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« L’État ne se donne pas les moyens de lutter contre le fléau des accidents du travail »

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par Camille Stineau

Au moins 903 personnes sont mortes d’un accident du travail en France en 2022. Mais la sociologue Véronique Daubas-Letourneux souligne que ces accidents ne sont pas une fatalité et qu’il est possible de lutter contre leur augmentation. Entretien.

En hausse depuis plusieurs années, le nombre de morts dans des accidents du travail en France a atteint en 2022 un nouveau record, avec au moins 903 décès, selon le décompte de l’hebdomadaire Politis. En plus de ces décès, 35 000 personnes conservent chaque année un handicap à la suite d’un accident du travail. La sociologue Véronique Daubas-Letourneux interroge les causes profondes de ces accidents et propose des leviers pour améliorer les choses. Entretien.

Portrait de Véronique Daubas-Letourneux
Véronique Daubas-Letourneux
est sociologue, directrice du département des sciences humaines et sociales à l’école des Hautes études en santé publique. Elle a publié en 2021 Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles.
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Basta! : Comment expliquer le grand nombre d’accidents du travail en France ?

Véronique Daubas-Letourneux : Le comptage des accidents du travail est important, mais au-delà des rubriques faits divers, le phénomène doit être pensé comme un fait social. Le nombre des accidents du travail et leur régularité montrent qu’ils ne sont pas simplement accidentels, d’autant plus qu’ils ne touchent pas toute la population de manière égale. Si on regarde la répartition par secteur économique et groupe socio-professionnel, on constate en effet que les ouvriers sont les plus touchés.

Contrairement aux idées reçues, ces accidents ne sont pas une fatalité. Malgré une évolution ces dernières années, les représentations dominantes aujourd’hui sur les accidents du travail restent d’une part celle de la « faute à pas de chance », et d’autre part celle d’un risque assuré, qui fait que les accidents sont avant tout regardés en termes de coût financier.

Pourtant, ces drames sont avant tout liés à des questions d’organisation du travail. Les accidents ont souvent lieu lorsque l’activité est effectuée en urgence, en mode dégradé, en sous-effectif, par des personnes en situation précaire, et peu ou mal formées. Souvent, les salariés ont une forme de culpabilité, mais en regardant plus en détail, on se rend compte que les accidents ont lieu tard le soir, juste avant la fermeture d’un magasin, ou tôt le matin, avant l’ouverture. Il y a ainsi des logiques de pressions temporelles sur le travail à certains moments de la journée, qui empêchent de protéger correctement sa santé.

La nécessité de répondre à la demande d’un client dans un temps très restreint génère donc des risques pour les salariés. On observe également une nouveauté ces dernières années : des secteurs très féminisés, comme le soin ou l’aide à la personne, voient le nombre d’accidents augmenter. Les femmes y sont souvent en situation d’emploi précaire et travaillent parfois en horaires coupées, ou en sous-effectif. Cela est notamment la conséquence d’un manque de moyens, et de politiques de réduction des coûts.

Que nous disent les accidents sur ce qu’est le travail aujourd’hui en France ?

Les accidents viennent éclairer ce que sont le travail et le marché de l’emploi aujourd’hui. Le recours aux statuts précaires, comme l’intérim ou la sous-traitance, entraîne une dégradation des collectifs de travail. Ils empêchent la transmission des savoir-faire de prudence, et exposent les nouveaux arrivés à des prises de risque obligées.

J’utilise le terme obligé, car cela s’inscrit dans une logique d’organisation du travail basée sur une obligation de résultat. Il s’agit d’un indicateur très inquiétant sur les conditions de travail, particulièrement dans les secteurs les plus touchés, car c’est le reflet d’une logique de précarisation et de division du travail.

Si on regarde, par exemple, la question des délais de livraison, on constate que la réduction des coûts financiers peut se traduire par des coûts humains importants, comme un handicap, et parfois même la mort. Cette logique de rentabilité économique peut également se traduire par des pressions de l’employeur pour que les salariés reviennent plus vite au travail après un accident, quand ce ne sont pas les employés qui le font d’eux-mêmes pour ne pas laisser leurs collègues en difficulté.

Et puis, on en parle rarement, mais avec 35 000 personnes gardant un handicap à la suite d’un accident chaque année en France, on peut parler d’un coût social élevé. Ces drames sont d’ailleurs souvent le point de départ d’une perte d’emploi et d’une exclusion du marché du travail. Pourtant, ce coût là n’est jamais mesuré.

Quels sont les leviers qui permettraient concrètement de faire baisser le nombre d’accidents du travail ?

Il existe des pistes qui permettraient de lutter concrètement contre le fléau des accidents du travail. Il est nécessaire que les salariés aient à leur disposition des lieux où les sujets de santé et sécurité puissent être abordés. La suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et leur fusion avec les comités d’entreprise par le gouvernement en 2017 ne va malheureusement pas dans ce sens.

Il serait également bienvenu de donner plus de moyens à l’inspection du travail, qui souffre d’une diminution de son nombre d’agents. Elle est chargée notamment de sanctionner lorsque les obligations des employeurs en matière de sécurité ne sont pas respectées, mais le manque de moyens auquel est confrontée cette institution ne lui permet pas de protéger convenablement les salariés.

La formation tout au long de la vie et la transmission de connaissances sont un autre enjeu important dans la réduction des risques. Cependant, la précarité de l’emploi empêche une meilleure connaissance des procédures de sécurité, notamment pour les jeunes, qui sont statistiquement plus touchés par les accidents du travail.

Il faudrait donc réfléchir à intégrer des enseignements sur les enjeux de sécurité au travail dès la formation initiale, par exemple en informant les futurs salariés de leur droit de retrait, qui permet à n’importe quel travailleur de quitter son poste si la situation présente un danger grave et imminent.

Enfin, il est impératif de produire de la connaissance sur les enjeux de santé au travail. Or, aujourd’hui il est très difficile d’avoir un décompte précis des accidents, qu’ils soient mortels ou non. Si on prend l’exemple de la fonction publique hospitalière, il est impossible de connaître le nombre d’accidents et de maladies professionnelles qui y surviennent.

On ne peut pas s’empêcher de penser que l’État employeur ne se donne pas les moyens de produire une connaissance sur les atteintes à la santé au travail. Pourtant, une telle connaissance est un enjeu important pour permettre une meilleure prévention.

Pourquoi alors ces solutions ne sont pas mises en place ?

Malheureusement, aujourd’hui, les priorités sont ailleurs. Les moyens ne sont pas mis sur la santé au travail, car on privilégie les logiques de profit, de réduction des coûts. C’est le reflet d’une idéologie politique : on peut prendre pour exemple le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, un objectif martelé depuis 2008, et qui a des conséquences dans la fonction publique.

De même, les lois Auroux de 1982 [du nom de Jean Auroux, ministre du Travail socialiste, initiateur de la loi qui a notamment permis la création des CHSCT, supprimé sous le premier mandat de Macron], ont constitué un progrès significatif pour la place des salariés dans les entreprises, mais la balance s’est totalement inversée depuis les réformes du code du travail de 2016 et 2017. C’est donc bel et bien le reflet de choix politiques qui vont dans le sens d’une certaine forme de profit économique, et ce malgré un coût social important.

Recueilli par Camille Stineau

Photo de une : ©Pierre Jequier-Zalc