À la descente du bus ce dimanche-là, les rues de Navarro sont quasi-désertes. Au bout de quelques minutes, un remis – un taxi argentin – apparaît sur la route. À l’évocation du nom de Gaia, le chauffeur ne demande pas plus de précisions et nous embarque sur un chemin de pampa. Dans cette ville de 9.000 habitants située à 120 kilomètres de Buenos Aires, tout le monde connaît l’écovillage Gaia. Il y a 14 ans, les membres de l’association du même nom ont acheté un terrain d’une vingtaine d’hectares à sept kilomètres de Navarro. « Ceux qui connaissent Gaia étaient assez circonspects au début, se souvient le chauffeur de taxi, mais maintenant ils se disent que s’ils veulent vivre différemment, c’est un choix, et ils le respectent. »
Au bout d’une piste non goudronnée, une clôture signale la fin d’une zone entièrement dédiée aux automobilistes et le début du sentier qui mène à l’écovillage. Après avoir pénétré une forêt verdoyante, on traverse des clairières richement plantées d’arbres fruitiers. Un peu plus tard, Gustavo Ramírez, l’un des fondateurs de l’association, précisera qu’ils cultivent au cœur des 3,5 hectares de forêt, 850 arbres fruitiers de 40 variétés différentes. À l’orée du bois, des habitations à la beauté singulière se découpent ; les murs en pisé de ces maisons affichent les couleurs brunes de la terre cuite.
Militer activement pour le changement
La démarche assurée, Silvia Balado vient à notre rencontre. Thérapeute, elle vit ici depuis le début du projet, qu’elle a initié avec Gustavo, son compagnon. Pour elle, « Gaia est une proposition de vie soutenable mise en pratique, une manière de militer activement pour le changement de monde dont nous rêvons ». Une expérience ouverte à l’ensemble des personnes désireuses d’apprendre, de rechercher et de vivre d’une façon différente. Attablées autour d’un menu maison avec tartes salées et salade du jardin, plus d’une quinzaine de personnes sont venues pour quelques heures renouer avec « l’alternative authentique et réelle ». Le dimanche est l’une des deux journées réservées aux visites guidées.
Le reste du temps, les douze habitants permanents de Gaïa partagent ce centre de vie et d’apprentissage avec ceux venus participer aux cours et ateliers. D’une durée de deux jours à une semaine, ces formations payantes, principales sources de revenu de la communauté, vont de la permaculture (pratiques agricoles pérennes) à la construction naturelle, en passant par les énergies renouvelables et la cuisine bio, et même... la vie communautaire ! « Nous nous organisons comme une communauté égalitaire, explique Gustavo, mais ce type d’organisation sociale, avec ses relations interpersonnelles, la résolution des conflits et la prise de décisions, est un défi quotidien. » S’il prône notamment « une économie communautaire », Gustavo reconnaît qu’« il y a aussi des personnes qui conservent leurs économies personnelles ».
Une vie monastique ?
Jusqu’à présent, Gustavo et Silvia ont vu de nombreuses personnes désireuses de s’installer à Gaia sur le long terme qui sont finalement reparties au bout de quelques semaines. « Vivre à Gaia requiert beaucoup de travail sur soi et de dévouement, la vie ici est parfois perçue comme celle d’un éco-monastère, » admet Silvia en souriant. Renoncer à ses biens privés pour aller vers un travail commun, au profit de chacun, relève encore du défi pour beaucoup.
La cinquantaine, Monica a décidé de venir s’installer dans l’écovillage en janvier dernier. Depuis 2005, elle venait régulièrement passer quelques jours dans ce lieu « par goût pour la nature, mais pas forcément pour l’écologie », tient-elle à préciser. Elle se dit heureuse d’avoir fait ce choix même si elle reconnaît qu’il n’est pas dénué de contradictions. Travaillant à Buenos Aires, elle fait chaque jour plus de 200 km en voiture. Dans les prochaines semaines, Monica n’écarte pas l’idée de vivre quatre jours à Buenos Aires et trois jours dans la communauté. Son compagnon qui l’a rejoint pour le week-end considère la vie à Gaïa « comme un changement radical encore plus difficile à assumer lorsque l’on vieillit ».
Autosuffisance énergétique
Mais pour Gustavo, ce changement relève non plus d’un idéalisme utopique mais d’« une urgence environnementale ». Avec force et patience, il a construit avec les habitants de Gaia, mais aussi avec l’appui des volontaires et stagiaires, un espace harmonieux et d’une grande beauté où coexistent habitat et réserve de biodiversité. 92% de l’électricité est produite par des éoliennes domestiques, le reste provient de panneaux photovoltaïques. Au moyen de fours solaires paraboliques et de collecteurs solaires, les habitants de Gaia utilisent cette énergie pour cuisiner végétarien.
Dans l’espace « agroforestier », 650 variétés de céréales, légumes et plantes médicinales sont maintenues et cultivées, estime Gustavo. Qu’il parle d’activité économique, d’habitat ou d’organisation sociale, Gustavo revient toujours à l’idée de permaculture. Pour lui, nul besoin de labour, de pesticides ou d’engrais chimiques. « Il nous faut concevoir l’écosystème comme un cycle continu, sans déchet, et c’est la raison pour laquelle nous copions le plus possible la nature dans ce système agroforestier. Notre seul investisseur est la "pachamama", la terre-mère, qui donne tout en échange d’intérêts nuls. »
Des bâtiments à l’architecture durable
L’architecture des bâtiments a aussi été pensée pour ne générer aucun coût ni pollution. Ainsi, prend-elle en compte les différentes inclinaisons du sol pour que les logements soient frais en été et chauds en hiver. Des ouvertures orientées côté nord, un auvent qui permet le passage des rayons du soleil en hiver et les retient en été quand le soleil est plus haut dans le ciel. Et pour préserver une banque de semences dans l’un des bâtiments, une température de 18°C à l’intérieur toute l’année, même lorsque l’on atteint les 35°C en extérieur. Une différence thermique également permise par la cire d’abeille, les imperméabilisants naturels et les pigments foncés intégrés aux étages en pisé qui absorbent la chaleur.
Dans les coins des maisons aux courbes délicates, du bois, des branches, du verre coloré et de l’argile en relief composent la texture des murs. Sur le toit, un mélange de pâturage sec et d’argile assurent l’isolation. À l’intérieur, le choix des toilettes sèches apparaît comme une évidence. L’urine quotidienne, diluée en eau, est utilisée pour arroser, et les excréments solides, une fois transformés en humus, sont incorporés au jardin et au système agroforestier. Parmi les dernières réalisations, un lieu de vie en commun a été construit : « cela évite que chaque maison ait son propre système de chauffage, de machine à laver et de traitement des eaux usées », décrit Gustavo.
Simplicité volontaire
Loin des pressions du consumérisme, Gustavo prétend vivre dans l’abondance. Mais les habitants de Gaia ne cherchent pas l’autosuffisance, continuant par exemple à acheter une partie de leurs aliments. Sur ce point, Silvia est sans appel : l’autosuffisance à 100% constitue un leurre. Elle implique une vie de simplicité absolue. « L’enjeu n’est pas l’autosuffisance mais la soutenabilité, qui inclut l’échange et la considération que d’autres personnes produisent des choses que l’on ne peut pas faire, », explique-t-elle. La différence est claire entre austérité et simplicité volontaire, dans laquelle elle se reconnaît complètement : « c’est apprendre que les nécessités de base sont très simples et qu’elles sont l’essence du bonheur et de l’abondance. En se dépouillant des besoins que le système nous met dans la tête et qui ne sont ni vrais ni authentiques, on se rend compte que l’on peut être heureux avec très peu. »
Gaia a sa propre école et maintient des liens étroits avec une école pédagogique alternative à quelques kilomètres. « Plus que leur enseigner, nous accompagnons les enfants dans leurs découvertes », affirme Silvia. Elle est convaincue qu’il est plus facile pour les enfants de vivre ainsi « parce qu’ils sont purs et pas encore traversés par le système ». « Face à la folie de la société capitaliste, nous construisons un nouveau type de société, renchérit Gustavo. Gaia est une sorte d’université où se concentrent la recherche, la vie et l’enseignement dans un espace-temps, pour générer la base d’un nouveau paradigme en harmonie avec la planète. »
Venu de la Plata, une ville à plus de 130 kilomètres de Navarro, Mariano s’apprête à repartir de Gaia avec plus de questions qu’à son arrivée. Accompagné par sa femme et ses deux enfants, il ressentait le besoin de venir dans cet écovillage pour assouvir une recherche intérieure : « cela fait plus d’un demi-siècle que l’on nous forme en nous déconnectant totalement de la terre. C’est difficile de rompre avec ce système mais c’est possible ». S’enfonçant avec sa famille dans la forêt, Mariano réfléchit à devenir « socio », membre de l’association Gaia, afin de s’établir dans l’écovillage. Et de voir si lui et sa famille, une fois cooptés par les membres de l’association, seront capables de franchir le pas.
Sophie Chapelle
Photos : Sophie Chapelle et association Gaia