Basta! : Nouvel élu à la région Bretagne, vous avez décidé de vous attaquer à la question des inégalités d’accès au logement, via la limitation des résidences secondaires. Pourquoi ?
Nil Caouissin [1] : Cela fait longtemps qu’il y a des résidences secondaires en Bretagne, mais aussi dans d’autres régions françaises et européennes, le phénomène n’est pas nouveau. Mais il a pris de l’ampleur ces dernières années, et cela s’est encore accentué avec la crise sanitaire liée à l’épidémie de coronavirus qui a déclenché des envies de campagne, sans que les gens ne décident pour autant de s’y installer. Il s’agit plutôt de pied-à-terre où l’on vient de temps en temps ; en moyenne trois mois par an. Nous avons en région Bretagne 250 000 logements vides neuf mois sur douze (et 330 000 si l’on ajoute la Loire-Atlantique). Si tous ces logements étaient transformés en logement principal, on pourrait loger 500 000 personnes, soit une bonne partie des 800 000 nouveaux arrivants pressentis pour ces quinze prochaines années. Ce n’est pas anecdotique.
Quel est le « profil type » des résident secondaire ?
Ils sont plus âgés (61 % d’entre eux sont retraités) et plus riches que la moyenne des Français, avec des revenus 30 % plus élevés que ceux des propriétaires d’un seul logement. Au sein des ménages multipropriétaires (qui comportent aussi les propriétaires de logements locatifs), ce sont les résidents secondaires qui bénéficient des plus hauts revenus. Une large partie d’entre eux vit en région parisienne (32 %).
Cette croissance de la part de résidences secondaires – qui représentent jusqu’à 50 % des logements dans certaines communes du littoral – pose de vrais problèmes de « distorsion d’accès au logement », dites-vous. Pouvez-vous préciser ?
L’augmentation de la demande de résidences secondaires et les moyens que peuvent y mettre les acheteurs font réellement flamber les prix des logements qui deviennent inaccessibles aux classes moyennes et populaires, c’est-à-dire à l’immense majorité des habitants du pays. Le cas le plus caricatural est celui de ces communes du golfe du Morbihan dont plus de 50 % des logements (voir plus de 70 % par endroits !) sont la propriété de résidents secondaires. Beaucoup de personnes travaillant sur les littoraux ne peuvent absolument pas s’y loger et il devient parfois difficile d’embaucher des salariés. Pour les saisons touristiques, mais pas seulement.
Le vieillissement de la population entraîne un besoin de services accru dans le secteur de la santé, parmi les auxiliaires de vie par exemple. Mais ces femmes sont souvent très mal payées et elles ne peuvent pas habiter près de leur lieu de travail. On est face à une situation très injuste : on fait venir des travailleurs sur un territoire où ils ne peuvent pas se loger décemment… alors que la moitié des maisons y sont vides ! Même des personnes avec des revenus moyens, voire plutôt favorisés, ne peuvent pas s’installer sur la côte. Il ne s’agit pas de dire que toutes les tensions sur le marché du logement dans les régions touristiques sont dues aux résidences secondaires, mais le fait est que partout où ces dernières sont concentrées, elles aggravent la situation.
Selon vous, la part croissante des résidences secondaires a aussi de graves conséquences écologiques. Lesquelles ?
La pression des résidences secondaires, nous l’avons dit, rend le marché de l’immobilier inabordable pour un grand nombre de foyers. Résultat : la seule solution pour permettre l’installation des jeunes, c’est la construction de logements neufs. On voit ainsi pousser sans cesse de nouveaux lotissements, qui ne sont pas là pour attirer de nouveaux habitants mais pour maintenir une population « à l’année ». En même temps, sans ces programmes de constructions nouvelles, l’éviction des classes moyennes et populaires serait encore plus forte. Mais on voit là que le taux élevé de résidences secondaires pousse indirectement à une surconsommation de foncier et de matériaux de construction.
Il faut également considérer l’enjeu de la sécurité alimentaire, puisque ce sont pour l’essentiel des terres agricoles qui sont consommées pour l’urbanisation. Autre problème : avec l’éloignement des actifs de la côte, on a un allongement des distances domicile-travail qui entraîne une consommation accrue de carburant. Cela plombe les budgets tout en participant au réchauffement climatique et à la pollution de l’air.
Vous évoquez un « ressentiment » provoqué par cette prise de contrôle inégalitaire de certains territoires. C’est-à-dire ?
Il y a toujours eu un peu de ressentiment vis-à-vis des résidents secondaires quand ils deviennent majoritaires. Mais quand il y a une explosion des prix avec des personnes qui ne peuvent plus se loger, cela crée réellement de la colère. Le risque, c’est d’avoir une opposition forte entre plusieurs catégories de la population. Typiquement entre anciens résidents et nouveaux arrivants. Avant que la société ne soit trop fragmentée, il faut une réponse politique forte.
L’enjeu n’est pas de chercher à « moraliser » les résidents secondaires, mais bien de trouver une réponse politique à un problème politique : ce sont les règles du jeu économique qui posent problème en permettant de tels niveaux d’inégalités entre personnes et entre territoires, et en laissant des actions individuelles en apparence anodines aboutir par l’effet de masse à des situations intenables. C’est en modifiant ces règles collectives que les problèmes seront résolus.
Pour réglementer l’accès au logement, politique que vous jugez indispensable, l’outil fiscal ne vous semble pas convaincant. Pourquoi ?
C’est un outil qui peut être intéressant, mais qu’il faut utiliser finement et pas tout seul. Je m’explique : les riches peuvent payer des taxes, et même des surtaxes, davantage que la moyenne de la population. Si la taxation est uniforme elle va retomber sur les moins fortunés qui risquent de vendre aux plus fortunés sans mettre fin pour autant au phénomène des résidences secondaires vides neuf mois sur douze. La surtaxe, si l’on y tient, devrait être modulée en fonction de deux critères : la richesse des propriétaires et la localisation de la résidence (certains territoires subissant une pression plus forte que d’autres).
On peut dire la même chose pour le taux maximum de résidences secondaires, adopté en Suisse par exemple ou dans le Tyrol autrichien. Cela peut permettre de limiter la construction de nouvelles résidences secondaires, mais cela ne suffit pas à enrayer le phénomène.
Vous défendez la création d’un statut de résident, qui réserverait l’achat de logement aux personnes vivant dans telle ou telle commune tout au long de l’année. Vous expliquez que l’on interviendrait ainsi « à la racine en bloquant l’essentiel du potentiel spoliateur du marché ». Pouvez-vous préciser ?
Le principe est simple : seuls les résidents permanents du territoire peuvent acheter ! La possibilité d’acheter un bien immobilier serait donc réservée aux habitants de tel ou tel territoire, ou, dans une version extrême, de la commune, ce qui impose de définir le temps de résidence nécessaire pour bénéficier du droit d’achat ; un an serait bien je pense. Une partie du stock de résidences secondaires passerait progressivement et sans doute assez rapidement vers la résidence principale, à un prix par ailleurs réduit pour les acheteurs [2].
Dans le détail, il faut préciser le dispositif et souligner les enjeux de certains ajustements. Pas question, par exemple, de faire un statut de résident régional car beaucoup de résidences secondaires sont aussi possédées par des Bretons. De plus, il existe des territoires où il y a peu d’acheteurs et où le statut de résident n’est donc pas nécessaire. Il pourrait même être contre-productif, avec un risque de voir plus de logements vacants et de paupériser les personnes qui comptent sur la vente de leur maison pour payer leur Ehpad par exemple (reste à voir quel est l’impact à moyen terme de la crise Covid sur les territoires où l’immobilier n’était pas tendu jusqu’à présent). C’est un principe qu’il faudrait appliquer finement, au plus près des territoires, mais qui pourrait-être très efficace.
Pourquoi serait-il si efficace pour résoudre les problèmes d’inégalités d’accès au logement ?
Parce que la baisse de la demande entraînerait mécaniquement une baisse des prix. En revanche, la baisse du taux de résidences secondaires serait plus lente que la baisse des prix puisque personne ne serait exproprié. Les résidences se libéreraient donc au fur et à mesure qu’elles seraient mises en vente. Autre avantage de cette mesure : un effet indirect sur le prix des locations. Pourquoi ? Parce que quand on achète un bien cher, on le loue cher pour le rembourser. On peut donc supposer que les loyers baisseront. Ensuite, les gens qui veulent acheter mais qui ne peuvent pas pourront à nouveau le faire et ils libéreront des locations. La baisse de la pression sur les logements locatifs pourrait également faire baisser les prix.
Des dizaines de milliers de personnes — voir des centaines de milliers en cas d’application massive — accéderaient à un logement bon marché (ou au moins plus accessible qu’aujourd’hui), se rapprocheraient de leur lieu de travail, agrandiraient la surface disponible pour leur famille, accéderaient à un jardin… sans construction supplémentaire, donc sans extraction de matériaux et sans consommation de foncier agricole. Des communes revivraient. Les déplacements domicile-travail seraient réduits sur les côtes et jusqu’à trente kilomètres dans l’intérieur des terres, d’où un bénéfice écologique et économique évident.
Est-ce que cela ne va pas freiner les nouvelles arrivées ?
Pas du tout. Il sera toujours possible de venir vivre en Bretagne pour quelqu’un venant de Paris, de Berlin ou de Ouagadougou. Simplement, il faudra attendre un certain temps (je suggère un an) avant d’acheter, ce qui pour un futur résident permanent n’est pas forcément une mauvaise affaire, car le temps ainsi passé en location permet de se faire une meilleure idée de la situation locale avant d’acheter. Je pense que cela crée plutôt de nouvelles opportunités pour les nouveaux arrivants qui veulent s’installer. Aujourd’hui, si vous n’avez pas de hauts revenus ou que vous n’avez pas vendu de bien avant de venir vivre en Bretagne, c’est très compliqué de s’installer.
Cela signerait par contre la fin de la possibilité d’acquérir une résidence secondaire. Est-ce qu’il n’y a pas là une restriction des libertés ?
On ne l’interdit pas directement mais, de fait, il devient impossible d’acquérir une résidence secondaire si on n’habite pas sur place. Il y a effectivement une restriction de la liberté de ceux qui peuvent acheter ce qu’ils veulent, où ils veulent, quand ils veulent. Mais pour la majorité des gens, qui n’ont pas les moyens d’être multipropriétaires, c’est au contraire un gain de liberté. C’est évidemment un débat de classe. Les personnes qui peuvent faire ce qu’elles veulent ne voient pas forcément le problème.
N’est-ce pas injuste pour les futurs vendeurs ?
Il est vrai que dans les endroits où le statut de résident s’appliquerait, les prix baisseraient certainement puisque la demande serait réduite. C’est d’ailleurs l’objectif. Certains vendeurs trouveraient cela injuste. S’ils comptent racheter dans le même périmètre, il n’y aura pas vraiment de problème car la perte de valeur du bien à la vente sera compensée par la baisse du prix du nouveau logement acheté. Si en revanche ils comptent racheter ailleurs, ou faire autre chose du produit de la vente, ils pourront effectivement éprouver un sentiment d’injustice. Mais ce problème est à mettre en balance avec l’injustice plus grande du statu quo, et avec les enjeux que nous avons évoqués : sécurité alimentaire, préservation d’espaces naturels, lutte contre le changement climatique.
Ce statut de résident existe-il déjà ailleurs en France ou en Europe ? Comment imaginez-vous qu’il pourrait être mis en place ?
Il fait débat en Corse. Et il a d’ores et déjà été mis en place dans la province autonome de Bolzano en Italie, ainsi que sur l’Archipel de Aland en Finlande (où il faut avoir résidé cinq ans avant de devenir propriétaire !). Il n’y a pas eu d’intervention de l’Union européenne (UE) pour bloquer le statut, cela n’a donc pas été jugé comme attentatoire aux principes fondamentaux de l’UE. Précisons qu’il ne s’agit pas de mettre en place ce statut partout mais seulement sur les territoires en tension.
Il est évident qu’aucune majorité politique au pouvoir dans les régions françaises (PS/LREM/LR) ne portera ce projet. Cela touche à des points idéologiques trop compliqués sur la propriété privée et le libre marché. La première chose à construire, c’est donc un mouvement populaire qui fasse pression sur les élus. Beaucoup de collectifs luttent déjà pour l’accès au logement. Il faudrait aussi nouer des alliances avec d’autres régions en France et en Europe ; car le problème des résidences secondaires ne touche pas que la Bretagne, loin s’en faut. D’autant que l’on peut le relier au problème des locations touristiques de courte durée type Airbnb. Un certain nombre de résidents secondaires louent leur logement de vacances pour des courtes durées de façon à le rentabiliser.
Après, il faudra nécessairement passer par l’Assemblée nationale pour changer les lois ou en instaurer de nouvelles car aucune commune ni région n’a le pouvoir d’instaurer ce statut. Ce qui est possible en revanche c’est de l’expérimenter. On peut en effet tester un dispositif sur un territoire pour un temps donné. Il reste toujours nécessaire de le demander à l’État mais les blocages seraient moindres que pour une loi nouvelle. C’est par là qu’il faut commencer je pense, pour affiner le projet avant de se lancer dans une grande bataille politique qui sera sans doute difficile.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : Port de Sauzon à Belle-île. Sur cette île, le taux de résidences secondaires est compris entre 40 et 70 % selon les communes. © Eric Verleene