Violence létale

Le nombre de morts liées à une intervention policière a atteint un pic en 2021

Violence létale

par Ivan du Roy

N’en déplaise au ministre de l’Intérieur et à certains syndicats de police, le recensement des personnes tuées par les forces de l’ordre que basta! effectue depuis plusieurs années démontre une réelle et inquiétante augmentation.

« Depuis la loi de 2017, j’ai eu l’occasion de dire dans de très nombreux échanges ici qu’il y a eu moins de tirs et (...) moins de cas mortels qu’avant 2017 », lance ce 27 juin le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, devant l’Assemblée nationale, à la suite de la mort d’un adolescent à Nanterre, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier au prétexte d’un « refus d’obtempérer ». Dans le meilleur des cas, le ministre de l’Intérieur se trompe ; au pire, il ment.

Basta actualise chaque année [sa base de données et sa visualisation des interventions policières létales->https://basta.media/webdocs/police/], pour contribuer à mettre en lumière les circonstances de ces interventions, surtout quand elles interrogent. Les années 2021 et 2022 seront réactualisées ce 29 juin.
Interventions policières létales
Basta actualise sa base de données et sa visualisation des interventions policières létales, pour mettre en lumière les circonstances de ces interventions, surtout quand elles interrogent. Les années 2021 et 2022 seront réactualisées ce 29 juin.

Au contraire de ce qu’il affirme, nous observons un essor sans précédent du nombre d’interventions létales des forces de l’ordre depuis 2020, en particulier du fait de la police nationale. Cette année-là, temps de Covid et de confinement, 40 personnes sont mortes dans le cadre d’une mission de police ou de gendarmerie, 52 en 2021, 39 en 2022. Des chiffres bien supérieurs aux 27 décès que nous recensions en 2017, ou à la vingtaine par an avant 2015. Notre enquête éclaire également les circonstances dans lesquelles ces personnes ont perdu la vie. Elle recouvre l’intégralité des situations ayant entraîné la mort (par balles, d’un malaise, d’une arme censée être non létale...), sans préjuger de la légitimité ou non de l’action des forces de l’ordre.

Evolution des décès suite à une intervention policière selon leur cause (2010-2022) : coups et blessures, arme dite non létale, malaise, personnes non armées tuées par balles.
Police : un recours à la force plus fréquent
Evolution des décès suite à une intervention policière selon leur cause (2010-2022) : coups et blessures, arme dite non létale, malaise, personnes non armées tuées par balles.
Christophe Andrieu / basta!

Le nombre de personnes tuées par un tir des forces de l’ordre a ainsi considérablement augmenté, avec respectivement 18 et 26 personnes abattues en 2021 et 2022, soit plus du double que lors de la décennie précédente. La lutte contre le risque terroriste et les interventions face à des « forcenés » armés ou face à des personnes en décompression psychique devenues dangereuses pour autrui ou pour elles-mêmes n’expliquent pas cette augmentation. En 2022, la moitié des personnes tuées par balles n’étaient elles-mêmes pas armées, comme nous l’expliquons dans cet article détaillé sur le sujet. Parmi ces personnes non armées figurent les refus d’obtempérer .

Les effets mortifères de la loi de 2017

La loi évoquée par Gérald Darmanin est celle relative à la sécurité publique votée en février 2017 sous le gouvernement socialiste de Bernard Cazeneuve. Elle assouplit les règles d’emploi des armes à feu de la police, notamment la possibilité de tirer sur les occupants de véhicules en fuite. La loi laisse les policiers ou les gendarmes réalisant le contrôle routier apprécier s’il y a, ou non, un risque d’atteinte future à la vie d’autrui, et faire feu le cas échéant. La gendarmerie s’interroge désormais sur la réponse à y apporter pour éviter de « briser une vie ». « Il importe à chacun de nous de se préparer intellectuellement en amont à une tactique et à des actions alternatives face aux refus dangereux d’obtempérer », expliquait la commandante Céline Morin. En clair : éviter d’ouvrir le feu s’il n’y a plus de danger immédiat et privilégier le fait de retrouver et d’interpeller ultérieurement la personne responsable du refus d’obtempérer. La police nationale ne semble pas encore avoir mené cette réflexion, encore moins les syndicats de policier, toujours dans la surenchère.

L’augmentation du nombre de personnes tuées est d’ailleurs majoritairement due à l’action de la police nationale. Ces agents, dont les BAC ou la police aux frontières, sont impliqués dans quasiment les trois quarts des décès (70 %) sur la période 2010-2022, toutes circonstances confondues, 16 % pour les gendarmes, 7 % pour les unités « spéciales » (GIGN, Raid, BRI), les autres interventions létales étant le fait de policiers municipaux ou de la police ferroviaire.

Autre enseignement de notre recensement : le nombre de décès « entre les mains de la police » a littéralement « explosé » en 2020 et 2021 (lire notre enquête à paraître le 29 juin). Cela inclut les personnes décédées d’un « malaise » lors de leur arrestation ou en détention (garde à vue, cellule de dégrisement), qu’il y ait eu ou non des coups et blessures ou des gestes d’immobilisation avérés, ainsi que les quelques suicides présumés – les personnes détenues sont censées être sous la responsabilité des policiers ou gendarmes. 16 personnes en 2020 et 17 en 2022 sont ainsi mortes « entre les mains de la police ». Nous n’en recensions au maximum qu’une poignée par an avant 2020.

Un seuil plus qu’inquiétant a été franchi

Nombre total d'interventions létales des forces de l'ordre, de 2010 à 2022, quelles que soient les circonstances. En 2021, un pic est atteint avec 52 morts.
Tués par la police
Nombre total d’interventions létales des forces de l’ordre, de 2010 à 2022, quelles que soient les circonstances. En 2021, un pic est atteint avec 52 morts.
Christophe Andrieu / basta!

En totale contradiction avec ce que raconte Gérald Darmanin, il y a donc clairement une augmentation du recours à la force létale, qui concerne principalement la police nationale, sans que d’éventuels contextes plus dangereux l’expliquent. Quand nous avons commencé à publier, en 2014, notre premier recensement de ces interventions létales, qu’elles soient légitimes ou non, aucune donnée, même officielle, sur le sujet n’était publique. Combien de personnes décédaient dans le cadre d’une intervention policière ? Qui étaient-elles ? Dans quel contexte policiers ou gendarmes faisaient-ils usage de la force ? L’opacité était totale.

Mieux vaut tard que jamais : depuis 2018, l’IGPN, en charge des enquêtes sur des faits impliquant des policiers, publie ses propres chiffres dans son « recensement des particuliers blessés ou décédés » par la police nationale. L’IGGN, l’instance similaire pour les gendarmes, fait de même. L’information sur l’activité des forces de l’ordre progresse, grâce à plusieurs médias et journalistes indépendants, aux chercheurs, aux collectifs militants impliqués sur le sujet, et désormais à quelques rapports officiels.

Mais ce qu’il en ressort commence à être inquiétant. Pendant les quatre décennies précédentes, nous recensions alors en moyenne une quinzaine de décès, avec son lot d’affaires controversées, de violence arbitraire, voire raciste. Le macabre record remontait à 1988 avec ses 30 morts, un pic principalement lié à l’assaut contre la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie. La période actuelle voit un seuil être franchi, avec plus d’une vingtaine, voire désormais plus d’une quarantaine de morts par an. Le faible niveau de formation des aspirants policiers, le refus de réellement sanctionner les agents impliqués dans des violences illégales ou arbitraires, un certain discours de déni et de surenchère permanente de la part de politiques ou de syndicats de police sont clairement en cause.

Ivan du Roy