« C’est fantastique d’être ici, on rencontre des gens merveilleux ! », s’enthousiasme Marjorie. L’octogénaire se rend tous les mardis au bout de Puxton lane, dans une ancienne fabrique de tapis reconvertie en centre de bien-être. Elle y a retrouvé ce qui lui manquait le plus : des gens à qui parler. Elle y rencontre ses amies, déjeune, suit le cours de fitness… et surtout chante, l’un de ses grands plaisirs. « C’est bon pour le cerveau ! », assure celle qui dix ans auparavant pratiquait encore la danse de salon quatre fois par semaine avec son mari, Allan. Mais lorsqu’en 2008 on décèle chez lui des symptômes de démence, la vie du couple bascule. « J’étais tellement occupée à prendre soin de lui que j’ai perdu contact avec tout le monde. Je me sentais totalement perdue. »
Après plusieurs années d’isolement, il a suffi d’un coup de fil et d’une rencontre pour que l’espoir renaisse. C’est Charlie, 26 ans, qui l’a suivie dans cette période très difficile. Visage poupin et empathique, Charlie est à la fois bénévole et salariée de Simply limitless – le nom de ce centre de bien-être de Kidderminster, une ville de 55 000 habitants située à 200 kilomètres au nord-ouest de Londres. Le centre est un havre de paix, lové dans un bras de la rivière Stour. « Au début, raconte Charlie, j’allais voir Marjorie toutes les deux semaines pour parler avec elle de ce qui pourrait l’aider à se sentir mieux, l’inciter à participer à des activités organisées au centre. Je ne sais pas où elle serait si on ne lui avait pas proposé de participer au programme Reconnections. »
Le « social impact bond », dernier-né des partenariats public-privé
Marjorie fait partie des plus de 1000 femmes et hommes à bénéficier ou à avoir bénéficié de ce programme de lutte contre la solitude, mis en place en juillet 2015 à l’initiative du Comté de Worcestershire, dont fait partie Kidderminster. Pour les aider à se réinsérer socialement et à rompre leur isolement, le service offre à chaque personne prise en charge un suivi personnalisé de six à neuf mois, assuré grâce à une dizaine de travailleurs sociaux, mais aussi et surtout grâce à une armada de bénévoles – plus de 300 recrutés chaque année – sans lesquels le modèle ne serait pas viable.
Reconnections se distingue aussi par son mode de financement : ici, pas de fonds publics, mais une délégation à des investisseurs privés, sur le modèle désormais répandu au Royaume-Uni des « social impact bonds » (SIB), traduits en France par « contrats à impact social ». Leur principe ? Permettre à des collectivités de faire financer des programmes sociaux par le privé – fondations, entreprises sociales, banques... – comme la réinsertion d’ancien détenus, l’hébergement de sans-abris, ou la reconnexion des personnes âgées avec la société. Il s’agit, en somme, d’une nouvelle forme de partenariat-public-privé [1].
Concilier « profits » et « progrès social » ?
Le premier programme de ce type, lancé en 2010 après la crise financière, visait à réduire le taux de récidive des anciens détenus de la prison de Peterborough. Celui du comté de Worcestershire s’attaque à la solitude des personnes âgées. 850 000 euros sont levés, dont une grosse moitié auprès de Nesta impact investment, un fonds rattaché à une fondation internationale. Chez Nesta, on veut « démontrer qu’il est possible d’investir à la fois pour faire des profits et pour le progrès social ». Ce qui impliquerait de « mesurer l’impact social de manière rigoureuse », et de choisir des problématiques « à haut potentiel de retour sur investissement social et financier ».
Marjorie et Charlie.
Depuis une grande campagne lancée en 2011, la solitude est devenue un enjeu majeur outre-Manche. Un fléau causant souffrances, dépressions, davantage de maladies d’Alzheimer, de crises cardiaques. Selon une récente étude de la Croix rouge, plus de neuf millions de Britanniques se sentent souvent ou toujours seul. « La solitude peut être aussi mauvaise pour la santé que le fait de fumer quinze cigarettes par jour », affirme une revue scientifique britannique. Message reçu par la Première ministre Theresa May, qui vient d’annoncer la création… d’un ministère de la solitude. « Je suis sûre qu’avec le soutien des bénévoles, des militants associatifs, des entreprises et des députés de tout bord, nous allons pouvoir faire reculer la solitude », a réagi la nouvelle ministre Tracey Crouch.
Une conséquence de l’austérité budgétaire
Des associations, des entreprises et des collectivités travaillant main dans la main ? Certains n’ont pas attendu l’annonce de Theresa May pour miser sur cet attelage public-privé. C’est le cas d’Adrian Hardman, le conseiller du comté de Worcestershire en charge des affaires sociales. Carrure imposante et diction churchillienne, il défend sans sourciller le contrat à impact social lancé en 2015 par la majorité conservatrice à laquelle il appartient : « La solitude nous coûte très cher, et le gouvernement a réduit nos budgets de 46%. En période de restrictions, il est logique d’essayer de faire bouger les choses. Voilà pourquoi nous expérimentons le contrat à impact social. »
L’hôtel de Ville de Kidderminster.
Au niveau national, les services sociaux destinés aux personnes âgées ont été amputés de 160 millions de livres en cinq ans (182 millions d’euros) [2]. Difficile, dans ce contexte, de résister aux charmes de ce nouveau modèle de financement qui promet à la collectivité de Worcestershire trois millions d’économie sur 15 ans. Si l’objectif de réduction de la solitude est atteint d’ici l’été 2019, le comté et les services de santé rembourseront à Nesta et aux autres investisseurs l’intégralité de la somme avancée. A laquelle s’ajouteront des intérêts, calculés en fonction de la « performance » du programme, c’est à dire le nombre de personnes se sentant moins seules.
Le montant maximum à payer par la collectivité sera de 2 millions d’euros. Une dépense censée être compensée par les économies réalisées. Pour Adrian Hardman, ce sont même « les investisseurs qui supportent seuls le risque financier. » Si l’objectif n’est pas atteint d’ici 2019, l’investisseur perdra tout ou partie de sa mise, sans que le comté n’ait rien à débourser. Mais il n’est pas sûr que le calcul soit si avantageux : dans une étude publiée en 2016, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) estimait le système des SIB plus coûteux qu’un financement direct par des fonds publics (lire ici notre article sur l’arrivée des contrats à impact social en France).
La « finance sociale », supplétive du service public
Lancés au début de la vague d’austérité budgétaire qui a déferlé sur l’Europe, les contrats à impact social sont-ils appelés à prospérer sur les cendres de l’État providence ? Ce n’est pas l’avis de Lynne Raper, co-fondatrice avec son mari du centre Simply Limitless. Ayant exercé longtemps comme travailleuse sociale au sein de plusieurs collectivités locales, elle dit garder un mauvais souvenir de ces années passées au service des enfants et des familles en difficulté : « J’avais l’impression d’être une policière et de ne plus pouvoir exercer mon métier. A un moment, mon rôle se limitait à vérifier que les enfants allaient bien, à faire des croix dans des cases et à passer à la personne suivante. »
« A Simply Limitless, poursuit-elle, on prend le temps de parler avec les gens, de comprendre les raisons pour lesquelles ils sont seuls. Nos cours de fitness sont pleins et l’état de santé des bénéficiaires s’améliore à vue d’œil. C’est étonnant et très gratifiant ! » Lynne attribue ces résultats à la souplesse du dispositif, qui lui offre « une réelle l’autonomie ». « L’investissement privé est une alternative intéressante, renchérit Paul, son mari, notamment lorsque les services sociaux subissent des restrictions budgétaires. Si des philanthropes veulent investir dans le social, ça ne peut être que bon pour la société. » (Image ci-contre : Lynne et Paul Raper)
Plus « efficaces », « rigoureux », plus « robustes », plus « innovants », plus « collaboratifs »… Janette Powell, qui conçoit et supervise la mise en œuvre de contrats à impact social depuis dix ans pour le compte de Social finance, l’ONG qui a inventé le modèle, ne tarit pas non plus d’éloges sur les avantages de ces programmes comparés aux formes traditionnelles de financement public. « Avec les social impacts bonds, on peut développer des projets de manière beaucoup plus fine et approfondie qu’en travaillant dans une collectivité. Dans les collectivités, on gère sans arrêt la crise. Les budgets sont serrés, et le manque de personnel tellement criant… »
« Les participants restent en situation de grand isolement »
Grâce au recours massif au bénévolat – et donc au travail gratuit, différence notable avec le service public – il est certain que Reconnections n’est pas sujet aux restrictions de personnel... Par ailleurs, le système repose sur la mesure du niveau de solitude des bénéficiaires, qui détermine la rémunération des investisseurs. Une évaluation bien loin d’être évidente. Comment estimer une donnée aussi subjective ? Depuis bientôt trois ans, les « parties prenantes » de Reconnections s’arrachent les cheveux sur la question. Pour bénéficier du programme, chaque participant doit estimer à son arrivée, puis de nouveau au bout de six mois, son degré de solitude sur une échelle chiffrée de 1 à 12, mise au point par des chercheurs de l’Université de Californie Los-Angeles.
Une nouvelle mesure est effectuée après 18 mois. Si le score progresse après six mois, le comté verse à l’investisseur 460 livres par personne (522 euros). S’il s’améliore à nouveau au 18e mois, un autre versement de 240 livres est réalisé. Or, les chiffres ne progressent pas comme prévu. « Les investisseurs perdent de l’argent chaque mois », constate Janette Powell.
« La plupart de nos clients sont satisfaits du service. Ils sont plus heureux, assure Janet Morrison, experte indépendante et co-directrice de Reconnections. Nous obtenons de bons résultats en termes de bien-être et d’implication dans de nouvelles activités. Mais les scores de solitude n’évoluent presque pas. La solitude, ce n’est pas le nombre de relations, ni même la qualité de ces relations. C’est l’écart entre ce que vous avez, et ce que vous aimeriez avoir. » En 2016, une première évaluation du programme concluait : « Reconnections aide à réduire l’impact de la solitude et de l’isolement, mais les participants au programme restent la plupart du temps dans des situations de grand isolement. »
Pas d’avantages avérés
Sophie Pryce, la gestionnaire du programme Reconnections, reconnaît également : « La solitude n’est qu’un des multiples problèmes que les gens rencontrent. Dans ce comté très rural de Worcestershire, il n’y a pas de financement public. Le National health service [service public de santé, ndlr] a été essoré, et le transport est un autre problème important : il y a de moins en moins de bus, ce qui est un obstacle pour nos aînés. » D’où cette question : avec les « contrat à impact social », l’Angleterre n’est-elle pas en train de poser des sparadraps sur un corps social malade de l’austérité budgétaire et de ses services publics amputés ?
A Kidderminster.
Selon Social finance, sur les 108 contrats à impact social lancés dans le monde depuis 2010, 40 l’ont été sur le sol anglais. Ceux qui sont arrivés à terme ont-il atteint leurs objectif ? Selon deux chercheurs de l’Université d’Oxford, auteurs d’une étude publiée l’an dernier, « il y a très peu de preuves définitives que les services sociaux ainsi financés [par les SIB, ndlr] conduisent à de meilleurs résultats que les modèles de financement plus conventionnels » [3]. Le sociologue français Nicolas Duvoux est encore plus catégorique. Selon lui, « mesurer l’impact de manière aussi précise que le rendement ou la marge d’une entreprise, ça ne marche pas » [4].
Bientôt des contrats à « impact humanitaire »
Malgré une efficacité encore incertaine, les SIB s’apprêtent à débarquer en France. Un contrat a été signé fin 2016 entre l’Adie (Association pour le droit à l’initiative économique) et la BNP Paribas à destination des chômeurs en zone rurale, auquel s’ajoute au moins un autre qui finance l’hébergement d’urgence, notamment pour les exilés aspirant à demander l’asile – comme nous le révélions dans notre enquête « Spéculer sur l’insertion des demandeurs d’asile en France, un nouvel investissement rentable pour les financiers ». Le 18 janvier dernier, Christophe Itier, Haut-commissaire à l’Économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale, annonçait la signature avant la fin du premier trimestre de six nouveaux contrats, dont la mise en œuvre devra cependant franchir un certain nombre d’obstacles, tenant à leur degré de complexité.
La financiarisation du social est-elle en route de ce côté-ci de la Manche ? Interrogé par Basta!, Christophe Itier minimise l’importance des contrats à impact social en France, et souhaite les démarquer du modèle anglais : « Dans la version anglo-saxonne, il y a une titrisation financière » (l’émission de titres échangeables sur des marchés). Le modèle de contrat à impact social français serait au contraire « loin de cela ». « Il n’appelle pas une financiarisation », insiste-t-il.
Pendant ce temps, les SIB poursuivent leur progression outre-Manche. Dans le Worcestershire, le programme de lutte contre la solitude va probablement être prolongé de quelques années. A l’échelle nationale, plusieurs projets sont en gestation : aide aux personnes âgées dépendantes, réduction de la mortalité des prématurés, ou encore retour à l’emploi des chômeurs de longue durée. Mieux : un marché sans frontière est en train de s’ouvrir aux investisseurs depuis l’annonce, le 16 février, du premier « contrat à impact humanitaire » au Nigeria, au Mali et en République démocratique du Congo.
Samy Archimède (texte et photos)