Artificialisation des sols

Grand projets contestés : combien coûtent les nouvelles autoroutes ?

Artificialisation des sols

par Maÿlis Dudouet

Une cinquantaine de projets d’aménagements routiers et d’autoroutes sont actuellement contestés à travers la France, car ils détruisent terres agricoles et forêts et coûtent cher aux caisses publiques. Retour sur quatre cas emblématiques.

[Mise à jour le 19 septembre 2023] En grève de la faim depuis le 31 août, Thomas Brail, fondateur du Groupe National de Surveillance des Arbres (GNSA), s’oppose au projet d’autoroute A69 entre Castres et Toulouse qui va détruire 400 hectares de terres fertiles. Avec d’autres grimpeurs surnommés « les écureuils », ils occupent un arbre en face du ministère de la Transition écologique et demandent la suspension des travaux tant que les recours juridiques n’ont pas abouti.


La mobilisation contre l’autoroute A69 entre Castres et Toulouse, initié par e collectif Les Soulèvements de la Terre, a réuni des milliers de personnes fin avril. Cette mobilisation médiatisée est la partie visible d’un vaste mouvement contre les projets routiers et autoroutiers, et leurs conséquences sur l’artificialisation des terres, les finances publiques et la biodiversité. Malgré la prise de conscience du défi climatique, la France demeure accro aux projets routiers : 55 projets d’aménagements, dont sept autoroutes, sont actuellement contestés par des collectifs citoyens rassemblés au sein d’une coalition, « La Déroute des routes ».

L’ensemble de ces projets menacent près de 4500 hectares de terres selon le décompte réalisé par Reporterre, l’équivalent de la moitié de Paris transformée en goudron. « Globalement, les projets routiers sont le deuxième facteur d’artificialisation des sols. Ils ont un impact colossal en entraînant la destruction de terres agricoles, de zones humides et de forêts occupant un rôle de régulation pour le climat », analyse Valentin Desfontaines, responsable des mobilités durables au sein de l’association Réseau action climat.

Le coût global pour les finances publiques est aussi faramineux : près de 18 milliards d’euros. La coalition La Déroute des routes demande un moratoire pour stopper « tous les projets routiers, dans l’attente de leur réexamen au regard des stratégies fixées par l’État et des enjeux climatiques, écologiques et sanitaires auxquels nous faisons face ». « Les collectifs organisent des réunions publiques, les gens sont impliqués, mais ça ne suffit pas, confie l’élue écologiste rouennaise Enora Chopard, membre de La Déroute des routes et du collectif « Non à l’A133-A134 ». L’enjeu est trop important. Une fois que les arbres des forêts seront coupés, ce sera trop tard. Pour Anna Tubiana, également membre de la Déroute des routes, il faut bloquer les projets de route en amont plutôt que de limiter les impacts qu’elle aura ».

Certains projets routiers ont pourtant vu le jour malgré d’intenses oppositions, comme le Grand contournement ouest de Strasbourg (GCO) ou la Nouvelle route du littoral à La Réunion. D’autres nouvelles routes sont toujours en attente, ou en cours de réalisation. Nous revenons ici sur quatre projets emblématiques de la contestation (voir notre carte de ces projets autoroutiers).

L’autoroute la plus chère : l’A31 bis de Thionville (Moselle)

À Thionville, le projet de contournement intégré à l’autoroute A31 bis vaut son pesant d’euros : entre 1,4 et 1,9 milliard d’euros d’après les chiffres de la préfecture de Moselle. Ce tronçon d’autoroute de 115 km devrait relier à terme la commune de Gye (Meurthe-et-Moselle) à la frontière luxembourgeoise, et prévoit aussi un élargissement de l’A31 préexistante (passant de 2x2 voies à 2x3 voies).

Pour l’heure, aucune somme précise de subvention publique n’a été annoncée pour ce projet à péage. L’entreprise de BTP chargée de réaliser les travaux et d’exploiter cette nouvelle concession autoroutière n’a pas encore été sélectionnée. Ce projet a pour objectif de « limiter la congestion » de l’autoroute déjà existante (A31), selon la préfecture. Cet argumentaire est contredit par un phénomène déjà observé : le trafic induit. « En créant plus de routes, on génère systématiquement de la nouvelle demande », explique Valentin Desfontaines, du Réseau action climat.

Ce constat est notamment étayé par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). « La création de voies de circulation supplémentaires génère une nouvelle demande de trafic automobile, “trafic induit”, qui se traduit par des effets négatifs en termes d’émissions et de qualité de l’air » explique l’Ademe dans une étude de 2021.

Pour les opposants, le projet est aussi inégalitaire. « Selon nos calculs, utiliser cette portion coûterait 160 euros par mois de péage pour les habitants. Les gens ne vont pas pouvoir payer ça, dit Sophie Delvo, membre de deux collectifs opposés à cette autoroute. Ça va créer une fracture sociale. » Elle reconnaît qu’il y a une saturation sur le trajet actuel, mais affirme que « le projet n’y répond pas. On le fait parce qu’il faut faire quelque chose. On ne sait pas trop comment ça va se financer, s’il faudra payer plus d’impôts. C’est toujours les mêmes arguments qui sont mis en avant, et qui sont pro-routes », observe-t-elle.

Argument supplémentaire pour les opposants, une alternative ferroviaire existe, avec le projet de Réseau express métropolitain transfrontalier, également en préparation. Il prévoit d’ici à 2027 un train toutes les sept minutes entre Thionville et le Luxembourg.

Après une énième concertation publique en février, le préfet doit maintenant proposer un tracé au gouvernement, avant la tenue d’une enquête publique. Celle-ci ouvrira la voie à une potentielle déclaration d’utilité publique, qui rendra possible les premiers travaux. « On attend le rapport d’enquête publique, puis on contestera le dossier », assure Sophie Delvo [1].

L’autoroute la plus destructrice en terres : l’A154 de Saint-Rémy-sur-Avre (Eure-et-Loir)

Dans le Centre-Val de Loire, ce sont près de 600 hectares de terres qui doivent céder leur place à une autoroute, l’A154. Elle sera elle aussi à péage. Il s’agit de transformer, sur plusieurs tronçons, la route nationale 154 qui relie Val-de-Reuil, Dreux et Chartres en 2x2 voies.

« Les impacts directs du projet conduiront à une très forte destruction de sols naturels et agricoles, dont 460 hectares de surface cultivée et 75 hectares de parcelles boisées », détaillait au sujet de ce projet l’ancien Conseil général de l’environnement et du développement durable en 2016.

Malgré cela, deux ans plus tard, Élisabeth Borne, alors ministre chargée des Transports, signe le décret déclarant le projet d’utilité publique. Elle s’était même rendue à Chartres pour défendre cette autoroute. Soutenue par le maire de Chartres, Jean-Pierre Gorges (LR), depuis les années 2000, l’A154 est présentée comme le « chaînon manquant » censé fermer la boucle entourant l’Île-de-France.

« C’est un projet anachronique », pense au contraire François Bordes, vice-président de la Fédération environnement Eure-et-Loir, qui regroupe douze associations opposées au projet de l’A154. Cette prochaine autoroute est censée voir le jour d’ici 2030, pour la somme de 922 millions d’euros, avec une subvention publique de 55 millions d’euros a minima d’après l’enquête publique réalisée en 2017. « Les chiffres datent d’il y a dix ans », précise François Bordes. Avec l’inflation, le coût global du projet grimperait désormais à 1,08 milliard d’euros, selon les calculs du collectif.

Un autre projet est lui aussi excessivement gourmand en terres : l’A147, l’autoroute reliant Limoges à Poitiers sur 110 kilomètres, prévoyait de bétonner 790 hectares. Il est pour l’instant à l’arrêt depuis l’avis négatif rendu cette année par le Conseil d’orientation des infrastructures, une instance consultative du ministère des Transports.

L’autoroute la plus subventionnée : le contournement de Rouen (Seine-Maritime)

Plus au nord, le projet de contournement de Rouen attise lui aussi des oppositions. La facture de cet aménagement routier devrait s’élever à 245 millions d’euros pour l’État, sur un total de 886 millions d’euros. Les frais seront également en partie pris en charge par les collectivités locales : le département de Seine-Maritime prévoit d’injecter 40 millions d’euros et la région Normandie 205 millions.

Soit au total près de 490 millions d’euros d’argent public. La métropole de Rouen et le département de l’Eure n’ont pas souhaité participer au financement, poussant la Normandie et la Seine-Maritime à augmenter leur participation.

Pour les collectifs qui s’y opposent, les chiffres annoncés des subventions seraient même en deçà de la réalité. Avec l’inflation, les 886 millions d’euros de budget global avoisineraient plutôt les 1,5 milliard avance un membre du collectif contestataire dans Paris Normandie. « C’est de l’argent public qui alimente le trafic routier. Et ils ont fait valoir des arguments locaux, alors que l’on s’aperçoit qu’il s’agit d’enjeux nationaux, décrypte Anna Tubiana, membre de La Déroute des routes. En réalité, on se rend compte que les tracés des projets routiers sont reliés aux réseaux européens de trafic de marchandise. »

Le collectif « Non à l’A133-A134 » dénonce une autoroute à péage « inutile » aux habitants, qui ne « vont pas payer cinq euros pour aller travailler ». Cette voie de circulation pèsera aussi sur les budgets des personnes qui doivent utiliser le tronçon. « De manière générale, la voiture est coûteuse en énergie. Le coût du péage va renforcer ces inégalités d’accès à cette mobilité alors qu’il existe des politiques de transport plus inclusives », juge ainsi Aurélien Bigo, chercheur sur la transition énergétique des transports à la Chaire énergie et prospérité, un institut de recherches.

Pour les 516 hectares de surface artificialisés pour ce contournement, des mesures « de compensation » ont été annoncées dans la déclaration d’utilité publique. « Ce n’est pas suffisant, estime Aurélien Bigo. Certes, c’est bien de faire de la compensation, mais l’urgence, c’est d’abord d’éviter d’avoir des impacts sur la biodiversité. Ce qui nécessiterait d’abandonner les projets d’autoroutes. Ensuite, il faut réduire les impacts existants, et en dernier ressort les compenser. » En multipliant des infrastructures routières, « on observe une fragmentation des espaces naturels, et on empêche les animaux de bouger sur le territoire, ajoute le chercheur. On a beau mettre des ponts et des “crapauducs”, ça ne vient pas compenser le mal qui vient d’être fait. »

L’autoroute qui nécessite une loi spécifique : la liaison Machilly-Thonon-les-Bains (Haute-Savoie)

Le projet de liaison routière entre Machilly et Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), dit A412, doit traverser une dizaine de communes du département. Parmi ces dernières, la ville de Bons-en-Chablais est au centre des attentions depuis l’adoption du plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) en février 2020. Le document n’incluait pas, volontairement, le projet d’autoroute. Deux sénateurs LR de Haute-Savoie, Cyril Pellevat et Sylviane Noël, ont décidé de passer outre cette opposition locale. Les deux ont utilisé leur position parlementaire pour contourner le plan d’urbanisme en faisant voter une loi le 31 janvier dernier. Celle-ci fait prévaloir le projet autoroutier sur le PLUi en question. Il ne manque plus qu’un second vote à l’Assemblée nationale pour faire adopter la loi. Celui-ci pourrait avoir lieu dès le 14 juin prochain.

Du côté des opposants, on s’étonne de l’intervention des sénateurs. « Ce qui nous scandalise - outre le fait que le Sénat s’en saisisse - c’est que si la loi est votée à l’Assemblée nationale, cela crée un précédent. Ici, la plupart des élus sont d’accord avec ce projet, mais si la loi passe, les sénateurs pourront faire passer une loi sur un territoire où les élus sont contre », s’alarme Élisabeth Charmot, ancienne élue d’opposition écologiste à Thonon-les-Bains et membre de l’Association de concertation et de proposition pour l’aménagement et les transports, opposée de longue date au projet de liaison autoroutière en Haute-Savoie.

« C’est une atteinte au droit de l’environnement par le Sénat », accuse aussi Valentin Desfontaines du Réseau action climat. Un élément que l’on retrouve dans l’argumentaire de Christian Huglo, avocat de l’association locale. Selon lui, le projet porterait « atteinte à l’objectif à valeur constitutionnelle de protection de l’environnement ». « Les auteurs de la proposition de loi avancent pour seule justification un simple retard dans la conclusion du contrat de concession et dans la réalisation du projet. Ce seul motif ne saurait valablement constituer un motif d’intérêt général de nature à justifier une validation législative qui est, il convient de le rappeler, une mesure au caractère exceptionnel », défend l’avocat de l’association.

Les opposants critiquent aussi le fait que l’enquête publique n’aurait pas pris en compte la possibilité d’utiliser le train plutôt que la route pour ce trajet. « La fréquentation du train transfrontalier franco-suisse Léman Express a été grandement sous-estimée dans l’enquête publique », dénonce Élisabeth Charmot. Le Léman Express a ouvert en décembre 2019, au moment de la publication de la déclaration d’utilité publique de l’autoroute. Une véritable alternative existe donc, puisque cette ligne relie déjà les communes de Thonon-les-Bains et Machilly aux autres grandes communes environnantes.

Outre les projets autoroutiers en cours ou annulés, la France est à une période charnière de sa politique des transports. Avec la signature des contrats de plan État-Région 2021-2027, les régions bénéficient de nouveaux financements pour ces projets. De nombreux élus poussent donc à davantage d’autoroutes, en dépit des objectifs climatiques.

Tandis que les collectifs contestataires multiplient les manifestations, Clément Beaune, le ministre des Transports, a annoncé fin avril avoir demandé un réexamen des projets routiers contestés. Le résultat est attendu « d’ici le début de l’été ».

Maÿlis Dudouet

Photo de une : Lors du rassemblement contre l’A69 les 22 et 23 avril 2023/©Extinction Rebellion