Violence policière

Bilal, tasé et tué par balle : comment une expulsion locative a viré au drame

Violence policière

par Margaret Oheneba

Des loyers impayés, une expulsion demandée par huissier et à l’issue de l’intervention des policiers, un homme mort, simultanément tasé et tué par balle. Que s’est-il passé chez Bilal M. en 2021 ?

Le concours de la force publique a été demandé pour procéder à l’expulsion de deux logements, à Herblay (Val-d’Oise) puis à Pierrelaye, une commune voisine. En cette matinée du 23 juin 2021, c’est un équipage de police secours, composé de trois agents, Guillaume, Jack et Vanessa, qui ont pris leur service à l’aube, à 5 h 20, qui en est chargé. Ils sont rejoints par l’adjoint au chef d’unité, Didier. Après avoir encadré une première expulsion, les quatre policiers arrivent devant le petit immeuble de Pierrelaye où l’huissier et un serrurier les attendent. Locataire d’un F3 de 35 m2, la personne à expulser a accumulé des impayés de loyers. L’huissier, qui a requis l’intervention de la force publique, fait aux policiers une description très négative du locataire : il « posait des problèmes », voire serait même « fou ».

Portrait de Bilal M.
Bilal M.
Bilal M. avait 33 ans. « Tout le monde l’aimait même si, parfois, il était mal entouré », dit son frère Kaïs. Mais depuis un an et demi, au sortir du confinement, il « était devenu de plus en plus dépressif et nerveux », comme s’il avait subi « un choc psychologique. » Il quitte son travail et les impayés de loyers s’accumulent.
DR

Bilal M. doit alors fêter ses 34 ans dans trois semaines. « C’était quelqu’un de très intelligent, un beau gosse pour ne pas dire autre chose. Il était gentil et généreux », décrit son grand frère, Kaïs. Quelquefois « taiseux », mais aussi capable « de parler et rigoler avec tout le monde ». « Tout le monde l’aimait même si, parfois, il était mal entouré », dit Kaïs. Mais depuis un an et demi, au sortir du confinement, l’ancien chauffeur routier « était devenu de plus en plus dépressif et nerveux », comme s’il avait subi « un choc psychologique ». En cause, peut-être, sa rupture avec la femme qu’il fréquentait depuis plusieurs années et avec qui il s’était installé dans l’appartement de Pierrelaye en 2018. Il arrête alors de travailler, et les impayés de loyers s’accumulent.

Le serrurier et les policiers, équipés de leurs gilets pare-balles, se postent devant la porte du petit duplex loué par Bilal. Ils frappent, mais personne ne répond. Selon leur récit, il faut plusieurs minutes au serrurier pour forcer la serrure. Un voisin qui sort de chez lui les aperçoit. Selon son témoignage, il est environ 9 h 45. La serrure cède et les quatre policiers pénètrent à la file indienne dans l’exigu couloir d’entrée, Guillaume en tête. Vanessa a déjà dégainé son pistolet à impulsion électrique (PIE, plus communément appelé Taser). Le serrurier et l’huissier demeurent sur le pas de la porte.

Dans la pièce de vie, un salon avec cuisine américaine, Guillaume aperçoit Bilal, allongé sur le canapé, sous une couette, les mains non visibles, dira-t-il. Guillaume, Jack et Vanessa s’en approchent pendant que Didier monte « avec prudence » vérifier l’étage. « Monsieur, Monsieur », appelle Guillaume, pendant que Vanessa se place à sa gauche avec son taser, et que leur collègue Jack se positionne à droite. Guillaume s’approche de Bilal pour le réveiller.

Sur le pas de la porte d’entrée, l’huissier entend des mouvements puis une détonation. Le serrurier semble surpris par le coup de feu, n’ayant entendu aucun cri préalable. « D’habitude, le ton monte avant que cela ne dégénère », dira-t-il aux enquêteurs de l’IGPN.

Des versions contradictoires et changeantes

Selon le récit des agents, au moment où Guillaume touche l’épaule de Bilal et commence à relever la couette, ce dernier aurait ouvert les yeux, se serait saisi de la main gauche d’un « couteau » avec une lame « d’au moins 30 cm » posé au pied du canapé, et aurait, en se relevant, tenté de porter des coups aux policiers. L’enchaînement des événements aurait été trop rapide pour demander à Bilal de lâcher son arme. Vanessa déclenche son taser – le tir est enregistré par l’arme à 9 h 49 – et Guillaume ouvre le feu avec son pistolet semi-automatique. La détonation surprend Jack qui, n’ayant pas vu son collègue dégainer son arme, s’attendait davantage au bruit d’un tir de Taser. Leur collègue Didier, lui, entend la détonation alors qu’il est à l’étage.

En 3D, visualisation de l'angle de tir du policier vers Bilal, au moment où celui-ci se relève de son canapé.
Reconstitution 3D
L’organisation indépendante d’investigation Index a réalisé une reconstitution 3D de ce qui a pu se passer dans l’appartement de Bilal, à partir des différentes versions – parfois contradictoires – des policiers présents et du rapport d’autopsie. Ces images en sont tirées.
Index

Les versions des policiers vont se révéler contradictoires et changeantes, sur l’arme, la position et les mouvements de Bilal. Concernant l’arme, sa taille est différente selon la perception des agents (un « couteau de cuisine » de 10 cm pour Jack, une lame de 20 cm pour Vanessa). Un couteau de cuisine et un fusil à aiguiser correspondant à peu près à ces descriptions seront retrouvés « derrière le bar dans la cuisine ». Ils auraient été ramassés puis posés à cet endroit par Jack. « J’ai pris deux couteaux, mais je ne peux pas vous dire où je les ai pris », explique-t-il aux enquêteurs lors de sa deuxième audition. Seule Vanessa assure formellement qu’un second couteau se trouvait au pied du canapé.

Sur les mouvements de Bilal, lors d’une première audition, la brigadière Vanessa dit qu’il s’est « jeté » sur elle, pendant que son collègue Jack décrit Bilal effectuant « des gestes amples ». Guillaume, l’auteur du coup de feu, explique que Bilal, debout, a agité « un grand couteau » – en réalité un aiguiseur à couteau – en direction de Jack, à sa droite, et de lui-même, en avançant vers eux et en visant leur gorge. Lors de sa deuxième audition, il explique que le locataire a, en fait, tenté d’attaquer Vanessa, à sa gauche. Vanessa assure ensuite que Bilal était en « levée dynamique » tout en visant son ventre avec l’arme par destination. Ce que déclare aussi Guillaume dans un deuxième compte-rendu d’audition. « Tout s’est passé trop vite », explique-t-il. Le major Didier, à l’étage au moment des tirs, affirme de son côté aux enquêteurs de l’IGPN avoir entendu, avant les tirs, ses collègues demander à Bilal de lâcher son arme. L’ensemble de ces détails sont importants au vu de l’autopsie qui va être menée et de la légitime défense invoquée par les agents pour justifier l’ouverture du feu, en plus du tir de taser.

Bilal s’effondre, à demi assis sur le canapé. Inerte, il est menotté par les agents et mis au sol. Les policiers examinent le corps, dont les jambes, en lui retirant son pantalon, pour vérifier s’il a été touché ou non par balle, sans remarquer la blessure mortelle. Ils disent avoir ensuite retiré les menottes au jeune homme. Le t-shirt de couleur sombre que portait Bilal les aurait empêché d’apercevoir l’écoulement du sang.

Endormi... mais agressif ?

Alertés, les premiers secours arrivent rapidement, à 10 h 01. Les pompiers découvrent Bilal allongé au sol, en t-shirt et en caleçon. Ils tentent un massage cardiaque. En vain. Le Samu arrive vers 10 h 15. Bilal est intubé. Là aussi, en vain. Son décès est déclaré un peu après 11 h. Le parquet de Pontoise saisit l’IPGN. L’institution ouvre une enquête pour « violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique avec armes ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». À ce moment-là, tous pensent encore que Bilal est mort des suites du tir du pistolet à impulsion électrique. Arrivé sur place, le médecin légiste constate la blessure par balle et le fait que Bilal a abondamment saigné.

Il faut attendre l’autopsie pour apprendre que le jeune homme est bien mort du tir par arme à feu. Selon l’expertise, le taser n’a pas pu provoquer une mort par crise cardiaque : « La localisation anatomique observée des ardillons permet d’établir que l’arc électrique s’est produit sur un trajet n’incluant pas le cœur », indique le rapport d’autopsie consulté par Basta! Les ardillons du pistolet à impulsion électrique ont atteint Bilal au niveau du thorax et de l’avant-bras droit, au niveau du coude. La balle, elle, a été fatale : « Les lésions provoquées par le projectile balistique sont majeures (…), indique le rapport d’autopsie. Le décès est survenu dans un temps très court. » Probablement avant même que les premiers secours n’arrivent.

Autre enseignement de l’autopsie : la balle est entrée au niveau de l’épaule gauche « selon une trajectoire d’arrière en avant, de gauche à droite et de haut en bas ». La balle a traversé le poumon gauche, puis le cœur avant de se loger dans le poumon droit. Bilal a donc été touché par une balle dans le haut du dos, provenant d’un tireur posté au-dessus de lui. Au vu de sa taille, Bilal ne pouvait donc pas être debout, une position incompatible avec la trajectoire descendante du projectile. Une position fléchie ou semi-assise correspond davantage, comme le démontre la reconstitution en 3D réalisée par Index.

Pour justifier la légitime défense, les quatre policiers vont, au cours de leurs auditions, dépeindre Bilal comme dangereux, vivant « dans un environnement anxiogène », qui a ouvert « brutalement » les yeux, avec un regard « déterminé et agressif », fronçant les sourcils.Les policiers, ainsi qu’un pompier intervenu pour porter secours à Bilal témoignent d’une « musique arabe » diffusée via le téléphone portable posé sur le canapé, des chants qui paraissaient même « religieux » aux oreilles de Guillaume. Aucun élément suspect ne sera retrouvé dans le téléphone. « Sachant qu’aucun d’entre eux n’est d’origine arabe, ils ne peuvent pas comprendre les paroles, ni faire la différence entre une musique ou un chant religieux », commente Kaïs, le grand frère de Bilal. D’autant plus que malgré l’accent mis sur la dangerosité supposée de Bilal, les quatre fonctionnaires de police conviennent qu’ils n’avaient jamais eu affaire à lui ni consulté le dossier d’expulsion.

Une procédure qui pose question

La position de Bilal au moment des tirs n’est éclaircie par aucun témoignage des policiers. Le certificat médico-légal établi à la mi-journée indique : « Quand (Bilal) a vu les policiers, il aurait fait un mouvement comme pour se lever et il aurait tenu dans sa main droite comme un couteau. » Un peu plus bas : « D’après le policier qui aurait tiré sur le défunt avec son arme : le défunt serait assis sur la partie horizontale du canapé, face à lui. Il aurait tiré en direction de l’individu sans l’avoir touché à quelques mètres de lui. » Bilal n’est alors pas clairement décrit comme étant debout. D’ailleurs, Guillaume précise avoir visé le haut du corps de Bilal. Interrogé par l’IGPN, Didier affirme que, lorsqu’il est redescendu de l’étage, son collègue lui a indiqué le dossier du canapé comme possible point d’impact de la balle.

Guillaume « a tiré en même temps que moi », relate Vanessa lors de la première audition. Ni elle ni son collègue Jack n’ont vu Guillaume sortir son arme de service. Pourtant, les policiers disent avoir été sur leur « garde » dès leur entrée dans l’appartement, « la situation pouvait basculer, se dégrader à n’importe quel moment ». Jack va évoquer « l’effet tunnel » pour expliquer pourquoi il ne se souvient pas du déroulé exact des faits, si son collègue Guillaume s’est adressé à Bilal et où il a ramassé ensuite le couteau et l’aiguiseur. La distance entre Guillaume et Bilal n’a au moment du tir pas pu être formellement établi. Les différentes versions des policiers n’ont pas été confrontées.

Le déroulé de la procédure interroge. Les supérieurs hiérarchiques des policiers se sont rapidement rendus sur place avant même l’IGPN et les officiers de police judiciaire. Les policiers n’auraient pas été tout de suite isolés les uns des autres avant d’être entendus par l’IGPN quatre heures après la déclaration du décès. La deuxième audition du major Didier se déroule plus d’un mois après les faits, environ deux semaines après celle de ses collègues.

Malgré les incohérences et une seule reconstitution dans les locaux de l’IGPN, l’enquête préliminaire confiée à la police des polices fait l’objet d’un classement sans suite, notifié le 4 février 2022, indique un courrier consulté par Basta! La famille de Bilal, qui espère connaître la vérité sur les circonstances de la mort de leur proche, s’est constituée partie civile et a déposé plainte en janvier 2022 pour « homicide volontaire », « violences volontaires avec armes par personnes dépositaires de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Une information judiciaire est ouverte depuis deux ans. Kaïs n’entretient pas d’animosité particulière envers les policiers, il s’interroge cependant sur un éventuel mauvais usage de « leur arme, qui est leur outil de travail, et peut avoir des conséquences très graves. C’est une question de vie ou de mort ». Un éventuel procès pourrait tenter de faire la lumière sur la réalité de la légitime défense.

Margaret Oheneba

En Une : image extraite de la reconstitution en 3D réalisée par Index en partenariat avec Blast.

Boîte noire

Notre enquête s’appuie sur les PV d’audition réalisés par l’IGPN auxquels nous avons pu avoir accès, le compte-rendu médico-légal de l’autopsie, ainsi que le témoignage de Kaïs, le frère de Bilal. Nous avons contacté l’avocat de Guillaume, le policier qui a ouvert le feu, sans réponse de sa part.