Au Samu social, des salariées « virées » parce qu’elles sont voilées

par Rozenn Le Carboulec

Exclues par un acteur majeur de la lutte contre l’exclusion : c’est ce à quoi sont confrontées des salariées du Samu social de Paris. Plusieurs employées portant le voile y sont poussées vers la sortie. Raison invoquée : la laïcité.

« Certaines d’entre nous, et c’est mon cas, sont venues travailler au Samu social de Paris parce qu’on pouvait y porter le voile. » Lors de sa recherche d’emploi, il y a quelques années, Samia* avait le choix entre cet acteur incontournable de la lutte contre l’exclusion et une entreprise lui offrant une meilleure rémunération. À condition qu’elle retire son voile. Alors la jeune femme a opté pour le Samu social, « pour être libre ». C’était sans compter un changement de cap à venir, que tout le monde ignorait alors. À partir du 1er janvier, Samia devra choisir : ce sera son poste au service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) ou sa liberté.

Samia a décidé de quitter l’organisation. Comme environ une dizaine de consœurs sur la vingtaine portant un voile, selon les estimations de la CGT. En cause : une demande de la direction, qui attend désormais de ses agentes qu’ils et elles se conforment au « principe de laïcité ». La mesure concerne l’ensemble des employées, en contact physique avec le public ou non. En cas de non-respect, une procédure disciplinaire pourrait être engagée, selon une note du service des ressources humaines, envoyée en juin dernier. Un document qui acte les annonces faites par la directrice générale, Vanessa Benoit, un an plus tôt.

Dans un mail adressé en septembre 2023 à l’ensemble des équipes, celle-ci avançait alors qu’en tant que groupement d’intérêt public (GIP), le Samu social de Paris était « soumis à l’obligation de neutralité, qui découle du principe de laïcité ». Dans d’autres mails internes, elle présentait ensuite la mise en place d’un « cadre opérationnel » en vue de rendre cette « transition » effective début janvier 2025. Au programme : des formations d’une journée avec un cabinet externe (qui ont ironiquement débuté le 8 mars 2024), mais aussi la distribution d’un guide pratique, ainsi que l’instauration d’une phase d’accompagnement pour les personnes concernées.

Laïcité, neutralité, non-discrimination...

« Dès que j’ai appris cela par des bruits de couloir, je me suis dit que je partirai. C’est insupportable de s’entendre dire comment on doit s’habiller, j’ai besoin d’être en adéquation avec moi-même », confie Samia, amère. Comme d’autres, elle pointe la violence d’une telle situation : « C’est d’autant plus violent que c’est un choix contraint. On n’est pas virées parce qu’on n’est pas compétentes, mais pour qui on est. » En 2024, l’ensemble des salariées a dû suivre une formation d’une journée, nommée « Laïcité, neutralité des agentes et non-discrimination », et animée par le cabinet extérieur Convivencia Conseil. Celle-ci revenait notamment sur l’histoire de la laïcité en France.

« Certaines ont eu l’impression que c’était une insulte à leur intelligence », commente un agent. « On aurait clairement pu s’en passer, c’était beaucoup de choses qu’on connaissait déjà », confirme Khadija*, qui a également décidé de mettre un terme à son CDI d’écoutante sociale au 115. « Je pars à cause de ça. Depuis cette décision je ne me suis plus sentie à ma place. Si j’avais été informée avant des circonstances actuelles, je me serais contentée de mon CDD », partage cette employée, à qui il n’a jamais été signifié, lors de son arrivée en 2023, que son voile pourrait poser problème. « Lors des recrutements réalisés en 2024, l’obligation de respecter le principe de neutralité en tant qu’agent du Samu social de Paris a été expliquée à tous les candidats », rétorque toutefois la direction du GIP.

La formation comme le « guide pratique » qui leur a été présenté, abordent une diversité de discriminations et d’exemples de non-respect du principe de laïcité, tout en proposant un « panorama de la diversité des convictions religieuses en France ». Ce qui n’a pas empêché une partie des employées de se sentir particulièrement visées.

« On s’est dit que c’était une formation pour essayer de montrer que les femmes voilées ne sont pas les seules concernées, mais ce sont bien elles qui sont vraiment mises en avant. Les autres, on ne va pas vraiment prendre en compte ce qu’ils ou elles portent parce qu’on va considérer ça comme discret », commente Khadija. De fait, « il n’y a à ma connaissance que des femmes voilées qui partent », abonde sa collègue Assa*, également écoutante sociale, dont le turban va a priori rester toléré.

Droits des femmes en vitrine, violence institutionnelle en interne

Pour la CGT, il est clair que ce sont avant tout les femmes voilées qui sont « poussées vers la sortie ». Alors que le Samu social de Paris figurait le 3 octobre parmi les lauréats 2024 du prix de la Délégation aux droits des femmes du Sénat, le syndicat dénonçait quelques jours après, dans un mail, « le contraste entre l’image que l’on souhaite renvoyer à l’extérieur et la réalité des faits à l’intérieur ».

« Le Samu social est récompensé pour son engagement contre les violences faites aux femmes, mais en interne, il pratique une véritable violence institutionnelle à l’encontre des femmes concernées par cette mesure de neutralité », taclait ainsi l’organisation. En colère, Samia questionne cette décision. « Le Samu social nous dit qu’il nous a laissé le choix. Mais eux aussi ont fait un choix. Je suis choquée qu’une telle structure en soit arrivée là », déplore-t-elle.

Au sein des équipes, difficile en effet de comprendre ce choix soudain d’appliquer une loi datant de plus de dix ans, et perçue comme contraire aux valeurs prônées par le Samu social. Instauré par la loi du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit, le statut des groupements d’intérêt public est loin d’être simple. Un décret, paru le 5 avril 2013, est venu préciser le « régime de droit public applicable aux personnels des groupements d’intérêt public ».

« Dans ce cadre, on apprend que les salariées d’un GIP sont des agentes contractueles de droit public. Ils et elles sont donc soumises aux mêmes obligations que les fonctionnaires, et cela inclut l’obligation de neutralité et de laïcité », explique Julie Creveaux, avocate en droit public au cabinet Admys. « Ça me paraît donc assez cohérent, poursuit-elle. Ce qui l’est moins, c’est que ça arrive maintenant.  »

Contactée à ce sujet, la direction du Samu social de Paris justifie cette décision par un récent déménagement. « En 2023, lorsque des services auparavant éparpillés ont été regroupés sur un même site, nous avons constaté des divergences d’application du principe de laïcité, qui menaient à des manquements et une absence de vision commune sur le sujet. Il est devenu indispensable d’appliquer les mêmes règles pour tous les agents, ce qui a exigé une mise en conformité avec le cadre légal », répond l’organisation. Celle-ci affirme en outre avoir annoncé « une période de transition de près d’un an avant le retour au cadre légal à partir du 1er janvier 2025 », et avoir proposé un accompagnement individuel aux personnes ne souhaitant pas rester en poste. Ce qui est loin de satisfaire les syndicats ni les premières concernées.

Ni négociations collectives, ni indemnisation

Ainsi, selon la CGT, il n’est prévu ni négociations collectives, ni budget dédié, ni aucune indemnisation pour le préjudice subi. L’organisation syndicale déplore des négociations au cas par cas : « C’est hyper humiliant, car chaque collègue doit quémander, justifier de sa situation personnelle et familiale. Aucune ne part avec la même chose », décrit Jordan Bernard, secrétaire général de la CGT Samu social 75.

Son organisation, qui dénonce « une discrimination intersectionnelle raciste et sexiste » à l’encontre de femmes « expérimentées et engagées », alerte également dans un mail interne datant d’octobre dernier sur « les pressions exercées par les DRH [directeurices des ressources humaines, ndlr] pour pousser ces femmes à signer rapidement des ruptures conventionnelles ».

Une situation malvenue, alors qu’une intersyndicale appelait à une journée de mobilisation des agentes du Samu social, le 19 septembre, pour dénoncer des conditions de travail qui « ne sont plus soutenables ». Tandis que le dernier rapport d’activité de l’organisation pointait des difficultés à recruter et à fidéliser des professionnelles, ainsi qu’une baisse de la prise d’appels, « en partie due au turn over au sein de l’équipe, en raison de la pénibilité du métier », la CGT s’interroge : « Est-il vraiment prioritaire d’appliquer cette mesure à ce moment précis, alors que tant d’autres problèmes demeurent non résolus au Samu social ? »

« Ça isole encore plus les femmes voilées »

Pour les femmes ayant décidé de partir, peu d’options : s’orienter vers le privé ou se replier sur leur communauté. « J’ai déjà fait ça, mais je n’ai aucune envie de repasser par là, ça isole encore plus les femmes voilées », regrette Samia. « Donc on est dans l’exclusion, la marginalisation de toute une partie de la société française, met en avant l’avocat engagé contre les discriminations, Slim Ben Achour. Le voile est une façon de cantonner les femmes perçues comme arabo-musulmanes à la cuisine. On arrive donc à l’objectif inverse de celui annoncé : c’est-à-dire que l’horizon pour une femme voilée qui souhaite travailler, c’est la maison. » Ce dernier dénonce l’attaque d’une liberté fondamentale, par le biais d’un « droit discriminatoire qui ne dit qu’une chose : que les femmes musulmanes ne s’appartiennent pas ».

Leur avenir professionnel est rendu d’autant plus compliqué que, depuis la loi dite « séparatisme » de 2021, toute structure, y compris privée, gérant une mission de service public, se doit de respecter le principe de neutralité.

« De nombreuses organisations commencent à se rendre compte qu’elles sont dans l’obligation d’appliquer la laïcité, on est beaucoup sollicitées là-dessus en ce moment », rapporte Maëlle Comte, avocate et maîtresse de conférences en droit public. Cette crainte d’un potentiel effet boule de neige a longuement fait hésiter les femmes du Samu social à parler. « Des collègues ont peur que ça impacte d’autres femmes voilées qui travaillent dans d’autres associations ou entreprises », confie Khadija. Sans compter le risque d’exposer dans les médias un public qui fait déjà les choux gras de la droite et de l’extrême droite.

Reste néanmoins un paradoxe, qui méritait d’être soulevé, estime Samia : « Cette décision va créer de la précarité, précisément ce contre quoi le Samu social est censé lutter… »

Rozenn Le Carboulec

Photo : dans le 19e arrondissement de Paris à la Rotonde Stalingrad, le 7 juillet 2024 / © Xose Bouzas (Hans Lucas)

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