Basta! : Votre travail de thèse en sociologie met au jour « les débrouilles rurales ». Qu’entendez-vous par là ?
Fanny Hugues : Cela fait référence à des modes de vie économes, sobres, qui se passent à la campagne et qui permettent de s’en sortir au quotidien avec peu de ressources financières [1]. Il existe plusieurs manières de se débrouiller en milieu rural en fonction de la manière dont sont assemblées certaines pratiques, selon les groupes sociaux identifiés : le fait de faire un potager ou son propre bois de chauffe, récupérer des vêtements, meubles et outils, bricoler au sens de « transformer des choses », réparer, autoconstruire sa maison, faire de « bonnes affaires »... Il s’agit aussi d’échanger de manière non marchande avec les gens de l’entourage en se prêtant des choses, en donnant, en échangeant.
Ces pratiques ne se limitent pas au sein de l’espace domestique, à la maison, mais s’étendent à la nature environnante. À l’espace d’habitation se mêlent des espaces de stockage composés parfois de dépendances comme une grange, ou d’un jardin, voire d’un terrain où est construit un appentis permettant d’accumuler des objets et matériaux récupérés qui vont être réparés ou transformés. Cet espace s’étend aussi à des espaces qui ne sont pas légalement possédés – forêts, bords de route, fossés où sont cueillis des champignons et autres denrées alimentaires.
En quoi être inséré dans un réseau d’entraide est-il également fondamental dans ces pratiques de débrouilles rurales ?
Toutes les personnes rencontrées s’inscrivent dans un réseau de proximité et dans une économie d’entre-subsistance. J’ai identifié deux types de réseaux. Pour les femmes précarisées et les retraités agricoles qui vivent dans le coin dans lequel ils ont grandi, on peut parler de « maisonnée élargie » : c’est un réseau très réduit et très familial avec les parents ou les enfants. Une même personne va rendre plusieurs services.
Pour les autres personnes qui ne sont pas originaires du coin, on se rapproche plus du « réseau par cause d’entraide » dans lequel chaque personne est davantage identifiée à un savoir-faire. Ce réseau est beaucoup plus fondé sur les liens amicaux que sur les liens de parenté.
Dans les deux cas, cela se traduit par de l’entraide non marchande sous forme de dons de denrées alimentaires, de pratiques de covoiturage, de trocs d’objets ou de temps de travail, de prêts de véhicules et d’outils. Ces pratiques sont complètement orientées dans une logique de subsistance, à différents niveaux, et c’est ce qui lie les gens.
Dans quelle mesure la débrouille se fonde t-elle sur la transmission familiale ?
Une des questions est de savoir ce qui fait que ces modes de vie-là tiennent dans le temps, car ce sont souvent des histoires de vie entière. Les pratiques des gens que j’ai rencontrés et que j’appelle « les modestes économes » sont pour la plupart mises en œuvre depuis qu’ils sont enfants.
Réparer un moteur de bétonneuse, monter un mur, faire des semis ou (re)coudre un vêtement... À la question « comment est-ce que tu sais faire ça », le discours qui revient régulièrement est : « j’ai pas appris, j’étais là », « j’ai toujours vu faire et puis j’ai fait ».
En fait, ces apprentissages permanents ont pris corps dans les socialisations primaires. Ils ne sont pas du tout formalisés en termes scolaires, mais passent énormément par le corps. Les personnes interrogées ont ainsi beaucoup observé les membres de leur famille faire. À un moment, ils se sont mis eux aussi à faire, avec leur famille derrière pour corriger leur geste. On apprend, on essaie, on recommence et à la fin on y arrive – ou alors on se résout à chercher une autre solution sans que cela ne soit considéré comme un échec.
Ces apprentissages se font sans trop de distinction de genre dans l’enfance. Ils et elles sont devenus débrouillards parce qu’ils ont été socialisés à ces pratiques, c’est une continuité dans leur mode de vie. Évidemment, certains et certaines ont moins appris et cela peut se ressentir dans les différentes manières de se débrouiller, ainsi que dans des inégalités de genre réactualisées au cours des trajectoires.
Est-ce que ce sont les préoccupations économiques qui conduisent à faire autant que possible par soi-même ?
Ce sont des modes de vie contraints économiquement, mais qui restent fondés sur une certaine abondance. Quand on rentre chez les gens, il y a des objets partout. Outre cette abondance matérielle, il y a aussi beaucoup de liens d’entraide. La notion de privation est faiblement présente.
Il faut noter que tout ce qui est fait n’est pas uniquement utilitaire. Il y a aussi de la créativité, de la fierté, de l’ingéniosité et de l’inventivité. Le terme de débrouille est venu des personnes interrogées elles-mêmes. La débrouille s’oppose à la galère. Il y a une connotation positive à ce terme. « Se satisfaire de ce qu’on a », « faire avec les savoir-faire et les ressources qu’on a », qu’elles soient ou non monétaires, est transversal à ces modes de vie.
Pour faire tenir son budget par exemple, il y a cette idée de ne pas trop consommer sous fond de morale économique (c’est « mal » de se reposer sur la sphère marchande quand on peut s’en passer), de savoir vivre avec peu d’argent, car leurs parents le faisaient déjà.
Les pratiques des modestes économes reposent aussi sur un sens moral. Objectivement, ces modes de vie sont « écolos » dans la mesure où ils émettent peu de CO2. Mais pour elles et eux, ce n’est pas être « écolo » c’est « du bon sens ». Ce « bon sens économe », on le retrouve dans toutes les pratiques : « c’est normal de ne pas gaspiller », « de faire durer », « de faire attention à son argent ». Et il serait « mal » de ne pas faire comme cela. Il y a des continuités et ce qui compte pour elles et eux, c’est que la vie continue ainsi, sans volonté d’ascension sociale particulière.
Les personnes interrogées ont des contraintes matérielles et économiques, mais considèrent plutôt bien s’en sortir et vivre bien. Certaines n’auront peut-être plus d’argent à la fin du mois pour mettre du carburant, mais elles relativisent car elles peuvent compter sur le réseau d’entraide et sur leur stock de nourriture. Plein de pratiques s’entrelacent qui permettent que ces modes de vie tiennent bien.
Le fait de se débrouiller influe-t-il sur le rapport au travail rémunéré ?
Complètement. Le temps accordé au travail rémunéré passe après le temps accordé au travail de subsistance. On inverse le paradigme : plutôt que de « travailler pour payer toutes les dépenses », on se dit qu’on a besoin de temps pour mener à bien toutes les activités qu’on a à faire : faire son bois, son potager, cuisiner... Ce temps est systématiquement jaugé. « Est-ce que ça vaut le coup de travailler de manière rémunérée pour acheter un stère de bois, ou est-ce qu’il vaut mieux que je le fasse moi-même au regard du temps que cela me prend et des compétences que je possède ? » Ce calcul-là est verbalisé par certains et certaines, chez d’autres c’est plus incorporé, mais il y a l’idée de prioriser le temps à soi et chez soi.
Les modestes économes vont aussi plutôt travailler pour répondre à des besoins particuliers. L’argent gagné est « marqué » : il va servir à des dépenses spécifiques. Certains et certaines vont jusqu’à calculer l’argent dont ils ont besoin par an pour vivre bien. Le nombre d’heures travaillées est calculé par rapport aux dépenses. On est loin de l’idée de travailler le plus possible pour gagner le plus d’argent possible.
Il y aussi cette impression, en travaillant dans des jardins en chèque emploi-service (Cesu) par exemple, d’avoir un travail indépendant et de s’extraire de la condition salariée précaire. Une partie des gens interrogés ont bossé à l’usine, étaient mal payés, ont subi des pollutions, se levaient très tôt... Grâce à cette économie domestique mise en place, ils peuvent vivre avec moins d’argent et mettent en place des formes de travail qui leur donnent une certaine liberté.
Bien que leurs pratiques soient fondamentalement sobres, vous pointez le rejet par ces mêmes personnes de « l’écologie dominante », notamment des « écogestes »…
L’écologie dominante, c’est principalement le discours qui incite à être écocitoyen et à faire des écogestes, comme couper l’eau quand on se brosse les dents ou éteindre la lumière derrière soi. Les modestes économes ne s’autodéfinissent pas comme « écolo » même si pour elles et eux, faire durer, ne pas jeter, faire son compost, récupérer l’eau pour la réutiliser, est quelque chose d’acquis depuis l’enfance.
Par exemple, les vêtements « abîmés » sont utilisés pour des travaux extérieurs et lorsqu’ils ne peuvent être plus portés, ils sont transformés en chiffons. Les emballages sont utilisés plusieurs fois, et compostés lorsqu’ils sont trop usés ou utilisés pour faire démarrer le feu.
Quand ils parlent d’écologie, ça va être pour certain
es une « écologie paysanne » tournée vers le respect de la terre : on ne met pas de pesticide dans la terre, car la terre nous nourrit et si on veut qu’elle nous nourrisse, il faut qu’on la respecte. Ils disent qu’ils ont toujours cultivé en « bio », mais sans l’appeler comme cela parce que c’est l’utilisation de pesticides qui n’est pas « normale ». Et ils se demandent pourquoi il faut apposer une nouvelle étiquette sur des pratiques qui existaient avant.D’autres sont aussi critiques de l’écologie consumériste : « On dit que les voitures électriques sont mieux que nos vieilles voitures, mais il faut construire ces voitures ce qui demande de l’énergie, des matériaux, et on ne sait pas recycler ces batteries... » Ils n’y voient qu’un engagement de façade, une écologie « hors sol », alors qu’eux font de l’écologie pratique.
N’est-ce pas au politique de s’interroger sur ce que serait une « écologie de bon sens », qui apparaisse peut-être moins comme un repoussoir et puisse être davantage appropriée par chacun
e ?L’écologie dominante n’est pas juste une écologie qui impose quelles sont les bonnes pratiques, c’est aussi une écologie qui moralise les classes populaires, qui dit qu’elles font mal en termes environnementaux et notamment à la campagne, qu’elles prennent trop leur voiture, qu’elles isolent mal leur maison... C’est aussi une écologie qui invisibilise ces pratiques.
Mon travail vise à attirer justement l’attention sur ces personnes-là qui font déjà énormément de choses. Leurs modes de vie, sans les romantiser, sont complètement viables dans le futur. Ce qui leur est transversal, c’est le fait de prendre soin : prendre soin de l’environnement, des objets, des gens autour de soi. Il faut que les politiques regardent du côté de ces modes de vie sobres ruraux qui existent depuis très longtemps. Ils ont tendance à réinventer ces modes de vie, sans s’intéresser à celles et ceux qui les pratiquent déjà.
Recueillis par Sophie Chapelle