Plus de 600 millions de roses vont se vendre en France cette année [1]. Près de 10 par habitant, dont une partie non négligeable est offerte à la Saint-Valentin, puis lors de la Fête des mères. Des roses rouges pour l’amour « passionné », blanches pour l’amour « courtois » ou jaunes pour célébrer une amitié… La fête des amoureux est aussi celle du marché de la « transmission florale ». Une journée qui pèse fortement sur le marché international, célébrée en même temps en Europe et en Amérique du Nord. « A partir du moment où une grande partie des roses est vendue sur deux jours dans l’année, une gigantesque production doit s’organiser pour disposer de la quantité de fleurs nécessaires », précise Christophe Alliot, co-fondateur du Bureau d’analyse sociétal pour une information citoyenne (BASIC). Exemple chez un fleuriste parisien qui commande habituellement un millier de tiges de roses par jour d’ouverture. En prévision de la Saint-Valentin, il en achètera 8 500 à son grossiste de Rungis.
D’où viennent ces millions de roses cultivées spécialement pour colorer un dîner romantique ? Environ une rose sur quatre commercialisée en France aura fleuri dans l’Hexagone, principalement dans le Var et le Finistère. Et les autres ? Qu’on les achète directement chez un fleuriste ou que l’on commande un bouquet en ligne, la route de la rose mène aux Pays-Bas. Le secteur horticole s’y porte plutôt bien. Les Pays-Bas en sont les leaders au sein de l’Union européenne, qui reste le premier producteur de fleurs et de plantes ornementales avec 42% de la production mondiale en 2012 [2].
La route de la rose mène en Afrique
Si les Pays-Bas continuent d’alimenter le marché de la rose, le vieux continent en importe la plus grande partie. D’Amsterdam, où arrivent par avion les colis de fleurs, la route de la rose nous emmène ensuite vers les pays qui bordent l’équateur : en Afrique de l’Est d’abord, au Kenya (31% des importations européennes de fleurs coupées, des roses dans leur grande majorité) et en Éthiopie (12%). En Amérique latine ensuite, principalement en Équateur (8%) et en Colombie (7%). L’ensoleillement et l’altitude y permettent de cultiver des roses toute l’année.
Lorsqu’un joli bouquet arrive chez vous, la probabilité est donc grande qu’il soit composé de roses kényanes. Elles auront voyagé environ 72h, et parcouru plus de 7 000 km. Les roses sont d’abord coupées dans un champs à proximité du lac Naivasha (à 2000 mètres d’altitude), où se concentre la plus grande partie des plantations horticoles du pays. Elles sont ensuite transportées dans des camions réfrigérés pour éviter qu’elles ne se dégradent. Puis prennent l’avion, destination Amsterdam. Les deux tiers seront vendus aux enchères à des grossistes qui les revendront à des fleuristes indépendants, à des enseignes comme Interflora, Florajet ou Monceau fleurs, qui les commercialiseront via leur réseau de détaillants, ou à des grandes surfaces. D’autres prendront directement la route vers un atelier, comme celui d’Aquarelle dans l’Oise, où elles seront assemblées en bouquets par une centaine de salariés. Pour être à leur tour livrées à leurs destinataires, quelque part entre Dunkerque et Perpignan, quitte à reprendre l’avion. A chaque étape, la chaîne du froid doit être maintenue pour éviter que les roses ne fanent trop vite.
Fermes et serres géantes de 5 000 ouvrières
C’est dans les années 90 que de grands groupes investissent dans des fermes florales le long de l’équateur : la compagnie fruitière états-unienne Dole Food en Amérique latine, des compagnies britanniques, néerlandaises ou indiennes au Kenya puis plus récemment en Éthiopie. Au bord du lac Naivasha, des fermes géantes peuvent employer jusqu’à 5 000 travailleurs. Ce business mondialisé de la rose a bien évidemment des conséquences sociales et écologiques. Le coût climatique n’est pas forcément le problème le plus grave : même en incluant le transport aérien vers l’Europe, une rose kényane émet six fois moins de CO2 qu’une rose néerlandaise, qui fleurit à l’abri de serres chauffées au gaz naturel [3]. « La dépense énergétique engendrée par l’achat d’un bouquet de 25 roses, équivaut à une balade en voiture de 20 kilomètres », estimait cependant un article de Terra Eco [4].
Au Sud, d’autres problèmes se posent. La ville de Naivasha a ainsi dû faire face à l’afflux de travailleurs pour les plantations et de leurs familles : en deux décennies, sa population est multipliée par 40, passant de 6 000 à 240 000 habitants ! Les infrastructures ne suivent évidemment pas. Les écoles accueillent 80 enfants par classe, les lits d’hôpitaux doivent être partagés à deux. Les tensions s’accroissent entre locaux et migrants. Et les conditions de travail dans les plantations sont particulièrement pénibles. En Colombie, « les heures de travail peuvent être longues, jusqu’à 60 heures par semaine », avec « six à dix heures supplémentaires par jour durant la saison de pointe dans les semaines précédant la Saint-Valentin », décrit en 2010 une ONG québécoise, le Comité pour les droits humains en Amérique latine (la moitié des fleurs importées par le Canada viennent de Colombie).
3 centimes par rose pour les employées des plantations
En Afrique de l’Est, les salaires des employés des serres – principalement des femmes – ne suffisent pas à couvrir les besoins de base, constate une étude de l’organisation Women Working Worldwide réalisée auprès de 38 000 femmes travaillant dans des fermes horticoles en Afrique de l’Est [5] : entre 59 et 94 dollars par mois pour une ouvrière kényane, entre 28 et 46 dollars pour une Éthiopienne. Lorsqu’un consommateur en Europe achète une rose à 1,5 €, seulement 0,03 € arrivera dans la poche de ceux qui l’ont fait pousser, soit 2% du prix de vente final. Une rose est vendue 0,12 € à la sortie de la ferme. Après son arrivée à Amsterdam, elle est achetée 0,8 € par les détaillants. Entre les deux bouts de la chaîne, le coût se répartit entre les marges des éventuels intermédiaires, ainsi que le prix du transport, surtout aérien [6].
A cette faible rémunération du travail, s’ajoutent des risques importants pour la santé, causés par l’usage intensif de pesticides et d’engrais chimiques. « En Colombie, on utilise une moyenne de 200 kilos de pesticides par hectare, soit le double de la quantité utilisée aux Pays-Bas pour la même superficie, et environ 75 fois plus que l’agriculture conventionnelle dans les pays industrialisés », pointent les Québécois. « En Équateur, nous avons observé plusieurs cas de travailleuses atteintes de cancer vers 45 ans. Comme elles n’étaient pas déclarées, elles n’avaient droit à rien », raconte Christophe Alliot, qui s’était rendu sur place dans le cadre d’une mission de Max Havelaar, l’une des principales organisations de commerce équitable. En France, pas moins de 26 herbicides, insecticides et fongicides peuvent être épandus sur les cultures de fleurs.
Vers l’assèchement du lac Naivasha ?
Les roses sont aussi gourmandes en eau : 7 à 13 litres sont nécessaires pour qu’un bouton arrive à maturité. Résultat : le niveau du lac Naivasha, où les fermes puisent leur eau, baisse inexorablement. Une baisse « qui coïncide avec le début des cultures horticoles dans la région en 1982 », estime une étude de l’Unesco, publiée en 2010. Une recherche plus récente menée conjointement par l’Université de Bonn (Allemagne) et de Twente (Pays-Bas) montre que le lac ne serait plus qu’à 60% de son volume initial. Le second lac kényan connaîtra-t-il le funeste destin de la mer d’Aral ? Le péril pèse aussi bien sur l’économie de la rose, sur les habitants de la zone, que sur les tribus pastorales masaï dont les troupeaux viennent s’abreuver sur les rives du lac. En attendant, la situation « crée des tensions entre les éleveurs et les fermes capitalistiques », pointe Christophe Alliot.
Face au risque d’épuisement de la ressource en eau et aux indignations provoquées par les conditions de travail, plusieurs groupes horticoles assurent avoir adopté des pratiques un peu plus responsables. En Suisse, une mobilisation d’organisations non gouvernementales puis un travail entrepris par Max Havelaar, avec le soutien des enseignes de grande distribution et l’appui des pouvoirs publics, ont permis à ce qu’une première ferme importante soit certifiée « commerce équitable », dès 2005 (la ferme Panda Flowers). Au Royaume-Uni, le groupe Flamingo, qui produit chaque année 120 millions de roses à Naivasha destinées au marché britannique, assure avoir diminué de moitié la consommation d’eau, réduit l’épandage de pesticides et amélioré les conditions de travail.
Invisibilité des roses labélisées
Et en France ? La PME Aquarelle, l’une des principales enseignes de vente de fleurs en ligne, se fournit directement auprès d’une demi-douzaine de fermes au Kenya et en Éthiopie [7] « Nous essayons d’être attentifs. Nous allons voir sur place. Nous travaillons avec des fermes qui tentent de ne pas utiliser de pesticides. Et quand nous ne pouvons pas rencontrer le personnel, nous ne retenons pas la ferme parmi nos fournisseurs », répond François de Maublanc, le PDG d’Aquarelle, qui reconnaît cependant ne pas avoir mis en place de charte éthique ni procéder à des évaluations objectives de ses fournisseurs. « Entre les normes objectives et ce que font les gens, il y a toujours un écart », se défend le PDG.
Plusieurs certifications existent en matière de qualité des fleurs, de critères sociaux et environnementaux [8], mais elles sont invisibles pour le consommateur. « Il existe plusieurs labels, qui ne sont pas valorisés par le marché. Dans ces conditions, il est difficile d’avoir un cercle vertueux qui entraînerait les producteurs de fleurs », explique Christophe Alliot. D’autant qu’il faut se méfier des « bonnes pratiques » un peu trop paternalistes. Investir dans des écoles ou des dispensaires autour des fermes, c’est bien. « Mais cela crée un phénomène de dépendance. Un salarié qui est en désaccord avec son employeur risque de tout perdre : son salaire, l’école pour ses enfants, son centre de santé, et parfois sa maison », prévient Christophe Alliot. « Ces certifications n’auront un effet levier que si elles s’accompagnent d’un véritable travail avec le producteur et les employés, et pas seulement d’un audit une fois dans l’année. Pour les fermes certifiées en commerce équitable, trois ans de travail ont été nécessaires pour organiser des réunions avec les salariés, leur expliquer leurs droits, leur donner envie de se syndiquer. » Aujourd’hui, 20 plantations de fleurs sont certifiées Fairtrade/Max Havelaar au Kenya, dont la ferme Oserian qui compte 4 300 salariés.
Des efforts sont donc entrepris. Mais en l’absence de labels clairs, impossible pour le consommateur de faire la différence entre une rose cultivée dans des conditions convenables et les autres. La multinationale indienne Karuturi, qui produit 580 millions de roses par an au Kenya et en Éthiopie, dont une partie est exportée vers l’Europe, a ainsi été accusée d’évasion fiscale par l’administration kényane. Depuis cet hiver, elle est aussi l’objet de grèves et de protestations de ses salariés kényans, qui dénoncent le non-paiement des salaires, l’absence de protection contre les pesticides ou le harcèlement sexuel de la part des managers. « Karuturi veille à ce que ses employés aient de bonnes conditions de travail et une rémunération équitable », a répondu la firme, par publicité interposée. Karuturi fournit-elle le marché français ? « On ne traite pas avec eux. Ce mouvement social, c’est la meilleure nouvelle qui puisse arriver », commente François de Maublanc, pour la société Aquarelle. « Quand bien même une moitié de producteurs seraient vertueux, si l’autre moitié fait n’importe quoi, cela n’est pas suffisant. C’est l’ensemble du secteur qui doit arrêter les pratiques les plus néfastes, par la régulation publique si nécessaire », conclut Christophe Alliot. Alors, quelle sorte de roses offrirez-vous à la personne que vous aimez ?
Ivan du Roy
Photo : CC Frédéric Le Gac