Loi immigration : un décret « risque de produire un grand nombre de sans-papiers »

par Serge Slama

Les décrets publiés mardi par le gouvernement démissionnaire concrétisent le caractère régressif de la loi immigration, alerte Serge Slama, professeur de droit public. Exemple avec le contrat d’engagement au respect des principes de la République .

Juste avant l’acceptation de la démission du gouvernement Attal par le Président de la République le 16 juillet, ce gouvernement a publié au JORF [Journal officiel] une série de décrets relatifs à l’asile, l’immigration et l’intégration venant mettre en musique la loi immigration-intégration du 26 janvier 2024, dite « loi Darmanin ». Ils concrétisent dans la partie réglementaire du Code des étrangers (CESEDA) le caractère régressif de ce texte pour les étrangers et demandeurs d’asile.

Rappelons que la loi du 26 janvier 2024 était déjà partiellement entrée en vigueur juste après sa promulgation. Elle s’était notamment accompagnée de quatre circulaires pour assurer leur mise en œuvre, dont la fameuse circulaire de régularisation des « métiers en tension ». Mais une trentaine de dispositions de cette loi était conditionnée à la publication de décrets.

Portrait de Serge Slama
Serge Slama
Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes.

Le premier décret, qui met en œuvre au 15 juillet la réforme du contentieux des étrangers, devait paraître le 2 juillet en pleine campagne électorale. Pour ne pas provoquer de polémique, le gouvernement en a différé la publication au JORF du 14 juillet.

Ce même jour est également paru un décret mettant en œuvre la réforme de l’organisation de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), avec notamment la création de chambres territoriales en Région et la généralisation du juge unique, au détriment des formations collégiales dans lesquelles siègent un assesseur désigné par le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR).

Le 16 juillet sont parus six autres décrets d’application de la loi « Darmanin » et deux autres décrets créant des fichiers (notamment « France-Visas »). Enfin, le jour même de la démission du Gouvernement a été signé un dernier décret, paru le 17 juillet, mettant en œuvre les pôles territoriaux « France asile » et modifiant la procédure de demande d’asile.

Durcissement de la procédure d’asile

Si, de manière générale, ces décrets sont aussi critiquables que la « loi Darmanin » elle-même, qui rappelons-le, a été adoptée avec les voix du RN et constitue la loi le plus restrictive en droit des étrangers de la cinquième République, on peut contester certaines modalités retenues. Par exemple, le décret sur la simplification du contentieux des étrangers permet de généraliser les vidéo-audiences et, dans certains cas de figure, c’est un agent du centre de rétention administrative ou la zone d’attente qui assurera une partie des missions des greffiers du tribunal.

En outre, avec ces décrets, un étranger pourrait être en rétention administrative jusqu’à six jours avant qu’un juge judiciaire ne se prononce sur son maintien. De même sur le pôle « France asile », qui se trouveront au sein des préfectures avec les agents du Guichet unique des demandeurs d’asile (GUDA), aucune mesure n’est prévue pour assurer la confidentialité de la demande d’asile lorsqu’elle est enregistrée par l’agent de l’OFPRA et que le demandeur remet le formulaire de demande d’asile.

Mais parmi l’ensemble de ces décrets, le plus contestable est le décret n°2024-811 relatif au contrat d’engagement au respect des principes de la République (CEPR), en particulier son annexe qui définit précisément les sept principes auxquels tout étranger « accueilli » (sic) en France doit, par une déclaration sur l’honneur, obligatoirement souscrire. Cette mesure risque de produire un grand nombre de sans-papiers qui feront l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) pas nécessairement exécutable.

Du contrat d’intégration républicaine au contrat d’engagement

Il existe déjà depuis près de vingt ans un contrat que doivent signer les étrangers souhaitant s’installer durablement sur le territoire français, appelé contrat d’intégration républicaine (CIR). Dans le cadre de ce contrat, l’État impose à ces étrangers un certain nombre de prestations assurée par l’Office de l’immigration et de l’intégration (OFII), visant à l’apprentissage des valeurs et principes de la République, de la langue française, de l’intégration sociale et professionnelle et de l’accès à l’autonomie. Si l’étranger ne respecte pas ces prescriptions, il ne peut pas accéder à un séjour durable (carte pluriannuelle ou carte de résident).

Mais la loi du 26 janvier 2024 a prévu la création d’un nouveau contrat – le contrat d’engagement aux principes de la République – par lequel tout étranger qui sollicite un document de séjour s’engage à respecter ces principes, à savoir « la liberté personnelle, la liberté d’expression et de conscience, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République au sens de l’article 2 de la Constitution, l’intégrité territoriale, définie par les frontières nationales, et la laïcité ».

On connaissait déjà les principes en question, puisque ces dispositions viennent à l’origine de la loi confortant le respect des principes de la République, aussi dite « loi séparatisme ». Cette dernière a été partiellement censurée par le Conseil Constitutionnel. La « loi Darmanin » a donc précisé ces comportements.

Des conséquences radicales pour les étrangers

Mais avec cette loi, le non-respect de ces principes a des conséquences assez radicales pour l’étranger. En effet, d’une part, la signature de ce CEPR conditionne la délivrance du document de séjour et d’autre part, l’étranger peut se voir refuser ou retirer un titre de séjour en cas de manquement caractérisé (grave et éventuellement, réitéré) à l’un de ces principes. Et avec le refus ou retrait, s’ensuit une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Ce contrat est donc une épée de Damoclès pesant sur tout étranger séjournant en France – quel que soit son statut. Il ne faut en effet pas imaginer qu’il ne concerne que les familles étrangères venant rejoindre un travailleur immigré dans le cadre du regroupement familial. N’importe quel étranger – y compris un homme d’affaire, un trader ou un étudiant international américain, anglais ou japonais – est soumis à ce contrat républicain.

Si, en soi, les conséquences de ce contrat pouvaient déjà être critiquées, les modalités de celui-ci, définies dans les annexes du décret du 8 juillet, sont pour le moins léonines. Tout étranger devra en effet pour obtenir un document ou un titre de séjour signer une déclaration sur l’honneur s’engageant – un peu comme s’il prêtait un serment républicain – à se conformer au modèle de contrat annexé au décret du 8 juillet.

Or, d’une part, cette annexe rappelle, dans un préambule, à l’étranger « accueilli [par la France] sur son sol » qu’il est « informé que [s’il] ne souscri[t] pas cet engagement, le préfet [lui] refusera la délivrance du document de séjour » et qu’en cas « d’agissements délibérés portant une atteinte grave à un de ces principes, commis dans un cadre public ou privé, et constitutifs d’un trouble à l’ordre public », le préfet « pourra refuser le renouvellement de [s]on document de séjour, voire le retirer et, en conséquence, prendre une décision d’éloignement ».

Un texte aux effets contre-productifs

Évidemment, quand on lit cette annexe, on ne peut qu’y adhérer. Mais, d’autre part, le détail concret des « sept engagements » auxquels l’étranger doit souscrire va bien plus loin que le respect des sept principes généraux préalablement mentionnés. Ces modalités dessinent en creux un citoyen idéal typique. On demande aux étrangers séjournant en France d’avoir un comportement irréprochable et d’être de meilleurs citoyens que les citoyens français eux-mêmes. En particulier tout le monde a, à l’esprit, des parlementaires ou des membres du gouvernement qui ne respectent pas scrupuleusement eux-mêmes ces principes.

Il y a par exemple un engagement au respect de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce qui est très bien. Mais l’étranger doit s’engager « à n’adopter aucune attitude sexiste ». Le contrat stipule également que l’étranger s’engage « à ne pas perturber le fonctionnement des services publics ». Cette situation est d’autant plus paradoxale que les étrangers sont quotidiennement confrontés à d’énormes problèmes d’accès aux services publics, notamment à la préfecture particulièrement depuis la dématérialisation des demandes de titres de séjour. Le ministre de l’Intérieur sortant n’a rien fait ces dernières années pour remédier à ces problèmes de dysfonctionnement systémiques.

L’État n’est donc pas irréprochable à l’égard des étrangers – chaque jour les tribunaux administratifs sanctionnent le non respect de ces principes par les préfectures – mais on leur demande, à eux, d’avoir un comportement irréprochable envers la République française. C’est tout le paradoxe de ce texte.

Tant mieux si les principes universels que ce sont la dignité, la liberté personnelle, la laïcité, la fraternité, l’égalité homme-femme ou encore l’absence de discrimination selon l’orientation sexuelle - principes que par ailleurs la République elle-même n’a pas toujours respectés par le passé - sont aujourd’hui des valeurs primordiales. Mais cette loi en fait des conditions pour bénéficier d’un titre de séjour.

Le danger, c’est que le non-respect de ces principes devienne un prétexte pour pouvoir très facilement remettre en question le droit au séjour d’un étranger. A la moindre incartade, de plus en plus de personnes étrangères seront irrégularisées par les préfectures. Les contentieux dans les juridictions administratives vont se multiplier. Les effets d’un tel texte seront contre-productifs. L’apprentissage des valeurs de la République ne doit pas se faire sur le mode de l’injonction mais de l’adhésion.

Serge Slama, Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, affilié à l’Institut Convergences migration (ICM).

Propos recueillis par Daphné Brionne

Photo de une : Devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides à Fontenay-sous-Bois fin 2021/©Valentina Camu