier cabaret drag king de la capitale. Seul à la barre, il essaye d’en produire un tous les mois.
© Yann Lévy

L’homme est déjà retraité, mais ne touche que 675 euros de pension. « J’ai un loyer de 1000 balles. Je suis déjà à découvert de 300 euros, et on n’est même pas à la fin du mois », confie-t-il. Dès qu’il le peut, il joue la comédie, fait modèle vivant pour des dessinateurs ou des photographes, crache du feu, loue un petit studio, participe comme figurant à des jeux télévisés…

Mais ça ne suffit pas. Il raconte ne connaître personne qui arrive à vivre de leur drag. « Tous les kings que je connais, si on leur demandait s’ils voulaient en vivre, bien sûr qu’ils diraient oui. Mais financièrement, on est tous obligés d’avoir un métier à côté. »

Une des difficultés majeures pour vivre de son art est d’avoir le nombre d’heures nécessaire pour devenir intermittent du spectacle. Réunir 507 heures d’activité est très compliqué pour beaucoup d’artistes, y compris les drags. Jeffrey, par exemple, n’organise son cabaret que tous les deux mois. Il se produit dans quelques soirées à droite, à gauche, mais ne fait qu’un show par mois en moyenne.

Des lieux précaires

« Il y a une précarité structurelle des lieux et des cultures LGBTQI+. Le problème, c’est que les lieux où les artistes queer peuvent se produire ne sont pas non plus très riches », éclaire Apolline Bazin, rédactrice en chef de Manifesto XXI et autrice de Drag – Un art queer qui agite le monde (2023). Jusqu’à récemment, payer les drags n’était pas une habitude pour nombre d’organisateurtrices de soirées.

En 2018, une tribune signée par 123 artistes est publiée dans le magazine Têtu pour que cela change : « Drag-queens et kings, club-kids, performeur.se.s de la nuit, nous voulons être payé.e.s à notre juste valeur ». Elle est lancée en parallèle d’un hashtag #payetonshow. Jeffrey Scary fait partie des signataires.

Quelques années plus tard, « c’est en train de se résoudre, des drags gagnent déjà un peu plus d’argent, note Apolline Bazin. Il y a de la précarité d’abord parce que, à la base, il y a un problème de reconnaissance. Ça s’améliore un peu avec Drag Race. » L’arrivée en 2019 sur le Netflix français de l’émission « RuPaul Drag Race », un concours de drag queens animé par RuPaul, probablement la drag queen la plus célèbre du monde, a permis de rendre visible et populaire la pratique de cet art.

Le salut par Netflix et France télévisions

Puis, la version française du concours télévisé est arrivée sur le service public en juin 2022 – la deuxième saison a été diffusée cette année – et a rencontré son public. La première édition a rassemblé près de sept millions de téléspectateurs [2]. Mais Drag race a mis en avant un certain type de drag, les queens. Et y participer coûte cher. « On sait que les budgets pour postuler à cette émission, avec les costumes, les perruques, les accessoires… C’est un truc de fou ! », s’exclame Jeffrey Scary.

Certaines personnes peuvent dépenser ou s’endetter à hauteur de plusieurs dizaines de milliers d’euros pour en faire partie. « Il faut époustoufler, il faut être la meilleure, la plus belle, avec les costumes les plus incroyables, donc ça demande énormément d’investissement financier », ajoute le drag king. Pour l’instant, seules les drag féminines peuvent accéder à l’émission. Les drags kings ou celles et ceux non associés à un genre (on parle de « drag queer ») sont de facto exclues.

Fragile renouveau

« Les drags sont le révélateur d’une précarité du milieu LGBT, note Arnaud Alessandrin, sociologue spécialiste du genre et des discriminations. Même si cela tend à s’améliorer, puisqu’on n’est pas dans la même précarité qu’au début des années 2000. »

Le mouvement drag a connu une nouvelle dynamique à la fin des années 2010. Mais les artistes ont alors « dû repartir de zéro en termes de réputation, de structuration, de l’accompagnement public (par des subventions) et de la billetterie, note le chercheur. Progressivement, le milieu drag se réinstitutionnalise. » Par exemple, des mairies ou des bibliothèques font maintenant venir des drags pour lire des contes ou faire des animations.

Mais « pour espérer avoir des subventions en France, il faut se structurer en association – ce n’est pas le cas de tous les groupes de la scène drag, qui souvent sont des collectifs », ajoute Arnaud Alessandrin. Puis, une demande de subventions se fait sur la base d’un rapport d’activité de l’année passée – il faut donc au moins un an, voire deux, d’existence comme association avant d’espérer toucher des aides. »

D’autres obstacles se dressent sur la route de l’institutionnalisation. Les attaques de la droite et de l’extrême droite se multiplient. À Toulouse, par exemple, les réactionnaires ont fait interdire aux mineurs une lecture de conte par des drag queens prévue pour les petits de trois à six ans. « On voit dans plusieurs villes que des commandes de mairies, de bibliothèques, sont annulées sous la pression, résume Arnaud Alessandrin. Moins de commandes, cela signifie plus de précarité pour les drags. »

Dans l'entrebaillement d'une porte, Jeffrey Scary, drag king, semble passer. Il sourit, une personne applaudit à droite. À gauche, on voit un bras sur lequel on écrit "Patriarc..."
Jeffrey Scary, après un show « Drag my king »
Le drag king ne parvient pas à vivre de son art, mais continue d’organiser régulièrement ces événements qui réunissent d’autres artistes king. S’il gagne au loto, il rêverait d’organiser un immense festival international de drag king à Paris.
© Yann Lévy

Un autre obstacle est lié au « caractère des mouvements militants contemporains, qui se forment surtout en collectifs », explique le sociologue. Par défiance envers l’État et les institutions, les artistes drag choisissent ce mode d’organisation informel plutôt que l’association. « Cette tendance à ne pas être totalement institutionnalisés tend à un maintien dans une forme de précarité », précise le chercheur spécialiste des questions LGBTQI+.

Drag des villes, drag des champs

L’accès au financement est aussi inégalement réparti. Entre les drags des villes, et tout particulièrement de la capitale, et les drags des campagnes, la réalité est très différente. « Il faut penser aux drags qui vivent dans des villes dirigées par la droite, où aucun financement n’est fléché vers eux et elles, ou dans des petites villes où il n’y a de toute façon pas d’argent pour la culture », rappelle Arnaud Alessandrin.

Des collectifs de drag – queen, kings, queer et autres – continuent de se monter dans les villes moyennes et petites. Sans financement, il faut faire avec les moyens du bord. « Le "Do it yourself" fait partie de l’ADN des cultures queer, souligne la journaliste et autrice Apolline Bazin. Dans beaucoup de scènes, cette débrouillardise est valorisée. »

La solidarité entre les artistes permet aussi à beaucoup d’entre elles et eux d’en tirer un peu d’argent. « Il y a beaucoup de solidarité, beaucoup de bienveillance, souligne Jeffrey Scary. Quand j’étais dans la galère, j’ai envoyé des messages à tout le monde pour leur demander de me faire jouer. J’ai fait quelques shows, certains rémunérés au chapeau. Mais c’était quand même ça de pris. »

Encore essoufflé de sa performance, Jeffrey s’assoit à une table du restaurant. Sa cicatrice de Witcher lui barre toujours l’œil. Il ajuste son harnais en buvant un verre de vin dans la salle presque vide. « Ce qu’il faudrait pour qu’on soit moins précaires, c’est que les gens viennent à nos spectacles, qu’ils en parlent autour d’eux, qu’ils y amènent des amis. Il faut mettre des avis positifs sur les plateformes. » Le lendemain, Jeffrey Scary quitte son personnage pour retourner travailler sur le marché de Noël, les musiques de la veille encore dans la tête.

Emma Bougerol

Photo de une : ©Yann Lévy

Notes

[1Jeffrey Scary est le nom du personnage drag king, ses pronoms sont il/lui. Il a choisi d’être mentionné dans l’article sous ce nom.

[2Chiffres communiqués par France télévisions.