Grands projets

Mégabassines retoquées : la justice légitime-t-elle les luttes de terrain ?

Grands projets

par Rédaction

Quinze projets de mégabassines, jugés surdimensionnés, ont récemment été annulés par le tribunal administratif de Poitiers. Ces jugements « valident l’argumentaire du mouvement de contestation » de ces infrastructures, défend l’avocat Sébastien Mabile.

Portrait de Sébastien Mabile
Sébastien Mabile
Avocat au barreau de Paris, associé du cabinet Seattle avocats

Deux jugements rendus le 3 octobre [1] valident l’argumentaire du mouvement de contestation des mégabassines porté par Vienne Nature et Poitou-Charentes Nature, mais aussi par le collectif « Bassines non merci » ou les Soulèvements de la Terre. Le juge administratif a souligné l’importance des volumes d’eau nécessaires au fonctionnement de ces mégabassines, et considère que ces « retenues de substitution » sont incompatibles avec les objectifs fixés par l’État dans le cadre de ses documents de planification, notamment en matière de gestion de l’eau [2].

Le tribunal estime que les projets sont « surdimensionnés » à l’égard du contexte hydrologique local, et que les autorités administratives n’ont pas suffisamment pris en compte les « effets prévisibles du changement climatique », qui vont nécessairement affecter la ressource en eau disponible. Le tribunal pointe aussi que les données prises en compte pour autoriser ces projets sont anciennes, certaines datant du début des années 2000. Ce sont les arguments qui sont portés depuis de nombreuses années par les opposantes aux mégabassines.

Le discours des manifestations légitimé par la justice

Ces luttes contre les mégabassines font l’objet de poursuites judiciaires, avec une nouvelle audience prévue le 28 novembre prochain. La plupart des prévenus sont accusés d’organisation de manifestation interdite [3]. Or, le discours porté dans le cadre de ces manifestations, qui ont fait l’objet d’arrêtés d’interdiction systématique à partir de septembre 2021, a été validé quasiment en tous points par le juge administratif.

Dans l’appréciation du contexte par le juge pénal, ces jugements du tribunal administratif pourront effectivement être pris en compte afin d’atténuer la sanction qui pourra, le cas échéant, être prononcée.

Des ouvrages déclarés illégaux après construction

L’autre enseignement est la durée d’instruction de ces dossiers extrêmement techniques et complexes. Les requêtes ont été introduites en septembre 2021 pour l’une et en mai 2021 pour l’autre. Les jugements ont été rendus en octobre 2023 : près de deux ans et demi ont donc été nécessaires pour instruire ces affaires.

Dans le cas présent, sur ces 15 mégabassines, aucune n’a semble-t-il, été construite et les travaux n’ont pas débuté. Si on avait fait comme d’habitude – autorisations accordées aux ouvrages, démarrage des travaux, échec des référés suspension, poursuite des travaux – on se serait retrouvés avec des ouvrages qui auraient été construits, mais qui seraient illégaux.

C’est le cas du Grand contournement ouest de Strasbourg (GCO), déclaré illégal par le juge administratif au terme de plusieurs années de procédures. Les travaux étaient alors achevés à 90 %, et cette autoroute a été ouverte et mise en service malgré l’illégalité qui affectait le projet.

Attendre que les recours au fond soient jugés

Dans d’autres dossiers comme celui de l’A69, il y a une tendance à considérer que « les recours ont échoué », alors que seuls les recours d’urgence, en référé suspension, sur l’autorisation environnementale ont été rejetés au terme d’une instruction qui a duré à peine quinze jours. Les recours au fond sont, quant à eux, loin d’être jugés. La revendication des opposantes à ce projet est précisément d’attendre, avant d’entamer les travaux, que le tribunal administratif se prononce au fond sur la légalité du projet.

La procédure n’est pas du tout la même : les recours au fond sont étudiés par une formation collégiale, au terme d’une instruction dans laquelle toutes les parties échangent leurs arguments et de nombreuses pièces, le tribunal étant amené à prendre en considération des documents extrêmement techniques et complexes. Le jugement est rendu par trois magistrats éclairés par les conclusions d’un quatrième juge, le rapporteur public, chargé de proposer en droit une solution au litige.

Cela n’a rien à voir avec la procédure de référé dans laquelle un juge siégeant généralement seul rend une ordonnance au terme d’une instruction qui dure au maximum quelques semaines, et se prononce uniquement sur « doute sérieux », c’est-à-dire l’illégalité particulièrement manifeste. Les référés suspension ne sont pas efficaces en matière environnementale, et ce constat est partagé [4], y compris par le législateur.

Ne plus se retrouver devant le fait accompli

Il arrive très rarement qu’un ouvrage jugé illégal soit déconstruit, notamment en raison des possibilités de régularisation. Il existe un contre-exemple, celui du contournement routier de Beynac en Dordogne. Le département, maître d’ouvrage, a débuté les travaux sans attendre l’issue des recours au fond au tribunal administratif. L’illégalité de l’ouvrage a été prononcée par le tribunal, puis confirmée par la cour administrative d’appel de Bordeaux.

Le juge administratif a ensuite ordonné la déconstruction de l’ouvrage c’est-à-dire la remise en état des lieux. L’ardoise de cette précipitation se monte à 40 millions d’euros pour le contribuable de Dordogne – entre les coûts des travaux déjà engagés et ceux nécessaires à la déconstruction [5].

Tout l’enjeu est d’éviter de se retrouver devant le fait accompli. Plusieurs pistes sont ouvertes. L’une serait d’encourager l’occupation des lieux et le blocage des travaux, dans la mesure où les Zad permettent souvent de préserver la légalité en empêchant la construction d’ouvrages susceptibles de devenir illégaux par le juge administratif. Ce fut le cas pour le barrage de Sivens dans le Tarn.

Soit, comme le recommandent des experts et des parlementaires, on réforme les référés environnementaux de manière à ce qu’ils puissent être plus efficaces. Une dernière piste serait de considérer qu’un recours au fond, dès lors qu’il est question de protection de l’environnement et sous réserve du respect de certaines conditions, soit suspensif. Si aucune de ces solutions n’est pleinement satisfaisante, la situation actuelle l’est encore moins, puisqu’elle attise les conflits au lieu de les apaiser.

Sébastien Mabile, avocat au barreau de Paris, associé du cabinet Seattle avocats

Propos recueillis par Sophie Chapelle

Photo de Une : Manifestation à Sainte-Soline le 25 mars 2023/© Les Soulèvements de la Terre