Démocratie

Face au secret des affaires, comment mieux protéger les lanceuses et lanceurs d’alerte ?

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par Rédaction

Depuis l’adoption en 2018 de la « loi secret des affaires » voulue par Emmanuel Macron, « les avocats d’affaires peuvent s’en donner à cœur joie pour faire condamner les lanceurs d’alerte », avertit Marie-Christine Blandin, à l’origine de la première loi visant à les protéger.

Combien sont-ils, chercheurs notamment, à s’être exprimés sur un danger et à avoir vu leur institution se retourner contre eux ? Le toxicologue André Cicolella, qui travaillait à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), a dénoncé publiquement en 1994 la dangerosité de quatre éthers de glycol. Il a été licencié pour faute grave. Il fallut attendre une décision en cour d’appel et en chambre sociale de la Cour de cassation pour que soit affirmée la liberté d’expression du chercheur et qu’il puisse réintégrer sa profession. Un autre scientifique, Pierre Meneton, spécialiste des maladies cardio-vasculaires, a dénoncé en 1999 les méfaits de la surconsommation de sel. Le comité des Salines de France l’a traîné en justice sans que son organisme de recherche, l’Inserm, ne le défende.

Portrait de Marie-Christine Blandin
Marie-Christine Blandin
Sénatrice écologiste honoraire, à l’origine de la première loi sur les lanceurs d’alerte.
Photo ©Jean-Luc Cornu

Si les lanceurs d’alerte ne sont pas épaulés par leurs proches, par des associations et par des avocats de qualité, ces poursuites en justice rendent très vulnérables. Beaucoup de chercheurs ont ainsi été discrédités avant d’être réhabilités.

Pour les protéger, j’ai porté en 2013 la première « loi relative à la protection des lanceurs d’alerte » qui portait sur l’environnement et la santé – deux champs thématiques que je maîtrise. « Toute personne physique ou morale a le droit de rendre publique ou de diffuser de bonne foi une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît faire peser un risque grave sur la santé publique ou sur l’environnement », précise le premier article de cette loi.

Des mesures prévues uniquement pour les salariées

Trois ans plus tard, la « loi Sapin 2 » a réduit les lanceurs d’alerte aux employées qui, au sein de leurs entreprises, essaient d’alerter leur hiérarchie et qui, s’ils n’y parviennent pas au bout d’un an, ont le droit de le dire publiquement. Les riverains par exemple ne sont pas protégés car non salariés. Je pense notamment à Valérie Murat, qui a divulgué la présence de pesticides dans les vins dits à « Haute Valeur Environnementale » (HVE) : poursuivie pour « dénigrement » par le conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux, elle a été condamnée en première instance à 125 000 euros d’amende. La « loi Sapin » de 2016 ne prévoit pas ce cas hors entreprise ou administration et n’offre alors aucune protection.

Cette loi a gommé le droit du citoyen au profit d’une définition restrictive du lanceur d’alerte. Les délais de réponse à une alerte, en deçà desquels il faut se taire, ont été imaginés par Bercy et sont incompatibles avec l’urgence d’une fuite de mercure par exemple.

Heureusement, la « loi Waserman » de 2022, qui est une transposition de la directive européenne de 2019 sur la protection des lanceurs d’alerte, a supprimé les incongruités de la loi Sapin 2. Elle a notamment élargi la protection aux « facilitateurs » à savoir les syndicats et associations. La « loi Waserman » est protectrice. Elle précise bien qu’il y a « irresponsabilité pénale en cas d’atteinte à un secret protégé par la loi si cette divulgation est nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause » [1].

L’impasse du secret des affaires

Le problème est que la « loi sur la protection du secret des affaires », adoptée en 2018 et voulue par Emmanuel Macron, dit tout le contraire. Dans son article 153-2, il est écrit : « Toute personne ayant accès à une pièce ou au contenu d’une pièce considérée par le juge comme couverte ou susceptible d’être couverte par le secret des affaires, est tenue à une obligation de confidentialité lui interdisant toute utilisation ou divulgation des informations qu’elle contient ».

Les avocats d’affaires peuvent donc s’en donner à cœur joie en s’appuyant sur cette loi pour faire condamner les lanceurs d’alerte. La pneumologue Irène Frachon fit éclater le scandale du Mediator, produit par les laboratoires Servier, avant l’adoption de cette loi sur le secret des affaires. En révélant la présence de molécules d’amphétamines dans la formulation de ce médicament, elle se trouverait placée aujourd’hui sous l’interdiction de divulguer ces informations relevant du secret des affaires. Cette loi est une vraie épine dans le pied des lanceurs d’alerte.

L’association française des malades de la thyroïde s’est émue que l’Agence nationale du médicament (ANSM) ne lui donne pas toutes les informations concernant le Lévothyrox, qui leur causait de nombreux troubles. L’ANSM aurait refusé en plaidant le secret des affaires, ce qu’elle nie maintenant [2]. Cette agence est aujourd’hui visée par une action collective de quelque 1100 plaignants et a été mise en examen en décembre 2022 pour « tromperie ».

Supprimer les atteintes liberticides

Il y a urgence à ce que le Parlement supprime les atteintes liberticides qui figurent dans la « loi secret des affaires ». Il est aussi impératif que toute alerte émanant de toute citoyenne puisse être prise en compte, et qu’il soit clair que la procédure ne se résume pas à une procédure interne aux administrations ou entreprises. Face à des pollutions ou à des atteintes potentielles à la santé, les lanceurs d’alerte ne sont pas des gens qui jouent contre leur camp.

Ce sont de modestes citoyennes qui contribuent à la santé publique et à la sauvegarde de notre environnement, face à des cas souvent graves et pernicieux, qui par négligence ou complaisance sont passés au travers des mailles du filet protecteur réglementaire. Et il ne suffit pas de protéger le lanceur d’alerte qui relève de la mission du Défenseur des droits. Il faut aussi garantir l’instruction de cette alerte.

L’alerte est un droit, mais aussi un devoir qui figure dans le Code du travail [3], en cas d’atteinte aux droits des personnes, de danger grave et imminent, et de risques graves sur la santé publique et l’environnement. Toutes les collectivités de plus de 10 000 habitants, les administrations et entreprises de plus de 50 salariées doivent tenir à disposition le protocole et les supports pour recueillir une alerte en garantissant l’anonymat.

Actuellement, tout citoyen témoin de quelque chose de dangereux ou à risque majeur avéré, a intérêt à se rapprocher d’une association compétente en la matière pour ne pas commettre d’erreur dans la procédure de signalement. Le moindre mot mal choisi peut donner du grain à moudre à l’administration ou à l’entreprise qui poursuivra la personne et gagnera en justice sur dénigrement, calomnie ou diffamation. Il faut être bien entouré, à la fois pour évaluer sérieusement si c’est une alerte qui mérite d’y mettre toute son énergie, pour bien la définir, et pour être conseillé dans la manière de divulguer et dans le protocole à suivre.

Marie-Christine Blandin, sénatrice écologiste honoraire, à l’origine de la première loi sur les lanceurs d’alerte.

Propos recueillis par Sophie Chapelle

Photo de une : Extraits du Hors-série Politis & Basta!, « Lanceuses et lanceurs d’alerte : pourquoi on ne les entend pas ? » (octobre 2022). Il est encore possible de le commander sur Politis.fr

P.-S.

Les 8e rencontres annuelles des lanceurs d’alerte se tiennent du 10 au 12 novembre 2023 en région parisienne. Plus d’informations : https://lanceurs-alerte.fr/

Notes

[1Un bémol cependant dans la loi Waserman de 2022. Elle indique qu’il ne faut « pas porter atteinte aux intérêts de la défense et de la sûreté nationale ». La rédaction est floue. Si Edward Snowden, qui a dénoncé une surveillance de masse par internet, avait été Français, il ne serait pas protégé. Même chose pour Chelsea Manning qui a dénoncé aux États-Unis les exactions de l’armée sur les civils irakiens.

[3Un salarié doit immédiatement alerter son employeur « s’il estime, de bonne foi, que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l’établissement font peser un risque grave sur la santé publique ou l’environnement » (art. 4133-1 du Code du travail).