Voilà vingt ans que Sylvain Martin s’est installé comme maraîcher à Vallouise, une petite commune des Hautes-Alpes – 800 habitants – située à 1300 mètres d’altitude, au cœur du massif des Écrins. Sur ce territoire marqué par un climat méditerranéen, l’accès à l’eau pour les cultures est « vital ». « Comme il y a des ruisseaux partout, des glaciers à proximité, je n’avais pas d’inquiétude lorsque je me suis installé, se rappelle Sylvain. Mais j’ai rapidement ressenti les effets du changement climatique, avec son lot de sécheresses répétées. »
Néanmoins pour arroser ses cultures, Sylvain n’a pas besoin de pompe électrique. Ses parcelles, comme celles d’une grande partie des Hautes-Alpes, sont desservies par un vaste réseau de canaux d’irrigation par gravité. « L’eau est prélevée dans les rivières en amont et circule dans des canaux à flanc de montagne jusque dans les vallées », explique le paysan. En pratique, l’eau s’écoule par gravité sur la parcelle, du fait de la pente, avant de s’infiltrer dans les sols.
Dans le monde, plus de 80% de l’irrigation est gravitaire
Peu connus, ces canaux ont pourtant une vieille histoire, la plupart ayant été creusés au 15e siècle [1]. « Ces canaux, c’est plus qu’un patrimoine culturel, c’est un patrimoine de vie ! Sans cela, il n’y aurait pas ces villages de montagne avec des cultures maraîchères et de l’élevage », insiste Sylvain. En France, on trouve des réseaux d’irrigation gravitaires similaires à ceux des Hautes-Alpes principalement dans les Pyrénées-Orientales, dans les régions de montagne sèche ou dans des plaines comme celle de la Crau (Bouches-du-Rhône).
A l’échelle mondiale, ce type d’irrigation est majoritaire : alors que la surface irriguée globale avoisine les 250 millions d’hectares, 80 à 90 % seraient en irrigation gravitaire, en particulier au Proche-Orient. Ce n’est pas le cas de l’hexagone, où plus des trois-quart de l’irrigation repose sur l’aspersion avec pompe, l’irrigation gravitaire ne représentant que 14% des usages agricoles, malgré de nombreuses régions montagneuses ou vallonnées.
Une méthode d’irrigation cinq fois moins cher
« S’il reste beaucoup de ces canaux dans les Hautes-Alpes, c’est parce qu’ils sont très adaptés à l’agriculture de montagne avec ses petites fermes d’élevage », observe Thomas Raso, ingénieur en hydraulique travaillant au Conseil départemental. Même si l’usage peut paraître désuet, les prairies naturelles des Alpes du Sud sont régulièrement arrosées par ruissellement ou inondation, grâce aux canaux d’irrigation par gravité. « Les éleveurs font déborder le canal, ce qui entraine un gros arrosage. L’herbe en profite bien : elle prélève pendant deux à trois semaines de suite l’eau stockée dans les sols. C’est un arrosage très adapté aux prairies naturelles qui ont besoin d’une grosse quantité d’eau régulière. »
Ces pratiques contribuent à l’autonomie globale des fermes d’élevage en montagne. « Avec l’irrigation, on fait deux ou trois coupes d’herbe l’été, ce qui nous permet une forte autonomie en fourrage pour les six mois d’hiver », confirme Sylvain Martin. « Cette irrigation sécurise notre stock de foin. » Le regain de pousse permet également aux vaches de pâturer ces prairies durant l’automne. L’intérêt économique de ce mode d’irrigation est sans conteste pour les bénéficiaires : « Il faut compter entre 20 et 50 euros par an et par hectare avec l’irrigation gravitaire, alors que l’irrigation sous pression coûte de 100 à 200, voire 300 euros l’hectare », relève Thomas Raso.
Une irrigation sans énergie fossile ni électrique
Ces canaux garantissent-ils pour autant une plus-value écologique par rapport aux autres modes d’irrigation ? « C’est un peu controversé, reconnaît l’ingénieur. « L’irrigation gravitaire est un mode d’arrosage qui prélève beaucoup d’eau en amont dans les torrents. Il faut en effet un débit minimum pour que l’eau arrive jusque dans les vallées. Or cette eau en amont du canal est considérée par certaines institutions de contrôle comme de l’eau gaspillée : elle est prélevée dans le torrent et n’est pas utilisée directement pour l’arrosage mais pour pousser et transporter l’eau. »
Toutefois, pour l’ingénieur territorial, « les canaux ne gaspillent pas l’eau d’un point de vue global ». Selon lui, l’ensemble de cette eau finit par retourner dans le milieu naturel, que ce soit dans les plantes, les nappes phréatiques ou les torrents. Quant aux infiltrations éventuelles des canaux d’irrigation à ciel ouvert, elles peuvent contribuer à alimenter les nappes phréatiques.
Autre avantage : les canaux d’irrigation gravitaire n’ont besoin d’aucune énergie fossile ou électrique pour fonctionner, contrairement à l’arrosage par aspersion dont les tuyaux sont mis sous pression. Des recherches avancent même que ces canaux pourraient temporiser des crues torrentielles : lors de fortes précipitations, les eaux de ruissellement rencontrent obligatoirement des canaux qu’elles empruntent avant de rejoindre les rivières, étalant ainsi les précipitations dans le temps [2]. Thomas Raso admet néanmoins que la forte concentration de canaux sur certains secteurs a pu conduire à l’assèchement de cours d’eau : « Il y a des efforts à réaliser dans les secteurs où les prélèvements d’eau sont supérieurs à la ressource. ».
Désengagement de l’État
Les conflits d’usage et la surconsommation qui peuvent en résulter sont en partie liés à l’abandon, ces dernières années, de la gestion de ces canaux. Historiquement, ceux-ci ont été gérés sous forme d’ « association syndicale autorisée » (ASA), une structure composée des propriétaires de parcelles bénéficiant de l’irrigation [3]. « Dans notre cas à Vallouise, cette association remonte à 1850, illustre Sylvain Martin. Mais un certain désintérêt et le manque d’agriculteurs ont contribué à ce que l’ASA soit en sommeil ces dernières années. »
Vallouise est loin d’être un cas isolé. Jusque dans les années 2000, c’est l’État, via l’ancienne Direction départementale de l’agriculture et de la forêt (DDAF), qui accompagnait les associations d’irrigation. Mais l’ingénierie publique d’État a progressivement été démantelée, avant d’être complètement supprimée dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques engagée en 2007. « La conséquence, c’est que peu de travaux ont été réalisés pendant près de dix ans sur les petites structures d’irrigation, observe Thomas Raso. Mais les sécheresses récurrentes et le besoin de faire des économies d’eau ont décidé les élus des Hautes-Alpes à consacrer des moyens à l’assistance des communes et des ASA. »
A ce jour, le département compte plus de 200 associations d’irrigation, la plupart couvrant entre dix et deux cents hectares. « Entre 100 et 150 ASA sont réellement actives d’un point de vue comptable et juridique », détaille Thomas Raso. D’autres sont en situation difficile : si elles parviennent à maintenir l’irrigation, elles ne s’occupent plus des démarches administratives ou comptables. Certaines ASA ont même été abandonnées, l’eau ne circulant plus dans les canaux du fait du manque d’entretien. « Parfois, on ne voit même plus les canaux dans le paysage, constate l’ingénieur. Relancer une ASA est réalisable, mais demande beaucoup de pugnacité ».
Un fonctionnement reposant sur la solidarité entre usagers
Cela fait bientôt dix ans que Sylvain Martin s’attelle avec d’autres bénévoles à réactiver l’ASA d’irrigation à Vallouise : « Cela suppose de redéfinir un périmètre, d’installer des compteurs volumétriques, de mettre en place une comptabilité et une gestion spécifiques », témoigne t-il [4]. Le fonctionnement de l’ASA repose notamment sur le paiement d’une redevance, le « rôle ». « Nous sommes partis sur un montant fixe pour redémarrer et constituer une trésorerie. Il faut compter par exemple 3000 euros par an pour la gestion administrative de la structure. »
Mais la collecte du « rôle » n’est pas simple : l’ASA de Vallouise compte 800 propriétaires, 4000 parcelles très morcelées, et la dernière redevance a été payée en 1973... « Aujourd’hui, les plus gros utilisateurs rechignent à payer. Ils ne semblent pas réaliser que s’ils peuvent exercer leur métier, c’est parce ces canaux sont là, et depuis longtemps. » D’ici l’assemblée générale de l’ASA de Vallouise, au printemps 2018, la cogestion se fait avec l’appui de la préfecture.
« Le vrai problème, c’est l’entretien des canaux », poursuit Sylvain. « Certains sont à flanc de montagne, d’autres sont inaccessibles avec des engins. » Historiquement, cet entretien est basé sur le système dit « des corvées » effectuées par tous les usagers des canaux. « Si on est dans le périmètre de l’ASA, il faut compter quelques journées d’entretien pour curer, élaguer, remonter des murs, enlever des blocs... Avant, il y avait des centaines de personnes, mais de moins en moins de gens sont venus aux corvées. » Aujourd’hui, une quinzaine de personnes se retrouvent trois demi-journées dans l’année, pour entretenir près de 20 km de canaux porteurs, plus ou moins faciles d’accès. La clé pour qu’une ASA fonctionne ? « On a besoin que tout le monde soit solidaire dans la corvée et le paiement du rôle. »
Sophie Chapelle
Photos © SGMB.
– Une : Canal de ville de Monêtier-les-Bains dans la plaine du Casset.
– Canal du Guibertin à Monêtier-les-Bains, en zone urbanisée.
– Corvée annuelle dans le Grand Canal de Ville de Briançon (mise en eau).
Série « Eau et climat », en partenariat avec France Libertés
Cet article est publié dans le cadre d’une série de reportages et d’enquêtes sur les enjeux de la gestion de l’eau et des sols dans le contexte du réchauffement climatique, réalisée avec le soutien de France Libertés - fondation Danielle Mitterrand. www.france-libertes.org
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