Que faire des terres agricoles toujours polluées par des pesticides épandus des décennies plus tôt ? Comme pour les sites industriels abandonnés, qui doivent être dépollués de leurs métaux lourds, amiante ou autres substances chimiques avant de trouver un nouvel usage, des champs et parcelles sont rendus impropres à la culture à cause de la quantité de pesticides qui y ont été épandus. Leurs molécules continuent de souiller les sols, se retrouvant dans les légumes qu’on y cultive.
Cette question, Delphine se l’est beaucoup posée. Ancienne maraîchère bio dans le sud de la Bretagne, elle a arrêté son activité après la découverte de la présence de dieldrine dans ses courges, puis dans ses terres. Pour le moment, les services de l’État lui ont opposé un silence pesant. Personne ne l’a informée sur les recherches en cours qui permettent d’envisager un avenir aux exploitations dont les terres sont contaminées à la dieldrine, un pesticide très toxique et totalement prohibé depuis trois décennies.
Sidérée par la découverte de la présence de pesticides dans ses courges, en décembre 2022, Delphine a en plus été induite en erreur par les services de l’État, qui lui ont demandé de détruire sa récolte [1]. Quelques semaines après cette pénible nouvelle,Delphine a décidé de stopper l’activité de sa ferme. Elle a arrêté de produire, a vendu son matériel et licencié sa salariée.
Que planter dans les parcelles contaminées ?
Pour le moment, elle n’a obtenu aucun soutien financier de qui que ce soit ni aucune réponse officielle aux questions, innombrables, qu’elle se pose. Comment se fait-il que des pesticides interdits depuis 30 ans se retrouvent dans ses légumes ? Comment peut-elle décontaminer ses terres ? Qu’est-elle censée en faire ? Sont-elles devenues impropres à la production alimentaire ?
Cécile, productrice de plantes ornementales installée dans la Sarthe, se pose elle aussi des questions. « Plusieurs de mes parcelles contiennent de la dieldrine. Je ne m’en sers pas pour mon activité, mais je me demande si je peux y mettre des animaux : est-ce qu’on peut les laisser paître en toute tranquillité ? Je ne connais pas les conséquences s’ils broutent de l’herbe qui pousse sur un sol qui contient de la dieldrine. »
Elle aimerait savoir si des moyens existent pour dépolluer progressivement ces sols, et si elle peut y planter des cultures et lesquelles. « Je ne sais pas vraiment vers qui me tourner pour savoir comment utiliser au mieux ces terres, et éventuellement être aidée pour établir un diagnostic plus fin de la pollution. J’ai fait analyser deux zones parcellaires, mais à chaque fois cela me coûte une centaine d’euros par échantillon ! »
La dieldrine appartient à la famille des organochlorés. « C’est la petite sœur du chlordécone », compare l’agronome Hervé Gillet, en référence à ce pesticide épandu massivement sur les bananes, notamment dans les Antilles, et qui pose de graves problèmes de santé et de pollutions des eaux.
La dieldrine a une durée de vie de 2000 jours dans le sol, soit cinq à six ans, « au minimum, précise Hervé Gillet. On sait donc qu’elle est difficilement dégradable, voire pas dégradable du tout. Mais cela ne signifie pas que l’on ne peut rien faire. Une équipe travaille à Bordeaux depuis plusieurs années sur ces questions, avec des résultats plutôt encourageants. »
Soutenue par l’Ademe, l’Agence française de la transition écologique, la collectivité Bordeaux-métropole et le département de la Gironde, cette équipe planche sur « le phytomanagement de sols maraîchers historiquement contaminés en dieldrine ». En d’autres mots : il s’agit de voir s’il est encore possible de cultiver des terres qui contiennent de la dieldrine, et si oui, dans quelles conditions.
Utiliser les légumes pour nettoyer les terres
« Deux solutions sont actuellement étudiées et donnent des résultats prometteurs, confirme Michel Mench, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) : la culture de variétés de courgettes moins accumulatrices en dieldrine dans les fruits et la phytoextraction [2]. »
La première solution permet de continuer à produire des courgettes dont les concentrations en dieldrine sont conformes aux normes sanitaires en vigueur (il s’agit des LMR - limites maximales de résidus). La seconde – la phytoextraction – permet de diminuer peu à peu la quantité de dieldrine présente dans le sol, via la culture de variétés qui en sont friandes et qui vont, en quelque sorte, « pomper » les résidus de pesticides [3]
Ce projet de recherche doit se terminer au printemps 2024. Mais les scientifiques auront besoin de plus de temps pour parfaire leurs travaux, car de nombreuses questions demeurent. Est-il utile d’alterner les cultures de légumes (les rotations culturales) pour diminuer la teneur des terres en dieldrine ? Combien de cultures de courgettes sont nécessaires pour que ces teneurs en dieldrine descendent sous un seuil acceptable ? L’abondance et la diversité des vers de terres et autres micro-organismes – souvent peu nombreux dans les sols arrosés de pesticides – permettent-elles d’accélérer la dissipation de la dieldrine ?
Autre problème : le devenir des courgettes qui vont se gorger de dieldrine, cultivées pour assainir le sol, donc contaminées et impropres à la consommation. « Il faut d’abord les laisser se composter et se dessécher dans un container étanche, pour réduire le volume de la biomasse végétale », détaille Michel Mench. Ces courgettes ne doivent bien évidemment pas être compostées sur la parcelle à dépolluer.
Une fois compostée et desséchée, la biomasse chargée en dieldrine pourrait suivre les filières d’élimination des déchets dangereux, et être incinérée ou vitrifiée, moyennant malheureusement une forte consommation d’énergie. « Une seconde approche, plus exploratoire, consisterait à utiliser des champignons à même de dégrader la matière organique et la dieldrine contenue dans les résidus végétaux. Cependant, cette solution est encore à l’étude et doit attester de la non, ou moindre, toxicité d’éventuels sous-produits formés. »
« Pour les sols contaminés au chlordécone (substance voisine de la dieldrine), des essais d’amendements des terres avec des charbons actifs ont été tentés, ajoute Hervé Gillet. Ces charbons actifs séquestrent le chlordécone disponible dans le sol et on ne la retrouve pas dans les courges qui y sont cultivées. Il n’est pas sûr qu’on puisse reproduire cette technique avec la dieldrine. Mais ce serait intéressant de le savoir. »
Si elle peut « sauver » des exploitations du dépôt de bilan, cette technique de l’amendement aux charbons actifs appelle de nouvelles questions : d’où viennent les charbons actifs ? Dans quelles conditions sont-ils fabriqués ? Quelle quantité de pesticides peuvent-ils séquestrer avant d’être saturés et de risquer de les relarguer dans la terre ?
Les personnes qui s’aperçoivent que les sols qu’elles cultivent sont pollués peuvent-elles prétendre à des indemnisations ou à une prise en charge de la dépollution ? Est-il envisageable de se retourner contre les fabricants de ces produits, Shell international en l’occurrence, principal fabricant de dieldrine ? Pour le moment, le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides ne le prévoit pas. En partie abondé par les fabricants via une taxe sur la vente des pesticides, ce fonds s’adresse seulement aux personnes malades, exposées aux pesticides dans le cadre de leur activité professionnelle, et à leurs enfants. La Fédération national de l’agriculture biologique (Fnab) demande à ce que cette indemnisation soit étendue à ceux et celles qui subissent des dommages économiques à cause des pesticides.
Cette série d’interrogations n’invite-t-elle pas à regarder « en amont », du côté des méthodes de travail de la terre et de la production alimentaire, et arrêter d’épandre massivement des pesticides ? Parmi les agriculteurs et agricultrices qui se sont penchés sur la question, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
Nolwenn Weiler
Dessin : Rodho