Basta! : Des « premiers de cordées » incarnés par les grandes fortunes, des salariés s’opposant à la réforme du droit du travail et des chômeurs en quête d’un emploi qui leur convient considérés comme des « fainéants », des contribuables « spoliés » par des impôts qui financent pourtant hôpitaux et éducation… Comment en est-on arrivé là ?
Michel Feher [1] : La réussite idéologique des néolibéraux est d’avoir donné une allure proprement révolutionnaire à leur doctrine : repenser la lutte des classes non plus autour de l’exploitation mais à partir de l’abus ou de la spoliation. Cette rhétorique reprend, non sans effronterie, celle de l’abolition des privilèges des révolutions française et américaine. Les gens qui bossent, qui se lèvent tôt, sont spoliés par des privilégiés. Ceux-ci ne sont plus les aristocrates d’autrefois mais les fonctionnaires qui échappent aux conditions de compétition du privé, les chômeurs « payés à ne rien faire », les étrangers qui viennent « prendre nos allocs », et, enfin, les syndicalistes, défenseurs d’un statu quo qui causerait le malheur des employés précaires. Autant de gens qui, selon les néolibéraux, sont des protégés d’État, vivant d’une rente de situation : ils s’accaparent les ressources gagnées par ceux qui travaillent et ne comptent que sur leur mérite. La promesse néolibérale d’origine consiste donc à assurer aux méritants qu’ils pourront jouir des fruits de leur labeur sans que l’État ne les leur confisque pour les redistribuer aux nouveaux rentiers.
La seconde innovation des pères fondateurs du néolibéralisme – Friedrich Hayek, Milton Friedman et ses acolytes de l’École de Chicago, et les ordo-libéraux allemands – est d’ériger l’entrepreneur en modèle universel. Pour les libéraux classiques, les entrepreneurs sont une classe à part, qui mérite l’admiration car tous les progrès viendraient d’elle. Mais c’est une petite élite menacée par d’autres catégories comme les intellectuels, les fonctionnaires et plus généralement les salariés qui ne partagent ni son goût du risque ni son hostilité au nivellement – et qui, étant majoritaires, sont susceptibles de porter leurs représentants au pouvoir. Les néolibéraux se sont donc donné pour mission de conjurer cette menace : non pas en restaurant le prestige des entrepreneurs de profession, mais en amenant tout le monde à penser et se comporter comme des entrepreneurs.
Comment y sont-ils parvenus ?
Par le biais de politiques publiques favorisant l’accès à la propriété individuelle, le passage à la retraite par capitalisation, le recours aux assurances maladies privées, voire encore les « vouchers », ces chèques éducation promus par l’école de Chicago : plutôt que d’investir dans l’éducation publique, donnons de l’argent aux pauvres pour qu’ils choisissent leur école privée. Le but est de constituer les gens en capitalistes, quitte à les contraindre à emprunter pour y parvenir. Car une fois dans la position d’un détenteur de capital à faire fructifier, chacun devient sensible aux arguments néolibéraux sur le « matraquage fiscal ». L’enjeu est donc de « déprolétariser » les salariés, non pour faire triompher le socialisme, mais pour leur conférer une mentalité d’entrepreneur.
Comment expliquez-vous la débâcle politique et culturelle de la gauche, qu’elle soit social-démocrate ou « révolutionnaire », sur ces sujets ?
En rompant avec les compromis sociaux des Trente glorieuses, les néolibéraux n’ont pas réussi à s’imposer comme les promoteurs du changement sans aussitôt faire passer la gauche pour conservatrice : celle-ci est en effet accusée de s’accrocher aux statuts et règlementations de l’État providence, soit à un ordre bureaucratique qui étouffe les initiatives individuelles. Or, la gauche s’est laissée prendre au piège en devenant largement ce que ses adversaires affirmaient qu’elle était : le parti de la défense des droits acquis. N’était-elle pas dépourvue de projet alternatif – en particulier à partir de 1989, lorsqu’il est devenu peu tenable de revendiquer la collectivisation des moyens de production ? Ne se bornait-elle pas à vouloir préserver un modèle à bout de souffle – dès lors que l’achèvement de la reconstruction des économies européennes faisait fléchir la croissance et que les revendications des femmes et des populations immigrées ne permettaient plus d’acheter la paix sociale en offrant des emplois et une protection sociale décente aux seuls hommes blancs salariés ? Ce dernier aspect de la crise du fordisme explique aussi pourquoi il existe aujourd’hui une gauche proprement réactionnaire. Car derrière la déploration de l’État social d’antan, s’exprime aussi une nostalgie des hiérarchies de genre, de sexualité et de race qui le soutenaient.
Pour échapper aux accusations de conservatisme, la gauche aurait été bien inspirée de prendre exemple sur les penseurs néolibéraux eux-mêmes. En 1947, lorsque Friedrich Hayek crée la Société du Mont Pèlerin et y accueille ses amis de Chicago, de Fribourg ou de Londres, ces futurs architectes de la révolution néolibérale commencent par constater que le libéralisme est en grande difficulté, qu’un socialisme rampant triomphe, non pas du fait de la ferveur révolutionnaire des masses, mais à cause des politiques keynésiennes qui rendent les marchés dysfonctionnels en interférant dans leurs fragiles mécanismes. Pour conjurer l’étouffement progressif de l’économie libérale, les néolibéraux ne vont pas militer pour un retour en arrière mais au contraire réviser leur propre doctrine – d’une part en prônant la conversion de tous à la mentalité entrepreneuriale et d’autre part en renonçant au laisser-faire pour confier à l’État la mission de préserver et d’étendre l’empire des marchés. Il me semble que c’est l’absence d’une révision doctrinale de même ampleur qui a plongé la gauche dans un marasme dont elle ne sort pas.
Dans votre livre, vous proposez justement des pistes pour rénover cette doctrine. Pour décrire la condition des nouveaux dominés économiquement et socialement, il ne faudrait plus parler de travailleurs, salariés, précaires ou pauvres, encore moins de prolétaires, mais d’ « investis ». Qui sont les investis et quelles nouvelles formes de domination s’exercent à leur encontre ?
Je soutiens dans ce livre que le projet néolibéral qui consiste à faire de nous tous des entrepreneurs ne s’est pas réalisé : non pas parce que les néolibéraux auraient échoué ou parce que leur ingénierie sociale se serait heurté à la résistance des salariés, mais parce que la mise en œuvre de leur programme n’a pas produit ce qu’ils avaient annoncé. Ces conséquences imprévues renvoient à la montée en puissance de la finance. Pour le comprendre, il faut revenir à la campagne des néolibéraux contre les « privilégiés ». Parmi leurs cibles, outre les fonctionnaires, les chômeurs et les syndicalistes, figuraient aussi les patrons salariés des grandes firmes fordistes, dont la priorité était d’agrandir sans cesse leur entreprise et qui se posaient en arbitres entre les exigences des actionnaires et les revendications des salariés. Il leur fallait éviter que les premiers retirent leurs capitaux et que les seconds bloquent la production par la grève. Or, pour les néolibéraux, la prétention des managers à incarner le bien de l’entreprise est un abus destiné à justifier le renforcement de leur propre pouvoir : en tant que salariés, proclame la doctrine néolibérale, les PDG devraient avoir pour seul objectif de créer de la valeur pour les propriétaires du capital, c’est-à-dire les actionnaires.
Pour casser les « privilèges » des dirigeants d’entreprises, les néolibéraux vont imputer la productivité déclinante des économies développées au pouvoir managérial et appeler les gouvernements à le dissoudre par la dérégulation des marchés financiers. En levant les obstacles à la circulation des capitaux – entre les pays et les métiers de la finance – ainsi qu’à l’inventivité de l’ingénierie financière – la création des produits dérivés –, il s’agit de permettre aux investisseurs de choisir les équipes managériales en fonction de leurs « performances », leur aptitude à satisfaire les demandes des actionnaires. La finance aura alors toute licence pour sélectionner les projets entrepreneuriaux en fonction de ce qu’ils promettent aux investisseurs. En résulte une profonde transformation de la mentalité entrepreneuriale : pour satisfaire les détenteurs de titres financiers, l’entrepreneur ne pense plus aux revenus sur le long terme mais doit faire en sorte que le cours de l’action ne cesse de monter.
Un grand patron peut aussi devenir lui-même un investisseur de poids en accumulant une richesse considérable, d’où l’augmentation du nombre de très grande fortune...
Pour former les chefs d’entreprise à la poursuite de la valeur actionnariale, les néolibéraux invitent en effet à manier le bâton et la carotte. D’un côté, si vous n’êtes pas assez performant, des investisseurs peuvent mener un raid hostile et vous chasser. De l’autre, grâce à la part croissante de leurs revenus variables et indexés sur le prix de l’action – les fameux stock options – l’intérêt des managers ne tarde pas à s’aligner sur celui des investisseurs. Or, dans ce contexte, c’est le métier de PDG qui change : plus qu’à maximiser le profit commercial, son travail consiste à maximiser le crédit de l’entreprise aux yeux des investisseurs. Lorsque les grandes sociétés anonymes réalisent des bénéfices, leur premier réflexe est de racheter leurs propres actions pour faire monter leur cours. Absurde d’un point de vue commercial ou industriel, cette pratique devient parfaitement cohérente dès lors qu’attirer les investisseurs est la priorité. Les premiers « investis » sont donc les entreprises non financières.
L’avènement de la finance a également des conséquences sur les États...
Ce qui est vrai pour les entreprises l’est aussi pour les États. Soucieux d’attirer les capitaux sur leur territoire pour favoriser les entreprises qui y résident, les gouvernements doivent à leur tour offrir ce que les investisseurs souhaitent : des impôts faibles, un coût du travail bas et des droits de propriété intellectuelle solides pour breveter les idées. Cependant, ces offrandes ne manquent de réduire les recettes fiscales et les protections sociales, ce qui risque de mécontenter les populations. Comment les gouvernants vont-ils s’y prendre pour attirer les investisseurs sans se mettre trop à dos leurs électeurs ? En empruntant sur les marchés financiers. Reste que pour donner envie aux prêteurs d’acheter leurs bons et obligations du Trésor, les gouvernements doivent mener des politiques qui donnent confiance aux marchés. Ils se retrouvent donc aussi tributaires de leur crédit auprès des investisseurs que les chefs d’entreprises. L’État est à son tour devenu un investi.
Et qu’en est-il pour les individus ?
C’est la troisième étape. Des entreprises et des États désireux d’attirer les investisseurs, les unes en réduisant le coût du travail les autres en comprimant leurs budgets, ne sont plus en mesure d’offrir ce qu’ils promettaient jadis, à savoir des carrières, des boulots en CDI, et des transferts sociaux consistants. Les gens vont devoir eux-mêmes se vendre ou, plus exactement, se constituer en « projets » suffisamment attractifs pour retenir l’attention des recruteurs et, souvent, des prêteurs. Ainsi, même celles et ceux qui n’ont d’autres ressources que leur force de travail cessent d’être des salariés proprement dits pour devenir des investis.
C’est à dire ?
La précarisation des conditions d’existence implique que, pour pouvoir continuer à consommer et acheter des biens durables, il faut vivre au moins partiellement à crédit et donc donner des gages aux prêteurs : la valeur estimée de la maison ou d’un diplôme, ainsi qu’un passé d’emprunteur responsable, décideront de l’aptitude d’un individu à devenir propriétaire ou à poursuivre ses études. Pour vivre décemment, on comptera donc moins sur des salaires soutenus par la négociation collective et complétés par des prestations sociales que sur la valeur de son patrimoine au sens large – biens immobiliers, épargne, mais aussi compétences prisées ou, à défaut, disponibilité et flexibilité sans borne. Il s’agit de valoriser un portefeuille composé de titres de « propriétés » matérielles et immatérielles. C’est un vrai basculement de condition mais qui ne correspond pas à la conversion voulue par les néolibéraux : un gérant de portefeuille qui veille à valoriser ses « capitaux », c’est-à-dire ses ressources, est un type très différent de l’entrepreneur préoccupé par la maximisation de ses revenus.
Où réside le pouvoir des investisseurs et en quoi cela change-t-il la question sociale ?
C’est d’abord le pouvoir d’accréditer, de fixer les critères de ce qui mérite crédit. C’est davantage un pouvoir de sélection que d’appropriation, même si les banques et les investisseurs institutionnels accumulent également des profits indécents. Mais s’il est vrai que le capitalisme a « pivoté », qu’il gravite désormais autour des institutions et marchés financiers – lesquels assujettissent employés et employeurs en les percevant comme autant de projets en quête d’investissements – force est alors d’admettre que l’enjeu de la question sociale en sera affecté. Tout est repensé en terme d’investissement. La question de la répartition des revenus ne disparaît pas mais elle est à présent subordonnée à celle de l’évaluation du capital : qui va valoriser ce que je fais ? De quelle façon la manière dont je vis valorisera les projets d’autrui ?
Face à ces investisseurs, il s’agit désormais, selon vous, de mener des contre-spéculations militantes. Concrètement, comment faire des marchés de capitaux un nouveau foyer des luttes sociales ?
Les investisseurs opèrent sur le marché des capitaux. Les employeurs sur celui du travail. La question est de savoir comment se forment les prix des deux côtés. Sur le marché du travail, comme sur celui des biens et services, selon la théorie néoclassique, les prix se forment par négociation pour arriver au prix d’équilibre qui correspond à la satisfaction optimale de l’acheteur et du vendeur. Sur les marchés financiers, les prix ne se forment pas par la négociation. Ils sont le produit de spéculations : le prix d’un titre financier est fixé par les supputations des investisseurs sur la valeur que leurs collègues vont conférer à ce titre.
La subordination de l’« entreprise » à la « spéculation » est le régime dans lequel nous vivons depuis trente ans – et qui a prouvé sa résilience en survivant à la crise financière de 2008. Prendre acte que les spéculations des investisseurs décident de ce qui mérite d’être entrepris et produit devrait conduire à repenser la contestation du capitalisme en conséquence. Autrement dit, de même que les syndicats ouvriers ont jadis appris à négocier pour peser sur la répartition de la plus-value entre capital et travail, il convient aujourd’hui d’imaginer un militantisme capable de spéculer contre les préférences des investisseurs en sorte de peser sur les conditions d’accréditation, sur ce qui mérite ou non de recevoir crédit.
Comment cela peut-il se traduire pour l’action politique et militante progressiste ?
Au temps du capitalisme industriel, le militantisme syndical s’est constitué en miroir des cartels patronaux qui s’entendaient sur le prix des marchandises. Les travailleurs, dont la seule marchandise était leur force de travail, ont fait de même en se constituant en syndicats. Les syndicats ne sont-ils pas des ententes destinées à soutenir le prix et à améliorer les conditions de vente de la force de travail ? Si nous procédons par analogie, du côté des marchés financiers, il me semble que le modèle à imiter n’est plus le cartel mais plutôt les agences de notation.
Pourquoi ?
Le principal ressort du pouvoir des investisseurs est la temporalité dans laquelle ils opèrent. Les entrepreneurs ont certes besoin d’investisseurs mais ils ont aussi besoin de travailleurs et de clients. Les gouvernements dépendent des investisseurs, qui leur permettent de boucler leur budget, mais aussi des électeurs, à qui ils doivent leur job. Alors pourquoi entrepreneurs et gouvernements sont-ils beaucoup plus sensibles aux demandes des investisseurs qu’à celles des travailleurs ou des électeurs ? Je pense que le fond de l’affaire, c’est le temps : les électeurs se prononcent une fois tous les quatre ou cinq ans, les travailleurs peuvent manifester et faire grève, mais ponctuellement. Les investisseurs, eux, se prononcent à chaque instant – de façon permanente et continue plutôt qu’intermittente et ponctuelle. Ils arrivent ainsi à préempter les décisions des autres acteurs sociaux.
Entrer en compétition avec les investisseurs nécessite alors d’entrer dans leur temporalité, d’inventer des formes de militantisme continu, d’inventer des actions qui ne soient pas uniquement ponctuelles – tels la grève, la manifestation ou le vote – mais qui relèvent du harcèlement permanent. Sinon, on sera toujours en retard sur les investisseurs qui peuvent déstabiliser un gouvernement à chaque instant. C’est pour cette raison que la forme « agence de notation » m’intéresse, parce que ces institutions opèrent comme un aiguillon permanent [2].
Comment contre-spéculer sur d’autres critères que celui de la rentabilité financière, pour faire avancer les conditions de travail, le respect de l’environnement, ou une meilleure redistribution des richesses produites ? Ce type d’actions ciblant une marque ou un secteur existent déjà, mais peinent à obtenir des résultats durables...
Les boycotts sont longtemps demeurés symboliques parce qu’ils s’adressaient exclusivement au grand public. Or, la responsabilisation des consommateurs est difficile. Plus efficace est de viser les investisseurs – et leurs spéculations sur les réactions du public : non tant pour ranimer leur conscience morale que pour éveiller leurs inquiétudes sur les incidences financières d’un investissement irresponsable. De même, les luttes syndicales ne s’adressaient pas au bon cœur des patrons : il s’agissait plutôt – par la négociation, les menaces de grèves, voire de sabotage – de les inciter à mesurer le coût de leur intransigeance. Pour les investisseurs, n’importe quel élément risquant d’affecter la valeur financière de leur portefeuille augmente leur nervosité. C’est là un levier non négligeable.
La campagne de désinvestissement menée contre le Dakota Access Pipeline, à Standing Rock, aux Etats-Unis, est éclairante à cet égard. Les Sioux et les écologistes qui s’opposent à la construction de cet oléoduc ont mené trois types d’actions. Ils ont occupé le site, pour bloquer la construction du pipe-line, ont mené des actions en justice et ont fait pression sur les investisseurs. Efficace jusqu’à l’élection de Donald Trump, l’occupation a ensuite été violemment réprimée par la police. Les procès intentés se sont largement soldés par des échecs. En revanche, la campagne de désinvestissement connaît un succès remarquable, précisément parce qu’elle joue sur les risques et la spéculation dont ils font l’objet : risques environnementaux mais surtout financiers encourus par quiconque investit dans un projet affublé d’une réputation déplorable. Ainsi, le fonds souverain norvégien, initialement très impliqué, s’est retiré du projet, tandis que la mairie de Seattle, sous la pression des militants, a rompu plusieurs contrats avec des bailleurs de fonds impliqués dans le financement du Dakota Access pipeline [3].
Vous imaginez la création de « coalition d’investis ». Mais comment créer une conscience commune entre travailleurs, consommateurs et écologistes, dont souvent les intérêts immédiats divergent ?
C’est le seul avantage de l’hégémonie du capital financier : au regard des ravages causés par les diktats des investisseurs sur les conditions de travail, la qualité des produits et l’environnement, les conflits d’intérêts entre travailleurs, consommateurs et militants écologistes tendent à s’estomper. Évidemment le renforcement de cette solidarité naissante face à un adversaire commun implique un travail de contre-expertise et d’articulation entre les différentes problématiques. C’est là où le modèle de l’agence de notation intégrant de multiples critères est intéressant pour coaliser ces mouvements.
Comme autre piste d’alternative possible, vous évoquez le « coopérativisme de plateforme », qui pourrait être une réponse à l’ubérisation en cours des travailleurs. De quoi s’agit-il ?
Le capitalisme financiarisé produit des individus que l’on appelle aujourd’hui « ubérisés ». À mon avis, ce n’est pas un retour au prolétaire d’antan : le prestataire de tâches constitué par le capitalisme de plateforme ne correspond pas à l’ouvrier payé à la tâche du 19e siècle. L’individu ubérisé est quelqu’un qui, précisément, essaie de faire valoir son crédit, son capital humain et matériel. Le chauffeur Uber valorise le fait qu’il dispose d’une voiture, qu’il est très flexible sur ses horaires et qu’il est avenant. Quant aux militants qui s’opposent au sort que leur réservent Uber ou Deliveroo, leur action est ambivalente : d’un côté, ils vont en justice pour demander une requalification de leur travail en emploi salarié. Mais de l’autre, comme le confiait Jérôme Pimot – porte-parole du collectif des coursiers à vélo – dans un entretien, ils considèrent que ce combat pour la reconnaissance salariale est symbolique : en raison du modèle économique des startups telles que Deliveroo ou Uber, si la justice les oblige à employer chauffeurs et coursiers avec le statut de salariés, c’est la faillite. La reconnaissance du salariat serait donc une victoire à la Pyrrhus : le procès est gagné mais l’entreprise s’effondre et on n’a plus de boulot [4].
Pour autant, Pimot et ses collègues ne voient pas là une impasse. À leurs yeux, chauffeurs et coursiers sont parfaitement capables d’acquérir les compétences utiles pour se constituer en coopératives en mesure de remplacer, ou au moins de concurrencer, ces plateformes purement prédatrices. Par rapport aux tentatives d’autogestion d’entreprises industrielles – telles que Lip dans les années 1970 –, les plateformes présentent l’avantage de requérir un apport de fonds relativement modeste. Bien entendu, les investissements massifs dont bénéficient les startups à la Uber offrent un pouvoir d’implantation et de rayonnement – notamment pour se faire connaître – avec lequel une coopérative ne peut rivaliser. Cet obstacle peut lui aussi être partiellement surmonté : un réseau de coopératives opérant dans des domaines différents peuvent créer un écosystème et se faire mutuellement de la publicité. En outre, les pouvoirs publics, notamment municipaux, peuvent favoriser la consolidation de ces écosystèmes grâce à des régulations favorables aux initiatives coopératives et défavorables aux plateformes prédatrices. La mairie de Barcelone est pionnière dans ce domaine.
De la même manière que des régies municipales peuvent remplacer des multinationales de l’eau, de l’énergie ou du BTP, qui se comportent souvent en prédatrices…
Exactement : le capitalisme de plateforme, comme ses prédécesseurs, ne suscite pas de résistances sans renouveler l’imaginaire politique de celles et de ceux qui s’efforcent de lui résister. À cet égard, je pense qu’il existe des résonances prometteuses entre trois types de réflexions militantes : la renaissance du coopérativisme, mais aussi l’idée, à affiner, du revenu universel – dans la mesure où, dissociant la protection sociale du salariat, il s’adresse à la résistance de l’individu ubérisé – et la question des communs, conçue comme un droit d’accès aux ressources indépendamment du régime de propriété qui s’applique à elles. L’articulation entre ces domaines d’action et de réflexion dessinent une ébauche de société qui ne ressemble ni au socialisme d’État, ni même au communisme utopique. Il s’agit d’un imaginaire nouveau qui permet de repousser la critique des néolibéraux à la gauche – à savoir, vous ne proposez rien, tout ce que vous voulez, c’est un retour en arrière. En effet, dès lors que le capitalisme lui-même s’applique à sortir de la société salariale – dans les pires des conditions de précarisation et d’ubérisation – n’est-ce pas l’occasion pour la gauche de penser autrement cette sortie plutôt que de militer pour la restauration du capitalisme d’hier ?
Recueillis par Ivan du Roy
Photo : CC Glenn Halog
- A lire : Michel Feher, Le temps des investis, essai sur la nouvelle question sociale, Ed. La Découverte, 181 p, 17 €.