Cette lettre est également consultable et téléchargeable sur le blog « Résistance pédagogique pour l’avenir de l’école ».
Le 20 février 2009
Monsieur l’Inspecteur,
Ainsi donc, le 6 novembre 2008, Alain Refalo, professeur des écoles à Colomiers en charge d’une classe de CM1, a adressé une lettre à l’inspecteur de l’éducation nationale de sa circonscription. Avec détermination, sérénité, rigueur, et aussi avec respect, il l’a informé qu’il avait décidé d’entrer en dissidence : « Aujourd’hui, lui écrit-il, en conscience, je ne puis plus me taire ! En conscience, je refuse d’obéir. » Par ces mots, en dehors de toute idéologie, il a voulu exprimer clairement son refus d’être complice, par sa collaboration ou son silence, de la politique mise en œuvre par le gouvernement qui, selon lui, conduit à une véritable déconstruction des fondements de l’éducation nationale.
Parmi les réformes que le gouvernement veut imposer, Alain Refalo conteste tout particulièrement le dispositif qui prévoit que, deux heures par semaine, « au-delà du temps d’enseignement obligatoire », les enseignants prendront à part les élèves en difficulté pour leur apporter une « aide personnalisée ». Il estime que les difficultés que rencontrent certains enfants ne peuvent être traitées avec efficacité qu’avec l’ensemble du groupe-classe dans le cadre d’une pédagogie différenciée, et non pas en les isolant dans des groupes séparés. Ce dispositif présente l’inconvénient majeur de stigmatiser, à ses propres yeux comme aux yeux des autres, l’enfant mis à part en le désignant comme un « mauvais élève ». D’autant plus que, nous le savons tous, derrière l’organisation de cette aide personnalisée, se profile la suppression des Réseaux d’Aide Spécialisée aux Enfants en Difficulté (RASED). Or les éducateurs sont unanimes à penser que la disparition des RASED causerait un préjudice irréparable aux élèves en grande difficulté. L’aide « personnalisée » ne saurait remplacer l’aide « spécialisée ». En conséquence, Alain Refalo informe son inspecteur de circonscription qu’il n’appliquera pas ce dispositif, tout en précisant qu’il assurera effectivement ces deux heures pour mener à bien un projet théâtre avec tous les élèves de la classe, répartis en demi-groupe, ceci avec l’accord des parents.
Les syndicats ont aussitôt apporté un soutien sans réserve à Alain Refalo : « Nous considérons, ont-ils affirmé, que la prise de position d’Alain Refalo ne doit pas être considérée comme un acte isolé mais bien comme l’expression de ce que nous subissons et ressentons au quotidien. Sa lettre entre profondément en résonance avec l’état d’esprit actuel de la profession. » C’est dire que l’acte de désobéissance d’Alain Refalo pose de vraies questions qui mérite de vraies réponses. Je ne puis penser, Monsieur l’Inspecteur, que vous n’avez pas connaissance de celles-là et que vous ignorez tout de celles-ci.
Dès le 13 novembre 2008, vous avez déclaré à La Dépêche du Midi « avoir pris acte du fait qu’un fonctionnaire refuse de mettre en œuvre les mesures voulues par le ministre de la Nation ». Et la seule décision que vous annoncez, c’est que vous avez entamé « une procédure administrative ». Ainsi, d’emblée, vous vous situez dans une logique de répression. Mais ne pensez-vous pas qu’en recourant à la répression, vous ne ferez que resserrer le nœud d’un conflit qu’il vous appartient de dénouer ?
Aujourd’hui, en France, ce sont des milliers d’enseignants qui refusent d’appliquer les réformes voulues par le ministre de l’éducation nationale, même si, pour l’heure, nombre d’entre eux ne rendent pas publique leur insoumission. Le ministre de l’éducation nationale ne devrait-il pas considérer les éducateurs comme autant d’experts de proximité capables d’apprécier au mieux la réalité ? Certes, par une étrange comptabilité à rebours, le ministre pourra toujours se prévaloir du soutien de ceux qui n’expriment pas leur dissidence. Mais pareil subterfuge ne pourra convaincre que les esprits retors.
Le 21 janvier, vous avez fait signifier à Alain Refalo par l’intermédiaire de l’inspecteur d’académie adjoint – car, jusqu’à ce jour vous n’avez pas souhaité rencontrer personnellement Alain Refalo - qu’il était sanctionné d’un retrait de salaire de deux journées par semaine à compter du 5 janvier pour n’avoir pas mis en place réglementairement le dispositif de l’aide personnalisée de deux heures par semaine. Le 28 janvier 2009, vous avez déclaré au journal 20 minutes : « Je ne condamne pas l’homme, mais le fonctionnaire qui décide de travailler en dehors des lois réglementaires. La sanction financière est donc parfaitement justifiée pour celui qui ne respecte pas la loi. » En réalité, vouloir faire payer la désobéissance d’Alain Refalo en lui retirant une partie de son salaire s’apparente à une manœuvre assez dérisoire. Pensez-vous pouvoir ainsi acheter la conscience des désobéisseurs ? Si c’était le cas, je puis gager que vous ne ferez pas affaire avec eux.
Le 4 février, vous avez refusé qu’Alain Refalo accède à l’échelon supérieur auquel il a droit dans le tableau d’avancement du corps des professeurs des écoles au motif qu’il avait été sanctionné. Chacun sait, pourtant, qu’en matière de justice, le principe de la double peine est le plus détestable qui soit. Sans aucun doute le plus injuste.
Ainsi, selon la déontologie que vous vous faites d’un fonctionnaire, il doit fonctionner en toutes circonstances, quel que puisse être le dysfonctionnement de l’État. Pourtant, l’honneur d’un fonctionnaire, n’est-il pas de veiller à ce que ses obligations de service ne deviennent pas prétexte à une servitude volontaire ? L’histoire l’a amplement montré, la démocratie est beaucoup plus menacée par l’obéissance servile des citoyens que par leur désobéissance civile. Il fut un temps, en France, où seuls les fonctionnaires qui ont osé désobéir aux lois ont sauvé l’honneur des Français. Certes, j’entends bien, dans la mesure où nous vivons aujourd’hui « en démocratie », comparaison n’est pas raison. Tout anachronisme serait ici déraisonnable et je m’en garderai bien. Il reste que les circonstances extrêmes permettent, précisément par leur effet grossissant, de bien mettre en lumière un principe qui doit prévaloir en toute circonstance. Ce principe est clair et ne saurait souffrir aucune exception : lorsqu’un fonctionnaire a la conviction que son obéissance le conduirait à se rendre complice d’une injustice préjudiciable à ses concitoyens, il doit désobéir. Et sa désobéissance est une forme supérieure de civisme. Un fonctionnaire doit être homme avant d’être sujet. Et un homme responsable obéit aux exigences de sa conscience plutôt que de se soumettre aux injonctions de l’État.
Il est vrai que la désobéissance civile est encore étrangère à notre culture politique. En réalité, ce qui fait la force de la démocratie, ce ne sont pas des citoyens disciplinés, mais des citoyens responsables. Notre culture continue à véhiculer une conception archaïque de la démocratie fondée sur la toute puissance de l’État. Selon cette conception, toute désobéissance est stigmatisée comme une attitude incivique et doit être sanctionnée comme une délinquance. Pourtant, ces dernières années, de nombreux penseurs, parmi les plus reconnus et les plus respectés, ont développé une théorie de la démocratie qui intègre la désobéissance civile comme l’exercice légitime du pouvoir des citoyens. Permettez-moi de citer le grand philosophe allemand Jürgen Habermas : « Il est nécessaire, affirme-t-il, que la désobéissance civile soit acceptée comme composante de la culture politique d’une communauté démocratique développée. » Et je pourrais aussi citer John Rawls ou Ronald Dworkin… Tous précisent que de tels actes de transgression non-violente des règles doivent être compris comme l’expression d’une protestation contre des décisions qui, malgré leur genèse légale, sont illégitimes compte tenu des principes supérieurs de la morale. Malheureusement, les intellectuels français méconnaissent ces réflexions innovantes. De ce fait, ils sont en retard d’une démocratie. Á leur suite, ceux qui sont en situation d’exercer un pouvoir public répètent, comme de bons ignorants, que la désobéissance civile nie et renie les principes fondateurs de la vie démocratique.
Peut-être avez-vous voulu faire un exemple, pour dissuader ses collègues de suivre son exemple, en punissant aussi sévèrement Alain Refalo ? Mais, alors, il y a fausse donne, Monsieur l’Inspecteur. Car, en agissant ainsi, vous avez donné Alain Refalo en exemple auprès de tous les enseignants. En le sanctionnant, vous avez mis en valeur son exemplarité. Bien sûr, ces sanctions sont excessives, totalement démesurées, gravement injustes en définitive. Deux jours de salaire pour deux heures qui ont bien été effectuées - et qui, en définitive, ont été bien effectuées - pensez-vous vraiment que le compte soit bon ? Mais Alain Refalo savait que les risques qu’il prenait pouvaient être considérables. Il les assume en toute sérénité. Ce qu’il demande aujourd’hui, ce n’est pas tant la levée des sanctions qui le frappent, que l’abrogation des mesures qui déconstruisent l’école.
Vous reprochez à Alain Refalo de ne pas vouloir mettre en œuvre les mesures prises par « un ministre de la Nation ». Mais suffit-il que les décisions soient prises par un ministre pour qu’elles soient réellement voulues par la Nation ? Vous reprochez encore à l’enseignant désobéisseur de ne pas « respecter la loi ». Mais si je ne me trompe, la mesure concernant l’aide personnalisée n’a pas été l’objet d’une loi, mais d’un simple décret (le décret n° 2008-775 du 30 juillet 2008). Et celui-ci n’a pas été voté par l’Assemblée Nationale qui est précisément l’Assemblée de la Nation. S’il n’est pas contestable que ces décisions sont légales, cela ne signifie pas qu’elles soient légitimes. Légalité ne vaut pas légitimité.
Les parents des élèves de la classe d’Alain Refalo vous ont écrit pour vous signifier qu’ils apportent « un soutien ferme et entier » à l’instituteur de leurs enfants auquel ils font « pleinement confiance ». Par ailleurs, tout récemment, vous avez reçu une lettre de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) de Colomiers, dont la légitimité de représentation est incontestable, vous informant qu’elle était en parfait accord avec la manière dont Alain Refalo mettait à profit les deux heures d’aide personnalisée. Or, ici, l’avis des parents des élèves est non seulement important, mais il est littéralement décisif. En effet, la circulaire n° 2008-082 du 5 juin 2008 qui prévoit l’organisation et la mise en œuvre de l’aide personnalisée précise : « L’adhésion des parents et de l’enfant est indispensable afin que l’aide personnalisée trouve sa pleine efficacité. Un emploi du temps hebdomadaire est présenté aux parents qui donnent leur accord. » Si, pour l’organisation de cet enseignement non obligatoire et, par conséquent, facultatif, rien ne peut être fait sans l’accord des parents, cela signifie corollairement que tout peut être fait avec leur accord. Pourquoi donc refuseriez-vous de valider le projet éducatif mis en œuvre par Alain Refalo pendant ces deux heures dès lors qu’il bénéficie de l’adhésion des parents ? Il ne vous est pas loisible de désavouer les parents dès lors que, selon les termes mêmes de la circulaire signée par le ministre de l’éducation nationale, ce sont eux qui ont le pouvoir de décision. Á contrario, Alain Refalo ne bénéficie pas de l’adhésion indispensable des parents pour organiser l’aide personnalisée selon les modalités que vous voudriez lui imposer. Ainsi, paradoxalement, de par les dispositions mêmes de la circulaire du ministre, en justifiant la désobéissance des enseignants, les parents d’élèves les réintègrent dans la légalité.
Si je comprends bien, vous invoquez un service « non fait » pour justifier les sanctions administratives que vous avez prises. Tout se passe comme si vous considériez que les heures assurées par Alain Refalo pendant le temps imparti à l’aide personnalisée comme des heures d’absence. Vous les comptabilisez donc comme on comptabilise des heures de grève. Mais il n’en est rien. Alain Refalo effectue exactement le temps de service qui est requis de lui. Vous ne sauriez non plus faire valoir que le contenu du service effectué ne correspond pas aux obligations de service définies par les directives ministérielles pour prétendre qu’il s’agit d’un « service partiellement non fait ». Puisque, dans le cas présent, le contenu des heures de services n’a aucun caractère d’obligation et qu’il est laissé à l’appréciation des parents d’élèves qui a valeur de décision.
Á la lettre, son service est « entièrement fait ». En réalité, ce que vous lui reprochez c’est de le faire mal au point que vous l’accusez tout à fait indûment de pénaliser ses élèves. Ce que vous invoquez, c’est donc un service « mal fait ». Mais mal faire son service, c’est une faute professionnelle. Si tel était le cas, celle-ci n’appellerait pas une sanction administrative, mais une sanction disciplinaire. Or, l’article 66 du chapitre VIII de la loi 84-16 du 11 janvier 1984 modifiée par la loi 91-715 du 26 juillet 1991, qui prévaut en la matière, ne mentionne nulle part la rétention de salaire parmi les sanctions prévues qui vont de l’avertissement à la révocation. Ainsi, vous ne sauriez prendre une sanction administrative, dès lors qu’Alain Refalo effectue la totalité de ses heures de service, et vous ne sauriez prendre une sanction financière pour sanctionner la faute professionnelle que vous lui reprochez, dès lors qu’elle n’est aucunement prévue par la loi.
Il y a donc incontestablement confusion des genres. Et celle-ci induit un détournement de procédure. Une sanction financière ne peut être qu’une sanction administrative, alors qu’une faute professionnelle relève d’une sanction disciplinaire. Or, dans ce dernier cas, il existe une obligation de suivre une procédure contradictoire avant qu’une décision soit prise afin que l’agent public puisse faire valoir les arguments de sa défense. Or, précisément, Alain Refalo n’a pas bénéficié de cette procédure qui lui aurait offert les garanties et les protections auxquelles tout fonctionnaire a droit.
Au-delà de ces considérations juridiques, qui sont secondes, mais non pas secondaires – il appartiendra vraisemblablement à un tribunal de se prononcer -, ne pensez-vous pas que votre mission soit d’abord et surtout, qu’elle est essentiellement d’être à l’écoute des requêtes formulées par les enseignants qui travaillent sous votre responsabilité ? D’être également à l’écoute des parents d’élèves qui soutiennent ces requêtes ? Comment peut-il se faire que vous n’ayez pas compris que si Alain Refalo a pris le risque de la désobéissance, c’est par conscience professionnelle ? Pourquoi donc n’avez-vous pas tenté de comprendre les raisons de son insoumission ? Á l’évidence, il n’a pas agi pour convenances personnelles, mais pour le bien des enfants qui lui ont été confiés par la Nation.
Le temps est venu, Monsieur l’Inspecteur, d’ouvrir la porte du dialogue. Celui-ci est le seul chemin qui peut conduire à la paix scolaire. La répression dont la caractéristique est précisément le refus du dialogue ne peut conduire que dans une impasse. Croyez le bien, pour quiconque est investi d’un pouvoir, la répression n’est jamais une preuve d’autorité. Bien au contraire. La répression ne renforce pas l’autorité, mais elle la détruit. C’est pourquoi, l’urgence est que vous ouvriez votre porte aux désobéisseurs, non pas pour leur signifier des sanctions inutiles, mais pour parler avec eux. Toujours, l’éducation est une invitation à prendre la parole, alors que la répression n’a d’autre but que de faire taire. Soyez-en persuadé, Monsieur l’Inspecteur, face à la situation présente, c’est, et c’est seulement, en ouvrant le dialogue que vous ferez preuve d’autorité.
La sagesse voudrait, elle veut donc que vous donniez instruction aux inspecteurs de l’éducation nationale de valider les dispositifs sur lesquels les enseignants et les parents d’élèves se sont mis d’accord. Or, précisément, une jurisprudence vient d’être créée qui vous ouvre toute grande la porte pour prendre une telle décision. Madame Diane Combes, institutrice dans une école maternelle à Eguilles dans les Bouches-du-Rhône, a rejoint le 5 décembre le mouvement des désobéisseurs. Le 11 décembre, elle reçoit un courrier de son inspecteur d’académie l’informant que son salaire sera amputé pour un manquement caractérisé à ses obligations de service et qu’il ne manquera pas d’appliquer les sanctions disciplinaires auxquelles elle s’est exposée. Le 19 décembre, les parents de ses élèves adressent une lettre à l’inspecteur pour lui dire tout le bien qu’ils pensent de son travail. Le 14 janvier, à l’initiative du maire d’Eguilles, une rencontre a lieu entre l’inspectrice de l’éducation nationale et les parents d’élèves, sans la présence de Madame Combes. Lors de cette réunion, l’inspectrice a annoncé qu’en accord avec l’inspecteur d’académie, elle validait le projet d’activités (jeux coopératifs) proposé par l’institutrice à l’ensemble de ses élèves pendant le temps imparti à l’aide personnalisée. Ainsi, l’inspectrice de l’éducation nationale, comme il convenait, s’est rangée à l’avis des parents d’élèves. Cette décision est décisive, car elle crée un précédent qui institue une jurisprudence qui, comme toute jurisprudence, est source de droit. Par conséquent, il vaut désormais pour toutes les Académies. Je ne doute pas que vous saurez en tenir le plus grand compte.
Je veux croire qu’en définitive, vous saurez faire prévaloir la raison et qu’ainsi les professeurs d’école pourront alors accomplir sereinement leur mission qui est certes d’instruire les petits d’homme, mais surtout de les élever.
Veuillez excuser ma franchise, mais, vous l’avez compris, Monsieur l’Inspecteur, cette missive n’est en aucune manière dirigée contre votre personne. C’est pourquoi le simple citoyen que je suis vous prie d’agréer l’expression de ses sentiments très respectueux.
Je vous remercie pour la bienveillance de votre attention.
Jean-Marie Muller [1]