Basta! : Quel a été le rôle d’Hillary Clinton dans le tournant néolibéral du Parti démocrate, en particulier pendant les mandats de Bill Clinton (1993-2001), avec le désastreux accord de libre-échange nord-américain (Alena), le démantèlement de l’État providence ou la fin de toute régulation bancaire et financière ?
Thomas Frank : [1] Elle a été la plus proche conseillère de Bill. On sait ce qu’elle approuvait à cette époque, mais elle dit avoir changé d’avis depuis. Elle a été sénatrice de New York puis nommée secrétaire d’État, elle a participé aux négociations sur des traités commerciaux et a voté en leur faveur. Donc elle n’a pas une responsabilité aussi grande que Bill, mais elle a eu un poids certain.
Dans Listen liberal, vous insistez sur la passion des démocrates pour les classes moyennes hautement qualifiées et leur rejet, parfois violent, des classes populaires. Pourquoi considèrent-ils les courtiers de Wall Street comme leur électorat naturel plutôt que les travailleurs de Walmart ou d’Amazon ?
Si vous passez du temps avec les démocrates que je décris, c’est très simple. Prenez les gens de Wall Street, les avocats d’affaires ou les cols blancs. Ces gens là sont comme eux. Ils ont les mêmes goûts et partagent la même vision du monde. Pour ces démocrates, les cols bleus de Virginie occidentale [l’un des États les plus pauvres des États-Unis, lire également ce reportage, ndlr] qui travaillent sur des lignes d’assemblage sont très différents. Ils trouvent qu’ils sont grossiers, qu’ils ont de mauvaises manières et des goûts douteux. C’est simple : les démocrates que je décris considèrent les classes supérieures et libérales comme leurs pairs.
Les démocrates n’ont plus rien à dire aux classes populaires, mais ils ont encore besoin de leurs votes…
On parle d’électorat captif pour toutes sortes de groupes au sein des démocrates : ceux qui n’oseraient pas voter républicain. Les organisations syndicales en sont un exemple classique. Elles donnent beaucoup d’argent aux démocrates, dépensent de l’énergie pour eux et ne reçoivent quasiment rien en échange.
Si les classes populaires afro et latino américaines ne désertent pas les démocrates cette année, les travailleurs blancs ont trouvé une terrible issue à cette stratégie en votant pour Trump. Ce qui est vraiment intéressant, c’est que les démocrates leur ont répondu. Ils leur ont dit que, de toute manière, ils ne veulent pas de leurs voix [Hillary Clinton a qualifié les électeurs de Trump de « déplorables », ndlr]. C’est incroyable : des politiciens disent aux électeurs qu’ils ne veulent plus d’eux…
Les électeurs progressistes ont désormais pour ordre de soutenir une candidate impopulaire au nom du « tout sauf Trump ». Dans un récent entretien au New York Times, Hillary Clinton a même déclaré être « le dernier rempart contre l’apocalypse ». Est-ce là une coutume démocrate que de se présenter en parti du « moindre mal » ?
Absolument. Ils comptent largement là-dessus pour la faire élire présidente et nous font le coup très souvent. Voilà comment cela fonctionne dans notre pays : les deux grands partis sont légalement verrouillés, donc on ne peut pas les modifier, et ils gardent une position de monopole. Dans une situation pareille, le « moindre mal » est une stratégie gagnante.
Les dernières révélations de Wikileaks ont jeté une lumière crue sur le « Parti du peuple », notamment en illustrant la fusion d’Hillary Clinton avec les intérêts financiers. A-t-elle achevé le projet des « Nouveaux Démocrates », ce courant favorable au néo-libéralisme ?
Oui, et avec l’aide de Trump. Tous deux se sont battus pour avoir Wall Street. Dans la politique états-unienne, la finance compte parmi les industries disputées par les deux partis. Souvenez-vous de Wall Street et Mitt Romney en 2012. Ils ont aussi soutenu George W. Bush. Mais cette année, ils détestent Trump et donnent tout à Hillary Clinton. Donc oui, c’est une relation qu’elle a consommée. D’un autre côté, Hillary assure qu’elle va faire des choses merveilleuses ! Elle dit qu’elle va s’occuper du système de santé, qu’elle va rendre l’université gratuite pour les plus modestes, augmenter le salaire minimum, renforcer la législation anti-trust…
Barack Obama avait pourtant suscité d’immenses espoirs en 2008. Dans Listen Liberal, vous insistez toutefois sur la régence des « experts » qui a marqué son administration. En quoi cela a-t-il conditionné ses renoncements ?
Les conseillers sortis de l’Ivy League [le groupe des universités les plus prestigieuses du pays, ndlr], c’était une grosse erreur. Parce qu’il n’ont pas d’imagination et qu’ils ont continué à faire les choses comme avant. Ces gens-là ne voulaient certainement pas punir Wall Street, par exemple. Prenez l’Obamacare [la Sécurité sociale états-unienne pour élargir l’accès aux soins, ndlr] : ils avaient le choix entre plusieurs systèmes et ont opté pour celui qui préservait l’industrie pré-existante. On peut attribuer les erreurs d’Obama à l’uniformité sociale de ses conseillers.
Je suis de ceux qui disent qu’Obama aurait pu faire les choses différemment. Ça a l’air d’un constat raisonnable mais, dire cela en ce moment, c’est perçu comme radical… Les démocrates disent tous qu’Obama n’aurait rien pu faire différemment, que les républicains ne l’auraient pas laissé faire et donc qu’on ne peut pas le tenir responsable de ses échecs.
La popularité soudaine de Bernie Sanders, candidat de la gauche du Parti démocrate, a été une surprise tant aux États-Unis qu’en Europe. A-t-il ravivé la gauche ?
Oui, des mouvements au sein du parti avec des démocrates reprendront la stratégie Sanders. J’ai bon espoir, je fais partie de ceux qui ont voté pour lui aux primaires, mais il demeure très difficile de déloger un dirigeant en fonction. Dans les quatre prochaines années, il est peu probable que ces démocrates contestent l’autorité d’Hillary Clinton. Pour ce qui est de l’extérieur du parti, c’est plus compliqué. Je pense que la plupart des organisations de gauche n’oseront pas contrarier Hillary Clinton, ni le Parti démocrate en général.
À en croire les études d’opinion, l’électorat de Donal Trump est constitué principalement d’hommes blancs précarisés – une classe populaire qui fut la base des démocrates. Son électorat se limite-t-il à cette image du « col bleu en colère » ?
Pas entièrement. Il compte aussi beaucoup de républicains traditionnels et de petits chefs d’entreprises parmi ses électeurs. Ce qui est étrange, c’est que ces gens-là sont maintenant alliés aux cols bleus qu’ils avaient pour habitude de détester. Pensez-y un peu : des ouvriers soutiennent un homme qui s’amusait à virer des gens dans une émission télévisée !
Dans Pourquoi les pauvres votent à droite [2], vous montriez comment la guerre culturelle et l’aspiration au retour à l’ordre moral ont permis aux républicains d’attirer les classes populaires délaissées par les démocrates. Pourtant, Trump incarne tout sauf une morale conservatrice...
Entre temps, il y a eu une catastrophe économique. Les habitants des États-Unis ont perdu leurs gagne-pain, ils voient leur mode de vie s’effondrer et cherchent quelqu’un pour les sauver. Les sujets économiques sont revenus dans le débat public. Ce qui est intéressant, c’est que ce sont les mêmes personnes que j’ai décrites dans le Kansas [dans Pourquoi les pauvres votent à droite, ndlr]. Ils soutiennent un homme moralement monstrueux, l’exact opposé des républicains qu’ils respectaient auparavant.
Est-ce seulement le début ?
Tout dépendra des républicains. Jusqu’à cette année, leur parti a été le mieux organisé, le plus discipliné. C’était presque un corps militaire et il s’est complètement effondré quand Trump a vaincu les républicains traditionnels. Ces derniers vont tenter de réaffirmer leur pouvoir au sein du parti, mais je pense que nous allons voir émerger une génération de nouveaux Trumps. Ils auront le même programme et diront les mêmes choses que lui car ils savent que c’est le chemin de la victoire. À ceci près qu’ils sauront qu’on ne se lance pas dans une élection présidentielle en insultant les gens.
Recueilli par Emmanuel Sanseau
Photo : CC Rich Girard