« Il avait peur de ne pas y arriver » : pourquoi tant d’agriculteurs se suicident-ils ?

par Sophie Chapelle

Un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Comment l’expliquer et comment réduire les risques ? « Le fait de ne pas gagner sa vie fait partie des facteurs », souligne la sociologue Dominique Jacques-Jouvenot.

Basta! : Les études concluent à une surmortalité par suicide des exploitants agricoles par rapport à la population générale. Le risque est par exemple trois fois plus élevé chez les agriculteurs que chez les cadres. Pourquoi les agriculteurs se suicident-ils plus que les autres catégories socio-professionnelles ?

Portrait de Dominique Jacques-Jouvenot
Dominique Jacques-Jouvenot
professeure émérite en sociologie à l’université de Franche-Comté.

Dominique Jacques-Jouvenot : L’argument économique, le fait de ne pas gagner sa vie, fait partie des facteurs de sur-suicide. Mais d’autres facteurs reviennent régulièrement dans les entretiens menés avec les familles de suicidés. Les proches disent beaucoup : « De toute façon il avait peur de ne pas y arriver ».

Ce qui est ici en question c’est le rapport à l’école. On entre dans le métier en délaissant une part des savoirs qui, aujourd’hui, sont nécessaires pour faire fonctionner une exploitation : la comptabilité gestion et les demandes de subventions notamment. Beaucoup d’agriculteurs ne se sentent pas capables de faire face à tout ce travail administratif qu’ils appellent tous « la paperasserie ».

Numero national de prevntion du suicide 3114
Des services d’écoute, anonymes, existent, si vous avez besoin d’aide ou si vous êtes inquiet pour un membre de votre entourage. Le 3114 est le numéro national de prévention du suicide. Il existe d’autres ressources d’aide à distance comme SOS Amitié, 09 72 39 40 50 et tchat. D’autres ressources sont à retrouver sur cette page.

L’autre aspect est que ceux qui se suicident sont plutôt sous-diplômés par rapport à la population des jeunes en formation. Ils sont aussi souvent sans conjointe ou sans femme à la maison – dans le cas où la mère est décédée par exemple. Or, ce sont elles qui, généralement, gèrent le fonctionnement de l’entreprise. Se retrouver sans personne pour faire ce travail administratif et être peu diplômé, sont deux éléments très importants dans le passage à l’acte. Sans parler des conflits intrafamiliaux : des pères qui ne veulent pas laisser leur place, ce qui fait que le jeune n’arrive pas à trouver la sienne, les difficultés de cohabitation entre belle mère et belle fille... Les facteurs sont pluriels.

Cela n’a donc pas dû vous étonner qu’une des principales revendications de la crise agricole soit une demande de simplification ?

J’étais sociologue des professions et c’est un aspect qu’on retrouve dans tous les métiers. Qui n’a pas déjà dit : « Je n’ai pas fait ce métier là pour faire des papiers ou remplir des dossiers ». Les paysans ne sont pas différents des autres sur ce point. Mais jusqu’à maintenant, les femmes ou les conjointes s’occupaient souvent de la partie administrative. Ce sont les hommes qui, en général, n’arrivent plus à suivre le fonctionnement de l’exploitation.

On a fait des enquêtes où les femmes racontent comment elles apportent le courrier à leur mari ou à leur fils au moment des repas. Elles leur donnent les papiers entassés sur la table de la cuisine en disant « regardez, ça ne va plus ». Et elles savent que les hommes vont leur dire « débrouille toi » jusqu’à ce que ce soit la catastrophe. Il apparaît régulièrement qu’un agriculteur se soit suicidé après que sa femme avait décidé de travailler à l’extérieur, parce qu’elle en avait assez de faire le travail d’administration de l’exploitation.

Les études montrent que le suicide des petits éleveurs est deux fois plus élevé que les grands céréaliers. Fait-on face à des inégalités sociales entre agriculteurs face au suicide ?

C’est évident. Il y a vraiment une différence dans les revenus, y compris dans la nouvelle PAC (politique agricole commune). Les gros exploitants sont 20 % de la population des agriculteurs à toucher 80 % des subventions européennes, ce qui est un facteur d’inégalités absolu.

La moitié des fermes françaises sont dirigées par des exploitants âgés de 55 ans ou plus. Cette période de la retraite et de l’éventuelle passation est-elle critique ?

Ne pas arriver à céder est un facteur de risque. Mais je le relativise avec une récente enquête que j’aie menée auprès des jeunes. Certes, il y a des situations de suicide car le fils n’a pas voulu reprendre. La question des filles est très particulière : elles sont d’emblée exclues de la succession s’il y a un garçon, dans les situations d’élevage en tous cas.

Ce que j’ai vu en revanche, ce sont des fils qui reprennent l’exploitation et qui n’ont pas fait d’étude. La mère s’occupe de l’administratif et le père donne ses ordres le matin, sans autonomie du fils, même si celui-ci a 40 ans. Lorsque ce dernier perd son père ou sa mère, le risque de suicide est très important.

Ce sont des fils désemparés quand il n’y a plus un des parents car il n’y a pas d’autonomie du tout. Ils n’ont jamais fait autre chose que ce qu’on leur disait de faire. Toutes les personnes qu’on a interviewées sont dans des situations de sur-travail pour ne pas penser. En l’occurrence c’est donc plutôt l’héritier que le cédant qui, par manque d’autonomie, peut se retrouver dans une situation à risque.

Comment réduire ces situations à risque chez les jeunes ?

Le conflit vient toujours de l’impossibilité pour celui qui arrive de prendre sa place, même sur des exploitations très performantes. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’argent ou qu’on n’arrive pas à sortir de salaire pour le plus jeune. Il y a une proximité qui finit par être insupportable s’il n’y a pas de partage et d’organisation du travail un peu différente de celle d’une organisation familiale. On est dans des schémas où le père décide et continue tant qu’il est en vie. Il faut trouver l’autonomie, c’est à dire être capable de faire quelque chose « à sa main » tout en partageant éventuellement l’espace de travail.

Des travaux montrent que plus on exerce sur une petite exploitation, plus le risque de suicide est élevé. Les « petits » seraient davantage isolés, avec un taux de célibat définitif plus important que les agriculteurs installés sur de plus grandes exploitations…

Il est important de préciser ce qu’on entend par « isolement ». Ce que j’ai surtout vu, ce sont des isolés sans femme. Je pense à des jeunes qui arrêtent l’école pour reprendre l’exploitation familiale et ne trouvent pas d’épouse. C’est un vrai isolement d’être fils célibataire dans sa famille. Ce sont aussi des familles qui le plus souvent ne sont pas bien intégrées dans le village.

Lorsque la mère meurt, c’est un moment très critique. Quand on regarde qui fait le travail administratif, c’est toujours une femme. La profession n’est pas libérée du poids du lien entre famille et travail. C’est très vrai dans l’élevage, mais aussi dans d’autres filières comme la viticulture.

L’enseignement agricole doit-il évoluer ?

Les formations doivent insister sur l’importance des savoirs gestionnaires. Les jeunes se disent intéressés par la stratégie économique, ils pensent le projet, savent monter un budget, mais une fois installés, ils considèrent que c’est du sale boulot et le donnent aux femmes.

Cela pose la question de la transmission d’une norme familiale à savoir la division sexuée du travail. Les hommes c’est l’extérieur, l’étable, les savoirs agronomiques ; les femmes c’est l’intérieur, le bureau, les savoirs gestionnaires. Il y a une transmission sexuée des places sur l’exploitation qui fait que le père transmet au fils et prépare la succession.

La mère, elle, transmet ses savoirs aux filles car elles seront éventuellement conjointes ou s’orienteront vers des professions dans l’agriculture. Il y a vraiment un problème genré – qui n’est pas propre uniquement à la profession agricole – sur lequel l’enseignement doit sensibiliser. Un changement des rapports sociaux de genre est nécessaire.

Les agriculteurs en difficulté font souvent face à des courriers répétés qui s’empilent sur les tables de la cuisine sans être lu... notamment pour régler les cotisations à la Mutualité sociale agricole, les crédits aux banques ou aux coopératives. Que conseillez-vous ?

Il faut arrêter d’envoyer des rappels alors que les agriculteurs sont sous l’eau, qu’ils ne peuvent pas payer et qu’ils s’angoissent seuls chez eux. La MSA doit rencontrer les gens. On voit bien la différence entre le numéro vert de la MSA à qui l’on peut dire « si vous venez pas je me suicide », sans qu’il n’y ait personne au bout de fil parce que c’est vendredi, samedi ou dimanche ; et des gens comme Solidarité paysans qui vont chez des personnes pour voir ce qui ne va pas, aider à réorganiser les budgets, en étant complètement conscients de la solitude.

Lorsqu’on est rejeté d’un organisme qui est sensé s’occuper de nous, c’est très douloureux. Les institutions agricoles devraient être au service des gens. Ce n’est pas en rappelant sans arrêt aux gens qu’ils sont surendettés qu’on va les sortir de la difficulté.

Propos recueillis par Sophie Chapelle

Photo de une : Manifestation d’agriculteurs à Paris, le 27 avril 2010/CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons.