Services publics

« On est là pour l’humain, pas le chiffre » : les services de l’asile face à la pression politique

Services publics

par Victor Fernandez

Face au manque de moyens et à la politique du chiffre, les agents de l’Office français de protection des réfugiés (Ofpra) sont à bout, et essaient de se faire entendre alors que le Parlement s’apprête à adopter une nouvelle loi sur l’immigration.

« Ce n’est pas pour cela qu’on est allé à l’Ofpra. On est pas là pour faire du chiffre, mais pour gérer de l’humain. » Depuis quatre ans, Christophe* [1] est officier de protection instructeur à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). L’Ofpra est un organisme public en charge de statuer sur les demandes d’asile déposées en France. Au quotidien, Christophe mène des entretiens avec des demandeurs d’asile pour déterminer si le statut de réfugié peut leur être accordé ou non. Il doit ensuite rédiger sa décision.

Selon les objectifs fixés par la direction de l’Ofpra, chaque agent doit rendre un peu plus de 360 décisions par an, soit une moyenne de près de deux par jour travaillé. « C’est un chiffre que, globalement, peu d’officiers de protection atteignent », souligne David*, qui exerce le même métier. Plusieurs agents s’accordent à dire que depuis le début de l’année 2023, la pression pour remplir ces objectifs a augmenté. « Elle existait déjà, mais ça a empiré, assure Nicolas*. Parfois ça peut se manifester de façon informelle, par des bruits de couloir, mais au final ça a le même effet qu’un mail officiel. »

Selon Stéphanie*, qui occupe des fonctions de management à l’Ofpra, chaque chef de service reçoit régulièrement un « tableau des scores » de chaque division. « Sans nous le dire, cela instaure une sorte de compétition entre divisions, explique-t-elle. C’est normal de faire un suivi des chiffres de l’Office. Mais il faut trouver un équilibre entre atteinte des objectifs chiffrés et qualité de notre travail. »

Deux journées de grèves

Plus de 131 000 demandes d’asile ont été introduites auprès de l’agence en 2022. Après une très forte baisse due au Covid-19 et donc au ralentissement des flux de population, l’office a depuis renoué avec des chiffres similaires à la période prépandémie. Depuis 2014, le nombre de demandes d’asile a plus que doublé. « Depuis 2019, beaucoup de recrutements ont eu lieu à l’Office pour répondre à l’augmentation des flux de demandeurs d’asile. Mais il y en a eu beaucoup à l’instruction et beaucoup moins au service de la protection », explique Henry de Bonnaventure, responsable du syndicat Asyl-Ofpra.

Ce service « de protection » a pour rôle d’accompagner les réfugiés ayant vu leur demande d’asile acceptée, en leur établissant, par exemple, un document d’état civil. Le responsable syndical décrit alors un « effet entonnoir » : le nombre de demandes traitées par les agents chargés de l’instruction augmentant, ceux chargés de la protection doivent également gérer davantage de dossiers. « La protection a donc accumulé du retard en raison d’un sous-effectif qui était prévisible », détaille Henry de Bonnaventure.

À bout, les agents de l’Ofpra ont organisé deux journées de grève fin octobre. Selon la CGT, plus d’un quart des quelque 1000 agents de l’organisme étaient en grève le 26 octobre et le 14 novembre. Une mobilisation inédite dans cette agence publique. Elle intervient dans un contexte particulier. D’une part, un nouveau contrat d’objectifs et de performances doit être signé entre les ministères de l’Intérieur et du Budget et l’Ofpra, pour établir les priorités de l’office pour les trois prochaines années.

Nouvelle loi sur l’immigration

D’autre part, une nouvelle loi sur l’immigration est en train d’être examinée par le Parlement. Celle-ci prévoit notamment la création de « pôles territoriaux France asile ». L’idée est que les demandeurs d’asile pourraient y effectuer toutes les démarches en même temps : s’enregistrer auprès de la préfecture et de l’Office français de l’immigration et déposer leur demande d’asile auprès un agent de l’Ofpra. Le tout dans un même lieu, vraisemblablement un bâtiment de la préfecture.

Sur ce point, les avis sont partagés parmi les travailleurs de l’Ofpra. Certains craignent qu’entourés d’agents de la préfecture, voire de policiers, les agents de l’Ofpra soient moins libres de faire leur travail en toute indépendance dans ces pôles. D’autres regardent plutôt d’un bon œil cette décentralisation. Mais tous s’accordent sur un point : cette loi ne résoudra aucune des difficultés actuelles de l’Ofpra.

Elle prévoit de durcir les critères pour le regroupement familial, conditionner l’obtention d’une carte de séjour à un certain niveau de français, et faciliter les expulsions. Dès lors, les personnes migrantes vont peut-être davantage essayer de se faire reconnaître comme réfugié plutôt que de demander un titre de séjour classique. « C’est sûr que si l’asile devient la seule voie de régularisation, cela ne va pas améliorer nos conditions de travail », regrette Henry de Bonnaventure.

Face à des personnes vulnérables

Pour Stéphanie, une baisse des objectifs chiffrés améliorerait la situation. (« Il y aurait moins de petites erreurs, car on aurait plus le temps d’aller dans le fond des dossiers. S’il y a un loupé, cela veut dire des allers-retours supplémentaires. Je pense que cela serait plus fluide et la direction en sortirait gagnante finalement », assure-t-elle. Si son rôle est de veiller au respect des procédures, elle se dit également « garante du bien-être de ses agents », qui doivent déjà, en temps normal, composer avec des risques psychosociaux élevés du fait de la nature de leur métier.

Les agents de l’Ofpra réalisent des entretiens avec des personnes qui ont, souvent, vécu des évènement très difficiles, qu’ils décrivent aux agents. Le travail d’écoute peut être traumatisant pour les agents. Certains craquent au bout d’un moment. En général, les agents ne restent pas très longtemps à l’instruction et évoluent au bout de quelques années vers des postes à la protection ou dans des fonctions d’encadrement par exemple. Anouk Lerais, cosecrétaire générale CGT de l’Ofpra, décrit un turn-over important, de l’ordre de 18 à 19 % de l’établissement alors que dans la fonction publique d’État, il ne serait habituellement que de quelques pourcents.

« À titre personnel, j’essaye de faire toujours au mieux. L’Ofpra tient grâce à ses agents, mais il y a une forme de lassitude. Je ne suis pas en position de dire que tous mes entretiens étaient parfaits, et que je n’étais pas fatigué à un moment, regrette David. On a des entretiens avec des personnes très vulnérables. Durant un entretien, je vais faire une relance, parfois une deuxième. Mais je n’ai pas le temps d’en faire une troisième, d’expliquer à la personne pourquoi je pose la question, de la rassurer. Si on avait plus de temps, on pourrait le faire. Pour ces personnes, cela a un effet énorme, car cela impacte directement leur demande d’asile. »

S’ajoutent les problèmes matériels dans les services. « On a en ce moment une panne informatique massive », nous indique Anouk Lerais. Pendant plusieurs jours, elle n’a pas pu contacter ses collègues par mail. Si ce genre d’incident reste rare, les dysfonctionnement sont fréquents, admet-elle. La faute au manque de personnel pour gérer un réseau informatique de plus en plus sollicité du fait de la dématérialisation.

Contractuels discriminés

Le service informatique n’est pas le seul à souffrir du sous-effectif. Aux ressources humaines et dans les services administratifs et financiers, les budgets ne sont pas non plus à la hauteur. « Il y a un service qui s’occupe de rembourser les frais de mission pour des déplacements à l’étranger, en outre-mer ou en province. Déjà, si cela se faisait correctement, il y aurait des avances de frais. Mais ils mettent des mois à rembourser ces sommes ! » explique Henri de Bonnaventure, en guise d’illustration. Selon le responsable syndical, les montants concernés pourraient représenter plusieurs centaines d’euros pour un agent, parfois plus d’un millier d’euros.

Se sentant déconsidérés, plusieurs agents interrogés se plaignent de salaires qu’ils jugent trop faibles. Dans les premières années, leur rémunération approche les 2000 euros net. Selon la responsable CGT Anouk Lerais, environ 45 % des agents de l’Ofpra étaient contractuels en 2021. Or, les contractuels touchent chaque mois environ 200 euros de moins que les titulaires. Après avoir demandé à plusieurs reprises un alignement de leur salaire sur celui des titulaires, les contractuels ont finalement obtenu gain de cause après les deux journées de grèves de cet automne. De quoi redonner, un peu, confiance.

Mais malgré un mouvement d’une ampleur inédite depuis au moins dix ans, peu s’attendent à voir leurs autres revendications satisfaites. « La politique du chiffre, je doute que ça bouge, mais cette grève pourra au moins avoir le mérite de mener à des augmentations de salaire et à des embauches dans les secteurs en sous-effectif », pronostique Nicolas.

Désormais, certains agents s’interrogent sur leur avenir au sein de l’Office. « C’est les montagnes russes me concernant. Il y a des jours où j’ai envie de tout envoyer balader, car c’est un métier qui peut être dur. Et en même temps, il peut être passionnant », dit David. Christophe, lui, est plus pessimiste : « Je vais essayer de voir comment les choses évoluent. Si cela ne s’améliore pas, je vais suivre la masse, et partir comme les autres. »

Victor Fernandez

Photo de une : Des personnes font la queue devant l’Ofpra, Fontenay-Sous-Bois, en banlieue parisienne, en 2021/ ©Valentina Camu

P.-S.

Contacté, la direction de l’Ofpra n’a pas répondu à nos questions.

Notes

[1Les prénoms suivis d’un astérisque ont été changés à la demande des personnes citées.