Le 31 mai dernier à Bordeaux, 250 personnes s’allongeaient dans la rue pour protester contre le décès de viticulteurs dus aux pesticides [1]. Un die-in organisé à quelques encablures de la Cité du vin, inaugurée le même jour par le président de la République [2].
« Nous voulons interpeller François Hollande pour qu’il se positionne clairement sur les pesticides », expliquait Romain Porcheron, bénévole aux Amis de la Terre Gironde. « Je sais qu’il y a des démarches pour limiter, voire supprimer, l’utilisation des produits phytosanitaires, a répondu le président dans son discours. Je vous appelle encore une fois à accélérer le rythme. » On est cependant loin du compte.
Un usage intensif de pesticides dans la vigne
La France est la première consommatrice de pesticides en Europe. C’est dans le Bordelais, le Languedoc-Roussillon, la Champagne et la vallée du Rhône que leur usage est le plus répandu. Quasiment la route des vins ! La Gironde est un des trois départements qui en consomment le plus [3]. Selon un rapport du Sénat de 2013 [4], la culture de la vigne concentre à elle seule 20 % des pesticides, alors qu’elle ne représente que 3 % de la surface agricole. Pas moins de 536 produits sont autorisés pour cette culture en France, loin devant le blé (432) ou les tomates (284) [5].
Cet usage intensif des pesticides n’est pas sans conséquences sur la santé des personnes qui travaillent dans la vigne ou sur celle des riverains. Selon une analyse réalisée par le magazine Alternatives Economiques avec l’association Générations futures, sur les dix fongicides [6] les plus employés dans le Bordelais en 2013, quatre sont classés cancérogènes « possibles » ou « probables » par l’Agence de protection de l’environnement américaine et l’Union européenne. Nombreux sont ceux qui redoutent d’ailleurs que les pesticides deviennent le scandale de l’amiante du XXIe siècle. Et les agriculteurs sont en première ligne.
Santé des agriculteurs : une bombe à retardement
« Un rapport explosif », c’est en ces termes que le magazine Santé & Travail évoquait dès avril dernier une étude relative à l’impact des pesticides sur les personnes travaillant dans l’agriculture, réalisée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et finalement mise en ligne discrètement le 25 juillet dernier. Ses auteurs soulignent en effet que « de nombreuses études épidémiologiques […] mettent en évidence une association entre les expositions aux pesticides et certaines pathologies chroniques » : cancers, maladies neurologiques, troubles de la reproduction et du développement.
Prévue le 22 juin dernier, la restitution de cette étude devant les associations avait été annulée à la dernière minute [7]. Selon des personnes proches du dossier, elle aurait été bloquée par deux experts du groupe de travail qui souhaitaient apporter des « nuances » au rapport sur des points sensibles relatifs aux autorisations de mise sur le marché (AMM) des produits phytosanitaires et aux équipements de protection individuelle. Le rapport souligne en effet que « les modèles concernant l’exposition utilisés dans le cadre de la démarche d’homologation des pesticides reposent principalement sur des études générées par les fabricants de pesticides ». Ce qui ne garantit pas forcément leur pertinence. Le rapport met également en cause la fiabilité de certaines protections individuelles alors que les industriels minimisent la dangerosité de leurs produits du fait du port constant de ces équipements par les agriculteurs. Des proches du dossier ont d’ailleurs vu dans le blocage de cette étude la main des industriels.
Et pour les amateurs de vins de Bordeaux ? Les résidus de pesticides sont en partie éliminés par le processus de vinification, mais d’après une étude publiée en 2005 par le ministère de l’Agriculture, sur dix substances actives appliquées par un viticulteur, trois risquent quand même d’être retrouvées dans le vin [8]. En 2008, Générations futures et l’association PAN-Europe ont analysé 40 bouteilles de vin rouge de différents pays (dont la France) : 100 % des vins conventionnels testés étaient contaminés.
Conflits d’intérêts dans la prévention des risques
Ces produits ne sont pas seulement recommandés aux viticulteurs par des représentants commerciaux de firmes phytopharmaceutiques, mais aussi par des œnologues conseils ou des coopératives viticoles. Dans un rapport récent, les experts de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) s’inquiètent de « l’existence de conflits d’intérêts potentiels lorsque le conseil et la formation sur l’utilisation des pesticides sont liés à la vente de ces produits ».
Ils pointent en particulier le dispositif Certiphyto, une formation certifiante à destination des agriculteurs sur l’usage des pesticides. En Gironde, il y a eu « contractualisation par l’Etat avec des prestataires de formations qui considèrent Certiphyto […] comme un moyen pour nouer des contacts commerciaux et qui peuvent être éventuellement des organismes vendant ces mêmes pesticides ». Ainsi, l’entreprise Euralis continue par exemple à proposer des formations Certiphyto tout en commercialisant ces produits.
Ce dispositif de formation est un des éléments du plan Ecophyto lancé en 2008 suite au Grenelle de l’environnement. Il visait à l’origine à réduire l’usage des pesticides de moitié d’ici à 2018. Ce plan a été un échec total jusqu’à présent : le dernier bilan du plan Ecophyto 2 constatait au contraire une augmentation de l’usage des pesticides de 6 % entre 2011 et 2014 [9]. Il dénombrait aussi en 2013 pas moins de 19 traitements aux pesticides en moyenne par viticulteur et par an ! Du coup, l’objectif a été reporté à 2025.
Des enjeux économiques considérables
Les vins et spiritueux sont le deuxième secteur exportateur français après l’aéronautique. En 2015, ces exportations ont représenté 10 milliards d’euros. En tête, les vins de Bordeaux : au total, cette région a vendu 650 millions de bouteilles en 2015 pour un chiffre d’affaires de 3,8 milliards d’euros.
Or, en 2015, seules 7 % des surfaces viticoles étaient cultivées en bio dans le Bordelais, en dessous de la moyenne nationale de 8,4 % selon la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) [10]. Pourquoi la région ne s’est-elle pas sentie davantage concernée jusqu’ici par les enjeux liés aux pesticides ? « A Bordeaux, ils ont longtemps considéré que leur seul nom suffisait. Qu’ils n’avaient pas besoin de passer en bio pour valoriser leurs produits », explique Dominique Techer, vigneron bio à Pomerol et élu de la Confédération paysanne à la chambre d’agriculture de Gironde.
« A la décharge des Bordelais, ajoute Antoine Gerbelle, journaliste spécialisé dans le vin, le climat océanique ne facilite pas les choses pour le bio. » Du fait de ce climat, l’Aquitaine est une région humide. Or, plus l’humidité est importante, plus des parasites comme le mildiou risquent de se développer. « Mais la météo est leur excuse aujourd’hui pour ne pas bouger », rajoute-t-il. Surtout, « Il y a beaucoup d’argent en jeu, souligne aussi Antonin Iommi-Amunategui, qui tient le blog « No wine is innocent ». Les viticulteurs ont peur de passer au bio, car ils craignent de voir leurs rendements baisser. C’est vrai que cela peut être le cas les premières années, mais certains viticulteurs labellisés peuvent augmenter leurs prix et s’y retrouvent au final. »
La filière pas encore prête à se convertir
Dans le Bordelais, un mot revient dans la bouche de nombreux interlocuteurs au sujet des pesticides : omerta. « Rarement omerta aura été autant mise en lumière ! », s’insurge cependant Bernard Farges, viticulteur et ancien président du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) [11]. La filière viticole bordelaise se sent en effet de plus en plus sous pression – elle évoque même un « bordeaux bashing » – depuis la diffusion de l’émission Cash investigation sur les pesticides. Depuis plusieurs années, la pression s’accentue pourtant sur la filière. Une pétition demandant le passage des vignes en bio dans toutes les zones proches d’écoles (lire également ici) ou d’infrastructures collectives a recueilli plus de 86 000 signatures. Elle avait été lancée par Marie-Lys Bibeyran, salariée agricole devenue lanceuse d’alerte sur les pesticides suite au décès de son frère ouvrier viticole, victime d’un cancer. « Les combats individuels sont devenus collectifs », constate Valérie Murat, fille d’un viticulteur mort d’un cancer en décembre 2012, qui a déclenché deux procédures judiciaires. Le CIVB, dont la mission est de représenter cette filière, dispose d’un confortable budget de 35 millions d’euros, dont 24 millions pour la seule communication, mais cela ne suffit plus à étouffer la mauvaise publicité liée à l’usage massif des pesticides.
Bernard Farges a créé la surprise en avril dernier en déclarant que « la filière des vins de Bordeaux a pour objectif la diminution forte, voire même la sortie de l’usage de pesticides ». Le Bordelais serait-il désormais prêt à se convertir en masse au bio ? Pas vraiment… Un mois plus tard, le même déclarait dans le quotidien régional Sud Ouest : « Le tout-bio est une idée simpliste et aberrante, déconnectée des réalités. » « Le bio en viticulture est compliqué en termes d’équilibre économique », nous a-t-il confirmé. Pour Bernard Farges – qui qualifie volontiers les associations environnementales de « khmers verts » –, le bio ne représente qu’un marché limité et le restera. Il prône plutôt le développement de cépages résistant aux maladies et l’interdiction des produits les plus dangereux : une « viticulture raisonnée » ayant toujours recours aux intrants chimiques, mais à des niveaux réduits. C’est dans cet esprit qu’a été signée en juillet dernier une convention entre l’Etat, la chambre d’agriculture de Gironde, la région Nouvelle-Aquitaine et le CIVB afin de soutenir les « certifications environnementales » – et pas seulement le bio – dans le vignoble bordelais.
Les industriels défendent leur business
Serait-ce la solution ? « Il y a une vingtaine d’années, l’industrie chimique a eu peur de la vague du bio, explique Franck Dubourdieu, œnologue et auteur de guides sur les vins de Bordeaux. Elle a alors créé l’association Farre (Forum des agriculteurs responsables respectueux de l’environnement), afin de donner des arguments aux viticulteurs pour ne pas passer en bio. » Farre a construit son site Internet « La boîte à outils des agriculteurs » en partenariat avec l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP), le syndicat des fabricants de pesticides. BASF (42 produits), Arysta LifeScience (33) et Bayer (25), les trois entreprises leaders des pesticides à destination de la vigne, en sont d’ailleurs membres. Pour Dominique Techer, « c’est de la communication pure : la viticulture raisonnée permet simplement de continuer comme avant en faisant juste un peu plus attention ».
La route semble donc encore longue pour réduire vraiment la consommation de pesticides à Bordeaux, même si la pression monte, tant de la part des riverains des vignes que des travailleurs du secteur et des associations environnementales. « Les choses changeront vraiment si cela vient des professionnels, et en particulier si cette situation finit par poser problème pour l’export » (lire aussi ici), conclut François Veillerette, directeur de Générations futures.
Claire Alet / Altereco+
Photo : CC Quinn Dombrowski
– Cet article a été réalisé dans le cadre d’un projet de développement du journalisme d’investigation économique et social soutenu par la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme et mené en commun avec la rédaction du site Altereco+.
– Retrouvez tous nos articles sur les pesticides.
Des vins plus ou moins traités
Vin conventionnel : utilisation d’intrants dans la vigne et pendant la vinification.
Vin « certification environnementale » : viticulture « raisonnée » qui tente d’utiliser moins de pesticides sans y renoncer et sans cahier des charges précis. Il existe plusieurs certifications, comme Terra Vitis ou des chartes locales.
Vin biologique : pas d’utilisation de pesticides de synthèse, d’engrais chimiques et d’organismes génétiquement modifiés (OGM) dans les vignes. Pour la vinification, certaines pratiques sont interdites depuis 2012, mais certains produits et substances restent autorisés. La production est certifiée par un organisme indépendant selon un cahier des charges européen.
Vin biodynamique : vin biologique qui respecte en plus le cahier des charges de Demeter ou de Biodyvin, qui sont deux initiatives privées. Utilisation de préparations à base de plantes et du calendrier lunaire pour un échange optimal entre la terre et la plante.
Vin naturel : aucun intrant technique, mis à part le soufre. Les vins sans aucun intrant ni sulfite n’utilisent pas de soufre.