« Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les conditions d’autres drames se préparent ailleurs. Nous pensons à La Poste notamment. » Dans la foulée des 25 suicides à France Télécom et de leur médiatisation, le politologue français Gildas Renou a publié un article intitulé « les laboratoires de l’antipathie » (Revue du Mauss, 29 septembre 2009). Dix ans d’enquête auprès des salariés de France Télécom et de La Poste, à côté des syndicalistes et des représentants du personnel dans les centres de tri, dans les bureaux de poste... Dix ans de recueil de données et de témoignages pour livrer un verdict implacable : « Le travail salarié traverse certainement aujourd’hui l’une des crises les plus graves de son histoire. (...) La financiarisation de l’économie articulée aux innovations des sciences du management a modifié radicalement la donne. Le travail est en train de perdre son sens aux yeux des salariés, l’apport de chacun n’y étant plus reconnu, la joie tendant à y disparaître. »
Casser les solidarités et rendre la contestation inutile
Quand le travail mène à la mort, il est urgent de se pencher sur le processus qui a permis cette lente dérive vers la déshumanisation des rapports au travail. Division des travailleurs entre eux, stigmatisation des prétendus « meneurs », application des techniques de management américaines aux employés de feu l’administration des PTT. En vingt ans, La Poste et France Télécom ont vécu des modifications de statut radicales. En 2009, les débrayages ont été remplacés par des minutes de silence. La face la plus rêche du capitalisme saute aux yeux de chacun, jusqu’à créer un consensus inespéré autour de la dénonciation unanime des suicides à France Télécom.
Pour Gildas Renou, que nous retrouvons dans les locaux de la Maison interuniversitaire des Sciences de l’Homme d’Alsace, à Strasbourg, cette lente généralisation de « l’antipathie » comme mode de fonctionnement interne dans les sociétés publiques est une des causes des suicides, dépressions et autres signaux d’un dégoût pour le travail. Chercheur au Centre de recherches sur l’action politique en Europe, cet homme de 36 ans explique, calmement, la façon dont les techniques de management à La Poste comme à France Télécom sont le fruit de techniques volontaires et délibérées, pour, dit-il, « dessouder les équipes et diviser les salariés ».
« La Poste, rappelle-t-il, c’est d’abord le courrier, avec deux grands types d’agents : les employés des centres de tri, (30.000) et les facteurs (110.000). Les trieurs sont plutôt des gens de tradition ouvrière, qui travaillent de jour comme de nuit en brigades, avec un grand sens du collectif, ce qui signifie des possibilités de débrayages, etc. Historiquement, ils sont très politisés et solidaires. Tout le travail des managers de La Poste, depuis le début des années 2000, a consisté à casser ces solidarités. La première stratégie fut de rendre la grève... indolore. »
Grèves « thrombose » et centres de tri « sauvages »
Dans la région parisienne, il y a par exemple eu la création d’une dizaine de « centres de tri sauvages », des centres « situés dans des lieux tenus top secret, comme celui d’Ozoir-la-Ferrière (Seine et Marne), qui étaient ouverts uniquement quand il y avait des grèves et alimentés par des intérimaires », illustre Gildas Renou. C’est ce qu’un rapport d’information du Sénat, datant de 1997, appelle le « réseau B » : un réseau que l’auteur du rapport, le sénateur UMP Gérard Larcher, jugeait « indispensable, bien qu’insuffisant pour résoudre les problèmes que posent aux clients certaines grèves "thrombose" » [1] (l’emploi du terme thrombose fait référence à la formation d’un caillot sanguin dans une veine, gênant ainsi la circulation du sang, comparé ici à la distribution du courrier). Aujourd’hui, Gérard Larcher, qui pensait donc que l’essentiel était de s’organiser contre les « grèves thrombose » n’est autre que le président du Sénat qui vient de voter la loi changeant le statut de La Poste.
Casser les collectifs de travail, casser les synergies : « La stratégie était d’opposer les ouvriers des équipes de jour et de nuit, d’opposer les travailleurs. La désorganisation des centres de tri a été sciemment préparée pour semer la zizanie au sein des équipes. Les chefs d’équipe, les petits chefs, n’arrivent plus à régler la situation. Le travail devient très douloureux et cela est hélas, volontaire, pour atteindre les objectifs d’allègement de 30 % de la masse salariale, soit 33 000 facteurs et plusieurs milliers de trieurs. » L’an prochain, la régionalisation des centres de tri mènera à des milliers de licenciements ou non remplacements. Il s’agit ici de la plus pure application de la discrète mais implacable RGPP (Révision générale des politiques publiques).
Du taylorisme aux cost-killers
Pas question pour autant de stigmatiser l’encadrement, les managers, prévient le chercheur. Ce sont eux à qui la direction demande d’appliquer les méthodes cruelles aujourd’hui mises au ban. « Coincés entre l’enclume et le marteau, ils sont probablement les plus enclins à tomber dans la dépression et passer à l’acte. » Les inspirateurs de ces techniques de management sont connus : de Frederic Taylor (1856-1915), qui légua à l’humanité la joie du travail rationalisé et du rendement maximum, à certaines figures du management scientifique, comme l’Américain Peter Drucker (1909-2005), surnommé par ses pairs le « pape du management » [2], les inspirateurs sont connus. « L’ancien numéro 2 de France Télécom, Louis-Pierre Wenes, (débarqué par le gouvernement début octobre, ndlr), était un de ceux qui ont rédigé les rapports de la boîte de consulting AT Kearney. Il a, suite à ce rapport, été employé directement par France Télécom en 2003 », rappelle Gildas Renou. Son successeur, nommé par le sommet de l’État, n’est autre que Stéphane Richard, un ancien de Véolia Transports passé par les cabinets de Dominique Strauss-Kahn et de Christine Lagarde.
Dans les faits, les fils spirituels de Taylor et de Drucker sont des « sociétés de consulting » comme Andersen ou Proudfoot, des consultants comme il en existe des tas sur le marché, à qui les directions de France Télécom et de La Poste font appel pour mieux dompter leurs troupes. Leurs règles sont simples : diviser les travailleurs, identifier les potentiels meneurs, élaborer des discours culpabilisants, demander aux agents de postuler pour obtenir le poste qu’ils occupent déjà, pousser à la démission, effacer le lien social qui peut avoir entre les salariés, et leur appliquer cette kyrielle de mesures toutes plus scolaires : autoévaluation, entretiens répétés, grilles de notations... « Tout cela, pour bien faire comprendre aux salariés que leur savoir-faire n’en est pas un et qu’ils sont interchangeables. »
Pour ce politologue, l’avenir de La Poste ressemble au présent de France Télécom... à moins que la résistance ne s’organise et que les salariés créent un équivalent de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, lancé en juin 2007 par des syndicats et des salariés de France Télécom. « Au moment où le pays va choisir la stratégie d’avenir de la poste française, il importe que chacun tire les leçons des graves erreurs commises à France Télécom », estime-t-il. « Plus globalement, c’est le capitalisme qu’il faut questionner. La France ne peut pas faire l’économie de ce débat-là. »
Julien Brygo