Santé au travail

Europe : « Le prix payé pour permettre aux actionnaires d’encaisser des profits est passé sous silence »

Santé au travail

par Laurent Vogel

Les cours de la bourse peuvent être suivis quotidiennement. Les résultats financiers des entreprises sont communiqués chaque trimestre. Flexibilité et compétitivité sont instaurées en dogme. Mais la situation de celles et ceux qui créent cette richesse – les salariés – demeure quasiment invisible. La journée mondiale pour la santé et la sécurité au travail, célébrée le 28 avril, passera probablement inaperçue. Pourtant, les salariés paient encore un lourd tribut à la création de valeurs : 160 000 travailleurs européens meurent chaque année de leurs conditions de travail ou de leurs conséquences sur la santé.

La date du 28 avril ne vous dit sans doute rien. Elle rappelle l’adoption en 1914 d’une loi canadienne pour l’indemnisation des accidents du travail (en anglais workplace injuries). La date a été choisie en 2003 par l’Organisation internationale du travail pour en faire une journée mondiale pour la santé et la sécurité au travail. On aurait pu imaginer la commémoration d’une date qui a laissé plus de traces dans la mémoire ouvrière.

10 mars 1906, catastrophe de Courrières dans le Nord de la France, avec un bilan officiel de 1 099 morts. L’incendie avait été détecté dès le 7 mars. La présence de grisou avait été signalée par des mineurs. La compagnie n’a pas suspendu le travail. Elle ne voulait pas perdre d’argent. Ce sont les ouvriers des mines voisines qui ont spontanément organisé les opérations de secours, alors que le gouvernement envoyait 26 000 soldats pour écraser les mouvements de protestations qui avaient éclaté dans la région à la suite de la tragédie.

25 mars 1911, incendie de l’usine textile Triangle Waist Company à Manhattan, en plein cœur de New York : 123 ouvrières et 23 ouvriers meurent parce que les patrons avaient fermé les portes à clé. Ces patrons seront acquittés au cours du procès pénal.

6 juillet 1988, 167 ouvriers meurent sur la plateforme de forage pétrolier de Piper Alpha au large des côtes écossaises. On est dans les années Thatcher avec une attaque systématique contre les droits syndicaux et l’affaiblissement de l’inspection du travail.

10 mai 1993, 188 ouvriers (en grande majorité des femmes) trouvent la mort dans l’incendie de la Kader Toy Factory (en Thaïlande) qui produisait des jouets pour les grandes multinationales du secteur.

24 avril 2013, c’était il y a près d’un an. Plus de 1 100 ouvrières et ouvriers meurent au Bangladesh, exploités dans des conditions extrêmes par les grandes marques d’habillement d’Europe et des États-Unis.

La santé est aussi mal partagée que les richesses

À bien y réfléchir, c’est une bonne chose d’avoir une date qui se perd dans l’anonymat du calendrier. Le 28 avril ne nous parle pas d’un accident qu’on se représente comme un événement exceptionnel. Il nous parle de notre vie quotidienne. Mourir du travail reste une réalité déterminée par la soif de profits, la flexibilité, l’absence de démocratie au travail. Dans l’Union européenne, des données minimales calculées par l’Agence européenne pour la santé et la sécurité font état de 400 à 500 morts par jour. Plus de 160 000 morts par an.

Pour la majorité des travailleurs, ce n’est pas la mort mais les maladies, les douleurs persistantes du dos et des articulations, les dépressions, la nécessité de quitter leur travail avant d’arriver à l’âge de la retraite. Le résultat global est que la santé est aussi mal partagée que les richesses, le logement ou l’éducation. Les privilégiés vivent plus longtemps et en bien meilleure santé que ceux qui produisent les richesses. Ces inégalités s’accroissent sous l’effet des politiques de dérégulation.

Tous les matins, vous pouvez entendre à la radio le cours des actions à la bourse. On dirait des communiqués de guerre où transparaît l’idéologie de la compétitivité. Le prix payé par les travailleurs pour permettre aux actionnaires d’encaisser des profits est passé sous silence.

Le 28 avril, les institutions nationales et européennes exprimeront leur compassion. Elles s’engageront solennellement à améliorer les conditions de travail. Les 364 autres jours de l’année, la réalité dément ces déclarations. Depuis dix ans, avec les deux Commissions présidées par M. Barroso, la politique de l’Union européenne en santé au travail est pratiquement paralysée. Des procédures bureaucratiques très lourdes empêchent l’adoption de nouvelles législations. Il faut passer par des études d’impact qui démontreraient que la vie et la santé des travailleurs sont une marchandise rentable, qu’elles ne constituent pas un « fardeau » pour les employeurs.

La directive sur les cancers professionnels bloquée depuis dix ans

Le 28 avril, méfions-nous des larmes de crocodile. Exigeons des comptes précis et clairs. Pourquoi la révision de la directive sur les cancers professionnels est-elle bloquée depuis dix ans ? Pourquoi la directive sur les troubles musculosquelettiques n’a-t-elle jamais vu le jour ? Pourquoi, dans la majorité des pays de l’Union, les ressources de l’inspection du travail sont-elles insuffisantes ? Pourquoi moins d’un travailleur sur deux en Europe dispose de cette forme minimale de démocratie qu’est la désignation d’un représentant pour la santé et la sécurité ? L’expérience montre que sans ce contre-pouvoir qui exerce un contrôle sur les décisions des entreprises, la prévention est un leurre.

Le 28 avril, on va commémorer les morts. On va entendre les discours rassurants sur les efforts entrepris, les progrès réalisés, les points mis à l’ordre du jour pour les politiques de demain. La santé au travail constitue un enjeu conflictuel moins visible que les salaires mais plus fondamental. Parce qu’elle remet en question le pouvoir patronal de déterminer l’organisation du travail, de choisir les procédés de production et les substances, de faire appel au travail précaire et à la sous-traitance. À travers notre action, faisons de toute l’année un 28 avril en mettant les conditions de travail et l’égalité sociale au cœur des débats politiques. Souvenons-nous du cri lancé il y a un siècle par l’activiste syndicale américaine Mother Jones : « Célébrons les morts mais battons-nous comme des diables pour les vivants » [1].

Laurent Vogel, chercheur à l’Institut syndical européen

Photo CC source

Notes

[1En anglais "Pray for the dead, and fight like hell for the living.