Entretien

France Travail : « La pression mise sur les chômeurs n’a pas d’effet significatif sur le retour en emploi »

Entretien

par Ludovic Simbille

Ce 1er janvier, Pôle emploi est devenu France Travail. Derrière le changement de nom se cache plus de contrôle sur les chômeurs. Mais contrôler plus ne fait pas baisser le chômage, défendent les sociologues Jean-Marie Pillon et Luc Sigalo Santos. Entretien.

Basta! : En quoi s’intéresser aux contrôles des chômeurs permet de comprendre les enjeux politiques de gestion du chômage ?

Jean-Marie Pillon [1] : Depuis l’aide au chômeur au début du 20e siècle, il y a toujours eu des dispositifs pour vérifier que les personnes qui recevaient des aides financières n’étaient pas des « mauvais pauvres », des oisifs. Pendant les Trente Glorieuses, il s’agissait de savoir si les chômeurs n’étaient pas des « travailleurs au noir » : s’ils bénéficiaient d’une aide alors qu’ils travailleraient par ailleurs. Dans les années 1980, on assiste à une individualisation du traitement du chômage : est-ce que la personne est « dynamique », engagée dans sa recherche de travail ?

Ce n’est plus une question globale d’offre et de demande sur le marché du travail, la responsabilité du chômeur lui-même est convoquée et aboutit à une intensification du suivi par l’ANPE [Agence nationale pour l’emploi, ancêtre de Pôle emploi puis France Travail, ndlr] et à une contractualisation des objectifs de recherche d’emploi. Cela aboutira au Plan d’aide au retour à l’emploi (Pare) en 2001, puis en 2005 au suivi mensuel personnalisé.

En 2008, suite à la fusion de l’ANPE et de l’Assedic [en charge des indemnisations chômage, ndlr] dans Pôle emploi, le même conseiller doit tout faire : indemniser, accompagner, contrôler. Forcément, cela ne marche pas parce que ce n’est pas le même métier. À partir de 2013, le contrôle des dossiers est alors confié à des équipes dédiées.

Luc Sigalo Santos [2] : L’étude du contrôle des chômeurs révèle une volonté de reprise en main politique de l’état-major de Pôle emploi. Faire contrôler par des plateformes régionales arrimées à la direction nationale a été une façon de contourner les résistances du réseau. Au départ, les ex-ANPE ne voulaient pas devenir des « flics », comme ils disaient. Cela contrevenait à leur morale professionnelle d’aide aux usagers. Et les ex-Assedic n’étaient pas très enthousiastes en raison de la charge de travail supplémentaire.

Aujourd’hui encore, tous les conseillers ne souhaitent pas être les adjoints des contrôleurs. En témoigne la part des contrôles à l’instigation des conseillers en charge de l’accompagnement qui stagne, alors qu’une pression est exercée pour qu’elle augmente. Entre 2021 et 2022, il y a eu une hausse de 25 % des contrôles à réaliser. Il y a aussi de plus en plus de contrats courts à Pôle emploi. Sans être tous d’accord avec les orientations coercitives, les agents se projettent et s’engagent donc moins dans des combats collectifs.

Ces choix-là, d’abord expérimentaux, ont été faits par le ministre socialiste Michel Sapin, d’abord discrètement avant d’être généralisés en 2015 par son successeur François Rebsamen à grand renfort d’annonces médiatiques. La conjoncture économique n’est alors pas très bonne. François Hollande promet d’inverser la courbe du chômage et Manuel Valls fait des déclarations d’amour au Medef. Il s’agit alors de s’assurer que les gens cherchent bien du travail.

Courrier menaçant, ateliers obligatoires, justificatif de recherche d’emploi sous peine de radiation… Vous montrez que le « suivi personnalisé » de l’usager brouille la frontière entre accompagnement et contrôle…

Jean-Marie Pillon : Tout l’enjeu de la pression mise sur les chômeurs réside dans cette frontière entre aide et obligation. Ces « politiques aiguillon » que l’on retrouve dans les réformes de l’assurance chômage font l’objet d’une large communication afin que les gens soient au courant. De quoi ? D’un risque de radiation, la suspension ou de perte d’allocation. Comment ? En modifiant leur comportement afin qu’ils correspondent à la définition que l’institution donne d’un chômeur “actif”.

Cela peut apparaître paradoxal, car ce qui est visé n’est pas forcément la coercition en elle-même mais une forme de discipline. À Pôle emploi, un contrôle, c’est ouvrir un dossier ou rencontrer un usager pour examiner sa « démarche active d’emploi ». Ce qui fait office de preuve c’est de contacter des employeurs, déposer des CV… Pôle emploi considère sincèrement qu’il a un rôle à jouer dans l’apprentissage du monde de l’entreprise auprès des personnes qui n’arriveraient pas à s’en sortir sans eux.

Luc Sigalo Santos : À partir des années 2000, la frontière tend à se brouiller notamment parce que l’Unedic demande que le service public de l’emploi vérifie davantage le bien-fondé du versement des prestations. Dès 2001, les rendez-vous ne se font plus à la demande des usagers, ceux-ci sont « convoqués » par l’institution. Le suivi est conçu comme un outil de monitoring, de surveillance des chômeurs. Plus récemment, un mouvement inverse, mais de même nature s’est produit : le contrôle est présenté comme un nouvel « outil de redynamisation » de la recherche d’emploi.

Shéma publié par un Pôle emploi. 7h45 : on se réveille, avec un petit exercice pour « booster » notre motivation ; 8h30 : on réfléchit à nos objectifs sous la douche ; 9h15 : on relance les employeurs, etc.
La « journée type d’un demandeur d’emploi »
Un schéma publié par un Pôle emploi régional en 2017.

Depuis 2018, Pôle emploi explique ainsi que le contrôle est aussi une façon pour l’institution de tenir ses promesses d’accompagnement pour rattraper des gens découragés. Les contrôleurs, parfois présentés comme des « conseillers bis » disent eux-mêmes « les gens n’ont pas obligation de résultat, ils ont obligation de moyens ». Ils doivent jouer le jeu institutionnel, en démontrant qu’ils sont allés à un salon professionnel, qu’ils ont candidaté à des offres… Qu’ils trouvent ou non, il doit y avoir des traces. Cela survalorise les canaux formels alors que la recherche de travail est souvent informelle, surtout pour les métiers les moins qualifiés. Cela crée une double recherche : celle réelle et celle pour Pôle emploi. Ce qui est très chronophage.

En 2018, une étude Pôle emploi affirmait que les personnes contrôlées retrouvaient davantage un travail. Pourtant, « la sanction n’a jamais été un levier de motivation », concède un cadre d’agence dans votre livre. Quelle est l’efficacité de cette surveillance sur le retour à l’emploi ?

Jean-Marie Pillon : Pôle emploi diffuse des chiffres pour alléguer de son efficacité mais très peu sur cette question. Cette unique publication de 2018 dit qu’à profils similaires, le taux de retour à l’emploi serait de 31 % pour les personnes contrôlées contre 28 % chez celles non contrôlées. Il y aurait donc une petite prime au contrôle. Le problème est que cet écart tombe à 1 point (entre 9 et 10 %) si l’on regarde seulement les emplois durables. Il n’y a donc pas d’effet majeur dans les trajectoires des personnes sauf à se satisfaire de petits boulots, alimentaires et temporaires.

Luc Sigalo Santos : Sachant que la définition de l’emploi durable retenue comprend des CDD de six mois… Il n’y a donc pas d’effet significatif ou bénéfique de ces dispositifs. Et on ne sait pas dans quelles conditions se font ces reprises d’emplois. Il n’y a par ailleurs pas suffisamment de contrôle de la qualité ou même de la légalité des offres. C’est un vrai sujet vu le nombre d’annonces doublon, mal payées ou de très courtes durées. Plus généralement, il y a une volonté d’ajuster le comportement des chômeurs aux dispositifs façonnés et financés par Pôle emploi. Les attentes des employeurs sont filtrées par la conception du marché du travail que l’institution produit.

Pourtant, Emmanuel Macron annonçait un durcissement des règles et des contrôles lors des dernières réformes de chômage censées atteindre le plein-emploi. « Il faut s’assurer qu’il n’est jamais plus rentable de ne pas travailler que de travailler », déclarait-il.

Luc Sigalo Santos : Dans ses annonces de novembre 2021, Emmanuel Macron établit un lien de cause à effet entre une manne d’emplois non pourvus et des chômeurs suspectés de ne pas suffisamment chercher, alors qu’il suffirait de « traverser la rue ». Rien ne le démontre. Les seules données fiables sont celles de la Dares. Au troisième trimestre 2023, il y a 350 600 emplois vacants. Au même moment, il y a douze à quinze fois plus d’inscrits à Pôle emploi.

En raisonnant de manière simplement arithmétique, l’idée selon laquelle les chômeurs se complaisent dans leurs indemnités alors qu’il y aurait une manne colossale d’emplois est démentie. D’ailleurs, si parmi l’ensemble des contrôles, « seulement » 15 % aboutissent à une radiation, c’est notamment parce que la très grande majorité des chômeurs cherche activement un emploi. On cite toujours les 3 millions de catégorie A des inscrits à Pôle emploi qui n’ont pas travaillé, mais il y a aussi les plus de 2 millions chômeurs de catégorie B et C qui travaillent.

Jean-Marie Pillon : En réalité, tout le monde « traverse déjà la rue ». La figure du chômeur permanent mise en avant pour justifier un durcissement des règles n’existe pas vraiment. Nombre de chômeurs bossent déjà et sont des travailleurs intermittents. 60 % des inscrits depuis trois ans ont travaillé le mois précédent.

Depuis la crise sanitaire, le gouvernement considère que les chômeurs doivent rester sur les métiers en tension quand ils y ont de l’expérience. Près d’un contrôle sur deux, voire plus selon les régions, porte sur ces secteurs. C’est massif. Le contrôle participe à maintenir les gens dans ces secteurs-là puisqu’on ne les laisse pas chercher ailleurs ou se réorienter. Si vous êtes soignante, vous devez retourner au soin. Serveur ? dans la restauration, etc.

Alors que le gouvernement presse les chômeurs d’aller vers ces « métiers en tensions » en proie à une « pénurie de main-d’œuvre », vous revenez sur ces notions ?

Jean-Marie Pillon : Au moment des négociations sur cette réforme, le ministère du Travail en partenariat avec Pôle emploi, menait des enquêtes sur les causes de ces tensions [3]. Leurs données, fournies au gouvernement, ont montré qu’il n’y avait pas de manque de main-d’œuvre lié à des refus d’emploi. L’essentiel s’expliquait par le fait que les employeurs recrutaient tous en même temps. Du côté des employeurs, c’est moins précis : on a des sondages, repris par le gouvernement et la presse, qui repose sur des déclarations patronales sur les difficultés de recrutement qu’ils ressentent. Cela ne veut pas dire impossibilité de recruter.

Une des questions jamais posées, c’est la sélectivité des employeurs, leurs besoins et les places qu’ils proposent. Ils veulent des personnes tout de suite opérationnelles. Ce à quoi ils sont confrontés, c’est surtout des difficultés à trouver de nouveaux candidats dans des secteurs où il n’y a pas eu de réelle réflexion sur les conditions de travail. Ces métiers-là sont en tension parce que le travail y est pénible, le turn-over important, poussant les employeurs à devoir recruter plus fréquemment et trouver de nouveaux viviers de main-d’œuvre peu expérimentés. Cela conduit à des discours du type : « ceux que m’envoient Pôle emploi sont mauvais » ou « les jeunes ne veulent plus travailler ».

Pôle emploi va devenir France Travail. Que va changer l’obligation d’au moins 15 heures d’activités hebdomadaires pour les inscrits sur cette nouvelle plateforme ?

Luc Sigalo Santos : On ne sait pas grand-chose à ce jour sur la façon dont les contrôles vont se déployer dans ce nouveau cadre. Aujourd’hui, la principale cause de radiations, appelée « gestion de la liste » en interne, repose sur l’absence à un rendez-vous, bien devant le défaut de recherche d’emploi. Il est prévu que France Travail remplace cette sanction, présentée comme mécanique, inhumaine, automatique, par le contrôle de recherche d’emploi, réputée plus individualisée et contradictoire, parce qu’elle implique une possibilité de recours pour le chômeur. L’hypothèse la plus probable à ce stade est donc celle d’une généralisation des obligations aujourd’hui faites aux seuls chômeurs, que l’on décrit dans le livre, à une population bien plus large, plus disparate, plus paupérisée. Peut-être que tout le monde finira par travailler, mais la part de travailleurs pauvres augmentera.

Couverture du livre Chômeurs vos papiers
Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage ?, Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois, Hadrien Clouet, Éditions Raisons d’Agir, 2023.

Jean-Marie Pillon : France Travail peut se lire comme l’aboutissement de la politique du chômage des quarante dernières années. À l’origine, on avait droit à une prise en charge sociale (le revenu minimum d’insertion) quand on était tombé dans les « trous de la raquette », avant d’être éventuellement envoyé sur le marché du travail sur des emplois d’insertion adaptés. Avec France Travail, c’est « tout le monde en emploi ! » Au cas par cas, certaines personnes pourront faire valoir un « empêchement légitime ». Ce n’est peut-être pas une marche forcée vers l’employabilité, mais ne pas participer au marché du travail devient dérogatoire.

C’est difficile de ne pas y voir une intention politique liée à l’objectif affiché de plein-emploi, celle de pouvoir enfin mettre en emploi les seules personnes qui manquent à l’appel : allocataires au RSA, jeunes ou personnes en situation de handicap. S’ils arrivent à décrocher un emploi, même précaire, même très court, le taux de chômage au sens du Bureau international du travail va baisser. Cela permet de présenter un bilan favorable aux investisseurs internationaux avec un coût politique plutôt faible : les victimes de ces politiques ne sont pas vos électrices.

Cette réforme du RSA s’inspirerait des politiques allemandes des années 2000 sous Gerhard Schröder, d’après le journal Die Tageszeitung. « La France, c’est l’Allemagne en mieux », comme le titrait récemment l’hebdomadaire germanique de référence Der Spiegel ?

Luc Sigalo Santos : Emmanuel Macron s’inspire des réformes Hartz en Allemagne [4] Ce modèle social consiste en gros à dire : mieux vaut un travail sans protection sociale, mal payé, que pas du travail du tout. Il l’avait dit dans un entretien à Mediapart à propos des chauffeurs Uber. Les questions de pauvreté et de conditions de travail sont complètement liées aux politiques de chômage et d’emploi, mais elles ne sont jamais ou presque pensées ensemble. Les conditions de travail sont renvoyées à des conférences sociales ultérieures. Alors même qu’un tiers des Français considèrent que le travail nuit à leur santé, physique ou psychique.

Jean-Marie Pillon : En Allemagne, les réformes Hartz ont entraîné une forte diminution du chômage. Mais cela a aussi contribué à une baisse du salaire médian, une baisse encore plus forte des salaires les plus bas alors même que les plus hauts salaires augmentaient. On peut tirer du cas allemand la leçon suivante : forcer les classes populaires à reprendre un emploi, même court, mal payé, et compliquer leur accès à la protection sociale, a des effets majeurs sur l’ensemble de la population active. Cela tire mécaniquement l’ensemble des salaires vers le bas en réduisant les capacités de négociation des salariés en emploi pour les populations qui sont déjà les moins bien rémunérées.

Les chômeurs sont moins susceptibles « de constituer une majorité politique capable de bloquer la réforme dans la mesure où ils moins nombreux et souvent moins organisés », écrit en 2006 l’OCDE que vous citez [5]. Est-ce à dire que les attaques contre les chômeurs visent à affaiblir l’ensemble du salariat ?

Jean-Marie Pillon : La cause des chômeurs est aussi celle des travailleurs parce qu’une part très importante des travailleurs est exposée au chômage. Rendre la vie des chômeurs plus difficile, c’est fragiliser l’ensemble des personnes qui sont dans ces espaces-là du marché du travail.

Luc Sigalo Santos : Compliquer la vie des chômeurs a des effets y compris pour des gens en emploi. Avec cette pression mise sur les chômeurs qui dépendent de métiers en tension, s’engager par exemple dans une reconversion professionnelle devient de moins en moins possible, ce qui peut contribuer à figer la structure professionnelle et à renforcer les inégalités sociales.

Recueilli par Ludovic Simbille

Dessin : Rodho

Notes

[1Jean-Marie Pillon est maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine.

[2Luc Sigalo Santos est maître de conférences en sciences politiques à l’université d’Aix-Marseille.

[3« Les tensions sur le marché du travail en 2022 », Dares résultats, novembre 2023.

[4Mise en œuvre entre 2003 et2005.

[5Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2006 : Stimuler l’emploi et les revenus.