À 80 kilomètres de Sidi Bouzid (voir première et deuxième parties), Kasserine vit encore dans l’atmosphère de la révolution. Le mouvement, parti de Sidi Bouzid, a vite atteint cette cité voisine. La violence de la répression a provoqué la réaction de toute la région, puis les manifestations dans les villes du Nord et de la côte, et enfin quelques jours plus tard, dans la capitale elle-même.
Nous nous arrêtons devant le siège, incendié, du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique, parti de Ben Ali). Juste en face un autre local du RCD est devenu un lieu de rencontre et aussi un mémorial des martyrs. Aux murs les portraits de quatorze victimes. Un bébé de 6 mois, un adulte de 59 ans, tous les autres entre 16 et 25 ans, en général tués par les balles des snipers de la police. Autour de nous leurs copains, frères et sœurs, une centaine de personnes, en grande majorité des jeunes. Ils nous racontent les premières manifestations après Sidi Bouzid, leur volonté d’attirer la police pour soulager le mouvement dans la ville voisine de Thala où il y avait déjà eu plusieurs morts : c’était comme à Gaza ! Les commandos tirant sur les jeunes, y compris lors des funérailles des premières victimes ou pour empêcher d’aller chercher les blessés, et la police qui avait donné ordre au personnel de l’hôpital de ne pas les soigner.
Les téléphones portables, où sont enregistrées les vidéos des drames du mois dernier, passent de main en main. On nous montre les douilles de grenades lacrymogènes ou offensives, certaines de fabrication américaine. Une prière collective s’improvise pour les victimes, et puis nous chantons « Humata l’hyma ya humata l’hyma » (Défenseur de la patrie), l’hymne national qui fait l’unanimité.
Un peu plus loin, près de la maison de la famille d’un des jeunes martyrs que nous sommes allés saluer, il y a déjà un monument aux morts de la révolution, qui est aussi le point de ralliement des jeunes du « comité de protection de la révolution ».
Beaucoup de gravité, de mobilisation. Ici aussi on veut être sûr que demain la démocratie tunisienne représentera tous les Tunisiens. On se méfie du gouvernement provisoire. On réclame une Constituante.
Le régime de Ben Ali s’est efforcé de contrôler l’UGTT
Des milliers de personnes, parties de Tunis, ont organisé le dimanche précédent une « caravane de solidarité » avec Kasserine. À ceux qui, islamistes notamment, apportaient de l’aide humanitaire, les habitants répondaient gentiment dans l’une et l’autre ville : « Ce n’est pas de pain ou de vêtements dont nous avons besoin, mais de dignité et de justice, de démocratie et de liberté. » Une semaine auparavant une caravane aussi nombreuse avait rejoint Sidi Bouzid.
Les militants de l’UGTT de Kasserine nous montrent leur local qui a subi un raid punitif des miliciens du RCD, furieux de l’appui du syndicat au mouvement. Toutes les portes ont été défoncées, plusieurs syndicalistes plus ou moins sérieusement blessés.
L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a été créée juste après la guerre (1946), et s’est affirmée tout de suite comme une des principales forces de lutte contre la domination coloniale. Son fondateur, Farhat Hached, a été assassiné en 1952 par les tueurs de la Main rouge, une organisation de colonialistes français. Son portrait est sur les murs de tous les locaux syndicaux et même assez souvent brandi dans les manifestations d’aujourd’hui. Après l’indépendance, si le régime d’Habib Bourguiba a empêché toute expression de véritable opposition politique, il a laissé à l’UGTT une certaine capacité de revendication et de protestation sociale, même si de nombreux dirigeants et cadres du syndicat appartenaient au parti unique au pouvoir (le Néo-Destour puis Parti socialiste destourien, qui deviendra le RCD de Ben Ali). Des courants contestataires de gauche se sont exprimés fortement dans le syndicat à la fin des années 1960 et au début des années 1970, et les dirigeants syndicaux se sont plusieurs fois opposés frontalement aux politiques gouvernementales, comme Ahmed Tlili et surtout Habib Achour, dont les portraits sont, eux aussi, souvent affichés dans les locaux des syndicats.
Le régime de Ben Ali s’est efforcé de contrôler la centrale, y parvenant dans une assez large mesure, sans empêcher toutefois la fronde de certaines fédérations ou unions régionales, l’expression d’une opposition interne dans les congrès, la participation de l’UGTT en tant que telle à des manifestations altermondialistes, des protestations confédérales contre certains actes de répressions, etc.
Un mouvement populaire à la manière de Solidarnosc
Lors du mouvement de 2008 dans le bassin minier, la direction s’est bornée à protester contre l’emprisonnement de militants syndicaux. Quand, à Sidi Bouzid puis ailleurs en Tunisie, a commencé l’Intifada tunisienne, la direction et la majorité des bureaucraties syndicales locales sont restées prudentes et attentistes, certains leaders (par exemple à Monastir) ont même dénoncé les manifestations. Mais quatre unions régionales (sur 24) et de nombreux syndicats se sont engagés à fond. Et dans beaucoup de villes les gens se rassemblaient spontanément devant les bureaux de l’UGTT avant d’aller manifester.
Au moment de la chute de Ben Ali, l’UGTT a accepté de participer au gouvernement provisoire, puis, notamment sous la pression de sa base, s’en est retirée, tout en provoquant le départ de certains ex-ministres de Ben Ali.
L’UGTT, ce sont des syndicats catégoriels plus ou moins actifs, des moyens matériels (locaux, permanents), mais aussi un lieu de rencontre pour le débat et de convergence dans l’action. C’est une référence symbolique, un mouvement populaire au-delà du syndicalisme, à la manière du Solidarnosc de la Pologne des années 1980, tout en étant aussi une bureaucratie institutionnelle active dans les jeux politiciens en cours.
Début février, des militants ont annoncé la création d’une nouvelle confédération indépendante, la Confédération générale Tunisienne du travail (CGTT), se réclamant de la CGT Tunisienne du début du 20e siècle, et revendiquant une certaine représentativité dans des secteurs industriels (pétrole, mines..) ou administratifs (enseignement, postes…).
À la télévision, autre chose que de la musique, des feuilletons et du foot
En comparaison avec l’atmosphère fervente de Redeyef, Kasserine ou Sidi Bouzid, tout paraît très calme à Tunis. Là aussi, il y a des barbelés et des blindés autour de quelques bâtiments officiels (ministère de l’Intérieur, ambassade de France…). Là aussi, les policiers en uniforme repointent le bout de leur nez à quelques carrefours. Chaque tunisois vaque tranquillement à ses multiples occupations, avec plus de légèreté et de sourire aux lèvres que le mois dernier.
Sur l’avenue Bourguiba, les Champs-Élysées de Tunis, on peut s’asseoir aux terrasses de café pour voir des manifestations, qui d’ailleurs gênent de moins en moins la circulation. Quelques centaines de personnes revendiquant telle ou telle amélioration de leurs salaires ou de leurs conditions de travail, ou qui appellent à la vigilance face au gouvernement provisoire.
À la télévision, on peut maintenant voir autre chose que de la musique, des feuilletons égyptiens ou turcs et du foot. Quoique le foot reste prioritaire en cette période de championnat d’Afrique des nations. Mais ce jeudi 17 février au soir nous étions entre un Tunisie–Sénégal (2-0, passé) et un Tunisie-RD du Congo (à venir 1-0), dans un restaurant de la rue de Palestine. La télé (en l’occurrence France24 en arabe, qui a acquis une certaine réputation en ce début 2011) montrait un débat entre personnalités politiques, dont Ahmed Néjib Chebbi, le dirigeant du Parti démocratique populaire (PDP), Rashid Ghannouchi, le chef historique des islamistes d’Ennadha, Mustapha Ben Jaafar, fondateur du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), un parti créé en 1994, mais que l’Internationale socialiste vient d’introniser il y a un mois comme membre tunisien, en remplacement… du RCD de Ben Ali. Ils répondent aux questions de citoyens et débattent fort civilement. On aperçoit même, le nouvel ambassadeur de France, l’inénarrable Boris Boillon, le dernier des Sarkozy’s boys, qui va réussir à provoquer un appel à manifester devant son ambassade pour le samedi suivant : Boillon dégage !
Légalisme ou légitimité révolutionnaire
Un mois après la chute du dictateur, qui est au pouvoir en Tunisie ? La révolution tunisienne illustrerait-elle la situation où « Il faut que tout change pour que rien ne change », décrite par l’écrivain italien Giuseppe Tomasi de Lampedusa (prince de l’ile italienne voisine) dans son roman Le Guépard à propos de la révolution en Sicile au 19e siècle, quand l’apparence du pouvoir est bouleversée, mais que les forces qui exercent le pouvoir demeurent pour l’essentiel identiques ?
Le gouvernement a été composé d’anciens du RCD, à l’instar du Premier ministre Mohammed Ghannouchi [qui a démissionné face à la contestation populaire le 27 février], de hauts fonctionnaires, d’anciens opposants membres du parti Ettadjid (« Le renouveau », issu l’ancien Parti communiste), du Parti démocratique populaire. Ce gouvernement, provisoire, censé durer jusqu’aux élections, reçoit les délégations étrangères, assure la gestion des affaires courantes (les administrations fonctionnent), mais prend aussi des décisions qui ne sont pas sans conséquences. Par exemple, en matière de nominations aux postes de gouverneurs désignés en cette mi-février. Mais sur quels critères, avec quels arbitrages, quel poids de l’appareil RCD, de l’armée ? Avec quelle capacité d’influence de l’UGTT, des organisations de la société civile ?
Dans les médias écrits ou audiovisuels se multiplient tribunes et débats, assez souvent confus et verbeux.
Au nom du respect des règles constitutionnelles des « légalistes » proposent d’élire un Président qui incarnerait une nouvelle légitimité et pourrait dissoudre le parlement benaliste. Un sondage publié par l’hebdomadaire Réalités indique toutefois que si 95% des Tunisiens se disent prêts à participer à une telle élection, les trois-quarts ne voient vraiment pas pour qui voter, 8% envisagent Ahmed Néjib Chebbi du Parti démocratique populaire, les autres candidats potentiels cités obtenant tous moins de 5% (le chef de l’armée, le Premier ministre actuel ou le chef des islamistes…). A la base, on se méfie de l’intronisation d’un nouveau guide. Les Tunisiens aspirent à une république parlementaire, à une Assemblée dotée de pouvoirs constituants.
Un Conseil national pour la protection de la révolution
Trois « comités techniques » ont été mis en place : sur la vérité sur les événements entre le 17 décembre et le 14 janvier, sur la corruption et sur la réforme politique. Ce dernier devant faire notamment des proposition de nouvelles lois électorales. Ce sont des commissions d’experts plus ou moins représentatifs, censés faire des propositions et rapports.
Au nom de la « légitimité révolutionnaire », était en train de se mettre en place, en cette mi-février, un Conseil national pour la protection de la révolution. Une démarche soutenue par une trentaine de partis (dont les islamistes d’Ennadha, l’extrême gauche, les sociaux démocrate du Forum démocratique pour le travail et les libertés...) et organisations (dont la LTDH, l’UGTT, le Conseil national des avocats, etc.). Ce conseil, qui siégerait jusqu’aux élections, voudrait être institué (par décret ?) et, sans constituer à proprement parler un contre-pouvoir du gouvernement, disposer d’une capacité de censurer certaines décisions ou nominations de celui-ci. Il serait aussi un lieu de débat et de concertation. Les partis membres du gouvernement, PDP et Ettadjid, mais aussi certaines associations (Association tunisienne des femmes démocrates, syndicat national des journalistes…) récusent cette démarche.
Un parti-mouvement avec les militants syndicaux, associatifs, politiques
Chacun cherche à s’organiser, à recruter pour son parti ou mouvement. Tous ces partis semblent jusqu’à présent peu attractifs pour l’ardente jeunesse qui a renversé Ben Ali. Leurs logiciels politiques, leurs discours, sont encore marqués par les clivages et pratiques du passé. Une grande recomposition est en cours, du coté des conservateurs comme des progressistes, des islamistes, des anciens destouriens, des gauches.
L’audience des islamistes d’Ennadha est sans doute importante. Certains, comme le parti Ettadjid y voyant un danger pour la démocratie, d’autres pensant qu’ils sont parfaitement compatibles avec un système démocratique, que les intéressés eux-mêmes revendiquent. Mais pour l’heure le parti doit s’organiser : « disloqué » par Ben Ali, il est, souligne Hamadi Jebali, secrétaire général du mouvement, en mutation progressive. L’extrême gauche, principalement le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), s’est alliée avec des mouvements nationalistes arabes dans un Front du 14 Janvier. Ces jours de février à Tunis, nombreux étaient les militants qui s’interrogeaient sur le moyen de créer un parti-mouvement à l’instar du Parti des Travailleurs du Brésil, agglutinant des militants issus du syndicalisme, des associations, de partis et des nouveaux réseaux de jeunes.
Les écueils internes ne manquent pas, les faux amis de l’extérieur non plus. En guise de solidarité, L’Europe – et singulièrement la France –, ont commencé par verrouiller leurs frontières pour les immigrés tunisiens, et s’inquiéter d’une effervescence libératrice. Les princes du Golfe et surtout d’Arabie saoudite voient sans plaisir surgir cette nouvelle Tunisie d’où est parti l’ébranlement démocratique, et disposent de moyens de pression (financiers) ou de déstabilisation (islamistes « radicaux »). Et l’issue du drame en cours chez le voisin libyen (ou travaillaient des centaines de milliers de Tunisiens) est aussi crucial pour la Tunisie elle-même.
Dans la Tunisie nouvelle, les laissés-pour-compte du « miracle économique », les jeunes chômeurs, les travailleurs exploités dans les fabriques de sous-traitance, les habitants des régions abandonnées, exigent plus de justice sociale et d’équité. La Tunisie démocratique où la parole sera sans entrave, les débats sérieux et ouverts et les élections sincères, la liberté d’association effective et les mouvements sociaux vivants est en route.
Comme on le chante dans la dernière strophe de l’hymne tunisien :
« Lorsqu’un jour, le peuple aspire à vivre / Le destin se doit de répondre ! / Les ténèbres se dissiperont ! / Et les chaînes se briseront ! »
Quand je suis parti vers Paris, l’hôtesse d’Air France a annoncé d’un air désolé que, du fait des « événements en Tunisie », il n’y aurait pas de repas à bord… Simple grève ou révolution ?
Bernard Dréano, Centre d’études et d’initiative de solidarité internationale (CEDETIM)
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