Jantar Mantar était jadis l’un des temples de la connaissance à Delhi, un site architectural remarquable destiné à l’astrologie. Désormais lieu touristique, il est régulièrement utilisé pour toutes sortes de manifestations politiques. Le 23 février 2016, ce sont des centaines d’étudiants qui s’y sont rassemblées en l’honneur d’un doctorant de l’université d’Hyderabad. Féru d’astronomie, Rohith Vemula n’avait pas encore 27 ans lorsqu’il s’est donné la mort le 17 janvier 2016. Engagé à l’extrême gauche, prêt à en découdre avec toutes les injustices sociales, Rohith Vemula militait au sein de l’Ambedkar Students Association [1], un syndicat étudiant dalit, nom désignant la communauté des intouchables, dont il était lui-même issu.
Malmené par les autorités universitaires, pointé du doigt pour son activisme politique – ainsi que quatre autres étudiants dalits – Rohith Vemula, par son acte tragique, a laissé un message « poignant » pour la jeunesse, selon les termes du professeur et député Sugata Bose lors de son intervention au Lok Sabha – la Chambre basse du Parlement indien –, le 24 février 2016. Au même moment, plusieurs centaines de personnes, dont la mère de Rohith Vemula, se préparaient pour une marche silencieuse et une veillée aux abords du monument India Gate (New Delhi), encadrés par les policiers.
« Nous avons le droit d’être dissidents »
Depuis fin janvier, partis politiques, syndicats étudiants, activistes de divers bords réclament un « Rohith Act » – dont le contenu ne semble pas encore bien défini – pour mettre fin aux injustices de castes au sein du système scolaire. Ce mardi 23 février se mêlaient aussi à l’hommage des slogans pour faire entendre la voix estudiantine, réprimée depuis deux semaines par les autorités dans une escalade de tensions de moins en moins contrôlable. « Nous avons le droit d’être dissidents », clament les réseaux sociaux depuis une dizaine de jours. « S’opposer à la politique du gouvernement ne veut pas dire être antinational », entend-on en boucle parmi les manifestants. Ces derniers font référence aux récents événements qui se déroulent depuis mi-février : l’arrestation pour « sédition » et la détention musclée de Kanhaiya Kumar, leader d’un syndicat étudiant – de gauche – de l’Université Jawaharlal Nehru de Delhi, qui ont déclenché une vague de protestations sur les campus indiens. Kumar avait à l’origine co-organisé un événement politique controversé sur le campus.
Dans un même souffle, sous l’œil vigilant des caméras et des cordons policiers, à Jantar Mantar, ce sont ces répressions et ces injustices à l’encontre des voix « dissidentes » qui sont mises en cause par les jeunes indiens. « Modi [Narendra Modi, le Premier ministre indien, ndlr], entends la jeunesse qui t’a élu et qui maintenant te désavoue », lit-on ailleurs sur Facebook. À Delhi, cette semaine, quatre autres étudiants – décrétés « éléments antinationaux » –, militants proches du leader syndical Kumar, ont eux aussi été arrêtés pour « sédition », un terme juridique archaïque hérité de la période coloniale. Ils sont actuellement interrogés par la police.
« Intouchables » à la campagne comme à la ville
Tandis que les hommes et femmes politiques des deux grands partis – le Bharatiya Janata Party (droite nationaliste), au pouvoir ; le Congrès et ses alliés, dans l’opposition – s’écharpent publiquement au Parlement ou devant les caméras en se rejetant mutuellement la responsabilité des incidents, le chef du gouvernement demeure coi. Une stratégie du silence qui paraît bien inappropriée pour celui qui avait bâti sa campagne électorale de 2014 sur une communication proactive, dénoncent ses détracteurs.
Dans une longue analyse pour le magazine de centre droit Swarajya, le directeur éditorial Raghavan Jagannathan interpelle le gouvernement sur les problèmes structurels de l’Inde à régler très vite : les catastrophes écologiques liées au développement industriel (voir nos articles à ce sujet sur notre Observatoire des multinationales) ; les infrastructures défaillantes ; la mauvaise gouvernance des États fédérés ; les groupes armés militant dans certains États frontaliers ; la discrimination à l’encontre des femmes ou encore la gestion catastrophique de la politique des « quotas » et des inégalités de castes. Ces questions pourraient susciter « un million de mutineries » à travers le sous-continent indien, une vraie révolution autrement plus grave, selon lui, que les manifestations étudiantes ou les émeutes violentes provoquées par les Jat – une communauté pastorale influente dans l’État de l’Haryana –, qui ont mobilisé l’intervention de l’armée.
« Personne ne réalise à quel point assumer et proclamer son identité de dalit, d’intouchable, aux yeux de la société, est un combat, une lutte contre soi-même », assène Yashica Dutt. Cette journaliste de 29 ans, étudiante à l’université de Columbia (New York), a créé un blog, Documents of Dalit Discrimination, afin de recueillir les témoignages d’autres dalits pour les aider, comme elle, à faire ce qu’elle appelle son « coming-out ». Yashica a choisi de mêler sa voix à celles de nombreux autres intellectuels, en Inde comme à Londres, New York ou Berlin, pour protester contre le « castéisme » qui continue de sévir au sein du système éducatif indien. « Le suicide de Rohith a été particulièrement violent pour la société car c’était un intellectuel, un intouchable qui savait écrire et qui revendiquait ses droits », souligne Yashica Dutt.
L’anthropologue Dalel Benbabaali (de la London School of Economics) renchérit : « Le suicide de Rohith a servi de catalyseur pour relancer la question de la discrimination des basses castes dans le système universitaire indien. Il existe une tendance qui consiste à minimiser la violence et l’ubiquité du castéisme en en faisant une question uniquement rurale. Or on s’aperçoit qu’il n’est pas facile de se débarrasser de son identité de caste, même lorsqu’on fait des études supérieures et que l’on vit en milieu urbain. » Les nombreux posts sur le blog de Yashica Dutt en témoignent. « Lorsque j’ai crié au monde entier mon identité dalit, j’ai eu le droit à des réactions du type : “Toi, intouchable ? Mais tu es étudiante à New York !” »
Harcèlement contre les étudiants intouchables
Un comité composé d’étudiants, d’activistes et de syndicats a formé le Joint for Action Comittee for Social Justice. Il demande la démission de la ministre indienne des Ressources humaines, responsable de l’Éducation nationale, ainsi que celle du vice-président de l’université d’Hyderabad, Appa Rao, accusé, en particulier, d’avoir harcelé le doctorant Rohith Vemula. Refus de promotion et de bourses, moqueries, harcèlement moral ou sexuel, remise en question de la qualité du travail universitaire, sont des drames fréquents dans la vie des étudiants intouchables. Et, ce, au plus haut niveau de l’enseignement supérieur, y compris au sein des très prestigieux Indian Institutes of Technology (IIT, équivalent des écoles normales supérieures en France).
À l’université d’Hyderabad, 11 cas de suicides, principalement d’étudiants dalits, ont été recensés entre 2007 et 2013, ainsi que dans la prestigieuse école de médecine AIMMS de Delhi, avec 14 cas entre janvier 2007 et avril 2011. « Le système universitaire indien est dominé par les hautes castes, qui occupent la majorité des postes de pouvoir dans l’administration mais également les postes de professeurs. Si ces derniers se déclarent souvent “anti-caste”, il n’est pas rare de voir des enseignants-chercheurs afficher leurs préjugés élitistes et castéistes », rappelle Dalel Benbabaali, qui travaille sur les rapports de force entre castes dominantes, comme les Kamma, et les communautés intouchables, comme les Mala, dont était issu Rohith Vemula.
« On parle des étudiants-quotas comme d’une maladie »
Si la Constitution indienne protège et promeut, en théorie, les catégories dites de Schedules Castes et Other Backward Castes (en français « castes répertoriées et autres castes arriérées », ndlr [2]) à l’aide de quotas, le système est régulièrement remis en cause et dénigré. « On parle des étudiants-quotas comme d’une maladie. Beaucoup d’étudiants qui ont droit à ces quotas préfèrent cacher leur identité et ne pas y recourir, ou alors en étant le plus discret possible », raconte Yashica Dutt. « Les tentatives d’affirmation des basses castes sont vues d’un mauvais œil par les groupes dominants, dont l’hégémonie se trouve ainsi contestée. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les discriminations au sein des universités, où se forment les futures élites dalits et les leaders de mouvements anti-castes. »
L’activisme de Rohith Vemula lui a ainsi valu un traitement particulièrement hostile, si l’on en croit les témoignages d’étudiants à Hyderabad, dans un climat où « les libertés individuelles sont de plus en plus menacées par des groupes qui accusent d’antinationalisme toute revendication progressiste », déclarait Mohib Ali, étudiant en master d’économie à l’université d’Hyderabad, lors des événements de janvier. Le mois de février et ses manifestations réclamant la « liberté d’opinion » sur les campus lui ont donné raison. « Nous ne devons pas criminaliser la dissidence », soulignait cette semaine le professeur Bose dans son allocution aux parlementaires, « mais, au contraire, encourager le dialogue et la différence d’opinion. »
Clea Chakraverty
Photo : portrait d’une enfant dalit dans l’État du Tamil Nadu en Inde / CC riccardo guerrini