Ce n’est pas encore l’été, et pourtant. Au 6 juin, onze départements ont déjà pris des mesures de restriction d’eau en raison de la sécheresse. Les pluies irrégulières n’ont pas suffi, par endroits, à reconstituer les nappes souterraines. Et ce n’est qu’un début. Toutes les projections à l’horizon 2050 concluent à une nette augmentation des températures, et donc de « l’évapotranspiration » : l’évaporation de l’eau avant qu’elle aie le temps de rejoindre une nappe souterraine ou un cours d’eau. Aujourd’hui en France, un tiers seulement des précipitations contribue au débit des rivières et à l’alimentation des nappes, quand le reste s’évapore. Dans les trente ans à venir, les modélisations prévoient une baisse du débit des rivières de 20 à 40 %, et une baisse de la recharge des nappes pouvant aller jusqu’à moins 50 % [1] !
Localement, les problèmes d’approvisionnement se font déjà sentir. Sur le bassin versant de la Garonne, les « étiages », ces moments de l’année où les cours d’eau atteignent leur débit minimal, sont de plus en plus sévères en été et au début de l’automne. Le déficit actuel d’eau [2] pourrait être multiplié par cinq d’ici 2050, pour dépasser un milliard de m3 ! Les milieux aquatiques se dégradent aussi, sous l’effet conjugué de la diminution des débits et de l’augmentation de la température de l’eau [3]. Ce n’est pas seulement la question de la quantité d’eau disponible qui est en jeu, mais aussi sa qualité et la biodiversité des milieux aquatiques qu’elle recèle.
Plus des deux tiers des zones humides ont disparu
Les zones humides sont, avec les sources issues des eaux souterraines, à l’origine de chaque petit cours d’eau. Elles abritent non seulement un grand nombre d’espèces – plantes, papillons, amphibiens, reptiles... – mais elles jouent aussi un grand rôle dans la régulation des crues et l’épuration des eaux. Elles stockent l’eau en période d’abondance et la restituent lentement aux ruisseaux et rivières, ce qui les rend essentielles en fin d’étiage. Or, les centaines d’hectares de zones humides qui jalonnent de façon morcelée la Haute-Garonne, l’Ariège ou les Hautes-Pyrénées [4] sont aujourd’hui menacés par des projets d’urbanisation, de drainage ou de remblaiement. Depuis 1960, plus des deux tiers des zones humides ont disparu en France.
Quand ce ne sont pas les entreprises du BTP qui prélèvent de l’eau, d’autres font valoir leurs besoins immédiats pour refroidir les centrales électriques ou améliorer le rendement des équipements hydroélectriques. Au total, le secteur industriel consomme un quart de l’eau douce disponible en France. Le plus gros utilisateur est l’agriculture avec la moitié de l’eau consommée, et un pic à 80% lors des trois mois d’été [5]. Le reste de l’eau douce est traitée pour devenir de l’eau potable.
Barrage de Caussade : l’illustration d’une fuite en avant
A l’aune des sécheresses et pénuries d’eau qui se profilent, ce qui se joue autour du barrage de Caussade, dans le Lot-et-Garonne, illustre une forme de fuite en avant. Et annonce les tensions futures, voire les conflits ouverts, autour de la gestion des ressources en eau. Cette retenue de 920 000 m3, dont la construction est en train de s’achever, va bénéficier à une vingtaine d’exploitations agricoles. Dès 2015, un audit ministériel sur les politiques de l’eau et de la biodiversité fait état « des tensions fortes dans le département » en raison des besoins en irrigation. Ses auteurs s’inquiètent de « l’opposition offensive de la profession agricole aux politiques et polices environnementales, devenue agressive, voire anxiogène à l’endroit de ceux qui les portent ». En dépit des réserves émises par l’Agence française pour la biodiversité et le Conseil national de la protection de la nature, la préfecture publie en juin 2018 l’arrêté d’autorisation du lac de Caussade.
Alors que deux associations, France nature environnement (FNE) et la Sepanso, contestent devant la justice l’arrêté préfectoral, l’ensemble de la zone est défriché et plus de 3000 m2 de zone humide sont détruits. Début octobre 2018, un courrier des ministres de l’Agriculture et de la Transition écologique estiment le projet illégal car « pas compatible avec le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux », ce qui amène la préfète à retirer l’autorisation le 15 octobre. Malgré la plainte déposée par la préfecture de région, la chambre d’agriculture dirigée par le syndicat « Coordination rurale » poursuit les travaux qu’elle finance entièrement, pour environ un million d’euros. A l’heure où nous écrivons ces lignes, la digue est construite et le barrage commence à se remplir... Le tout avec des fonds publics.
« Des arrêtés sécheresse sont publiés, mais il n’y a plus personne pour contrôler les prélèvements »
Le barrage de Caussade « ne répond en rien à la problématique locale, qui est de partager la ressource de la manière la plus juste, pour l’ensemble des habitants d’un territoire où l’eau manque régulièrement » dénonce FNE, qui voit là un « racket de l’eau ». Il y a « des départements où les règles de gestion de l’eau ne sont plus respectées depuis des années par les chambres d’agriculture. Des arrêtés sécheresse sont publiés mais il n’y a plus personne pour contrôler les prélèvements. Caussade est révélateur d’une situation dégradée dans un département », alerte la vice-présidente de l’association, Florence Denier-Pasquier.
Un arrêté préfectoral a bien été publié le 2 mai, enjoignant la chambre d’agriculture locale à détruire sous trois mois la retenue d’eau construite sans autorisation, et à consigner dans un délai de dix jours « la somme de 1 082 000 euros correspondant aux travaux et opérations de suppression de l’ouvrage » [6]. Pourtant, depuis cette date, la retenue d’eau est toujours en place et les comptes de la chambre d’agriculture n’ont pas fondu. Entre temps, le gouvernement a publié une nouvelle instruction à destination des préfets qui vise à relancer les « projets de territoire pour la gestion de l’eau ».
Les projets de territoire, un outil pour une meilleure gestion des ressources ?
Les « projets de territoire » sont le fruit d’une longue bataille qui commence en 2011. A l’époque, Nicolas Sarkozy annonce un plan de 100 millions d’euros pour la création de nouvelles retenues d’eau et l’allègement des contraintes administratives. Au même moment, un rapport officiel montre que, sans intervention publique, les retenues d’eau « sont d’une rentabilité économique incertaine » [7]. Mais aucune stratégie et vision de long terme pour gérer les ressources en eau ne voit le jour.
Tout change au gré des valses des ministres de l’Écologie. En 2012, Delphine Batho impose un moratoire sur les aides au financement des retenues d’eau. Un an plus tard, son remplaçant, Philippe Martin, rouvre les vannes de l’irrigation et des financements publics. Puis en 2015, Ségolène Royal y ajoute des conditions : insérer ces retenues d’eau dans ces fameux « projets de territoires » qui prennent « en compte l’ensemble des usages de l’eau ». Le stockage de l’eau pour les besoins des agriculteurs est donc autorisé, mais après des concertations et l’étude des alternatives. Entretemps, le drame du barrage de Sivens, dans le Tarn, a marqué les esprits, avec la mort de Rémi Fraisse, illustrant les premiers conflits qui opposent les défenseurs des zones humides comme biens communs aux agriculteurs qui souhaitent les transformer en retenues d’eau artificielles pour leur usage privé.
« Les lobbys sont en action partout »
Un premier bilan de ces projets de territoires est conduit en septembre 2018 par les ministères de l’Écologie et de l’Agriculture [8]. Le résultat est plus que médiocre. Sur la soixantaine de projets recensés, moins de cinq ont été validés et mis en œuvre. Lourdeur de la construction du schéma d’aménagement et de gestion de l’eau, longueur des procédures administratives, contentieux... Les agriculteurs irrigants y voient « une procédure supplémentaire qui viendrait ralentir encore l’adoption de décisions qu’ils estiment urgentes ».
Le projet de territoire reste néanmoins « un bon outil d’animation locale s’il est bien au service d’une démarche de co-construction », et pas seulement pour aller chercher des subventions, estime le rapport. Problème : les lobbys de l’irrigation sont à la manœuvre pour, justement, tenter de décrocher le plus de financements publics possibles, aux dépens de la concertation et d’un usage équitable des ressources en eau en fonction des besoins.
« Les lobbys sont en action partout pour vendre des projets multi-usages avec 95 % en irrigation et les 5 % restants pour la salubrité », explique Florence Denier Pasquier, experte du droit de l’eau. « On habille le multi-usages pour maquiller le fait que c’est essentiellement un besoin d’irrigation. » Elle constate une poussée permanente des lobbys pour surdimensionner les prélèvements en eau, y compris dans les territoires qui en manquent. Cela leur permet d’obtenir davantage de financement des agences de l’eau ce qui, dénonce Florence Denier-Pasquier, est « un dévoiement de l’utilisation des finances publiques ».
Faire entendre les voix de tous les usagers
Comment faire en sorte que d’autres voix soient entendues dans la gestion commune de l’eau ? C’est tout l’enjeu du dialogue citoyen mené actuellement par le département de Haute-Garonne, dans le cadre du projet de territoire « Garonne-amont ». La concertation est menée dans un climat « de fortes tensions climatiques et sociales concernant des projets de gestion de l’eau qui, par le passé, ont été mal conçus et conflictuels » souligne Jean-Stéphane Devisse, directeur associé de Médiation et environnement, en charge de la coordination du groupe local Garonne Amont. « Sivens, Charlas [du nom d’une grosse retenue d’eau qui n’a finalement pas été construite du fait des oppositions, ndlr] et Caussade sont trois noms qu’il faut éviter de prononcer ! »
Pour éviter un public d’habitués, un panel citoyen est tiré au sort. 3000 courriers ont ainsi été adressés à des résidents du territoire tirés au sort, au prorata du nombre d’habitants par communes, leur demandant s’ils souhaitaient participer au dialogue citoyen. 150 ont répondu spontanément. « Nous avons fait en sorte que ce panel soit le plus équilibré possible du point de vue de la parité, de la diversité géographique, des catégories socio-professionnelles, des classes d’âge », précise Jean-Stéphane Devisse. Leurs niveaux de connaissance sur les fleuves et rivières étant très différents, des sessions ont été organisées sur le fonctionnement des cours d’eau. D’ici début juillet, ce panel devra rendre un avis écrit, nourri de leur variété de profils, à la maitrise d’ouvrage qui devra transformer leurs recommandations en actions concrètes.
« Étudier au préalable toutes les alternatives »
En parallèle, des ateliers thématiques plus classiques sont organisés, un site internet a été mis en place pour recueillir des contributions et des rencontres avec les habitants sont initiées par la médiation environnementale. « Une synthèse de tout ce qui a été dit et écrit, que ce soit lors des ateliers ou en ligne, sera produite et va nourrir considérablement l’acteur public pour prendre sa décision », résume David Prothais, qui conseille les collectivités françaises dans l’organisation de concertations [9]. « Il y a une chose que le panel a parfaitement comprise, c’est que les petites économies d’eau ne suffiront pas », complète Jean-Stéphane Devisse. « Et ce n’est pas une retenue comme celle de Caussade qui est à la hauteur de l’enjeu. »
« Le stockage de l’eau ne peut pas nous sauver de tout, confirme Florence Denier-Pasquier. Si on fait des ouvrages, il faut étudier au préalable toutes les alternatives » Il apparait essentiel que des études hydrologiques poussées sur l’état des ressources soient réalisées en amont. S’interroger sur les modèles et les pratiques agricoles est également incontournable (notre article). Les collectivités locales ont aussi un rôle majeur à jouer pour lutter contre l’imperméabilisation des sols. « Face à des acteurs qui veulent s’affranchir de toute concertation, l’État doit prendre ses responsabilités prévient Florence Denier-Pasquier. Si on continue la course à l’eau, cette course à l’appropriation, les guerres de l’eau vont se multiplier. »
Sophie Chapelle
Photo : WikiMedia / NRCS Montana
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