Basta! : Pour le droit de vote dès la naissance. Votre livre peut, dès son titre, susciter des sourires narquois. Pouvez-vous nous donner trois raisons sérieuses pour lesquelles le droit de vote à la naissance mérite d’être discuté ?
Clémentine Beauvais : La première raison est liée à la question même de la démocratie. Qu’est-ce qu’un État qui se dit démocratique – donc avec le pouvoir du peuple, les décisions du peuple – et qui laisse de côté 20 % de sa population ? C’est une question toute simple d’égalité par rapport à la promesse de la démocratie.
La deuxième raison sérieuse est liée justement à cette question du rire : de quoi rit-on quand on rit de l’idée que les enfants devraient voter ?
Que nous dit ce rire de notre relation aux enfants, de notre conception de l’enfance, du mépris ou du dédain dans laquelle on la tient ? Alors même qu’on peut se croire extrêmement ouvert d’esprit, ce qui est le cas de plein de personnes de gauche qui ne supporteraient pas qu’on mette en doute leur féminisme ou leur antiracisme par exemple. Que dit d’eux le fait qu’ils rient à la possibilité d’imaginer qu’un enfant vote ?
Enfin, la troisième raison – qui me semble la plus importante – est positive. Qu’est-ce qui changerait dans une société qui imaginerait que les enfants puissent voter ? Tout changerait, notamment en matière d’éducation populaire : du jour au lendemain, on ne pourrait plus ignorer qu’un message politique doit s’adresser véritablement à tout le monde.
Le droit de vote ne dépend d’aucune compétence ni diplôme. Pourquoi alors excluons-nous d’emblée les individus mineurs en supposant qu’ils seraient incompétents ? Et sur quoi s’appuie cette hypothèse – que vous qualifiez d’officieuse – d’incompétence ?
Aucun texte officiel ne dit par exemple « il est ici décidé par décret, que, étant donné la faible compétence des enfants, etc. » Cela n’est pas du tout formalisé officiellement. C’est pour ça que je dis que c’est officieux. Quant à savoir sur quoi s’appuie cette « incompétence présumée », c’est à mon avis une question de compétences cognitives et émotionnelles.
On exclut les enfants parce qu’on se dit, en gros, que l’être humain arrive à maturité intellectuelle et émotionnelle aux alentours d’un certain âge, que pour le vote on a arbitrairement estimé à 18 ans. Mais la psychologie du développement, avec la variété des profils d’enfants et d’adultes, est tellement erratique qu’on ne peut que se baser sur de grandes moyennes. Le problème de cette décision, selon moi, est qu’elle entérine aussi des stéréotypes liés à l’âge qui sont vraiment très forts.
Vous évoquez par ailleurs une expertise souvent oubliée ou niée par les politiques : « l’expérience vécue ». En vivant les choses, on acquiert une forme d’expertise. En ce qui concerne les enfants, quelle est-elle ?
Une forme de connaissance est emmagasinée par le corps et l’esprit qui découle tout simplement du fait de vivre des situations, des expériences quotidiennes. Or l’expérience vécue des enfants dans leur vie de tous les jours est évidemment modelée par des politiques précises, adoptées bien souvent sans les concerter ni les prendre en compte. Les mesures d’austérité par exemple concernent énormément les enfants, ils sont même souvent parmi les premières victimes de ces mesures !
Si je prends l’exemple du pays où je vis, l’Angleterre, on peut penser à la suppression de certaines aides sociales qui aidaient les parents à ne pas cumuler trois boulots, à la réduction des budgets des écoles, ou encore à la fermeture de bibliothèques, etc. Il y a donc de nombreuses mesures qui ont un impact sur les enfants. Or il est très difficile de prendre conscience de ces conséquences tant qu’on ne permet pas à quelqu’un de décrire ce qu’est sa vie quotidienne et de quoi elle dépend.
Je pense qu’apprendre à verbaliser et à reconnaître ses réseaux de dépendance, c’est vraiment une compétence politique absolument clé pour tout le monde, en particulier pour les enfants. Alors évidemment, ce n’est pas facile à faire, mais ça peut être cultivé dès un très jeune âge, plutôt que de ne jamais l’être.
Quelle est la place – ou la non-place – actuellement laissée aux enfants dans nos démocraties ?
L’enfant est une figure très étrange parce qu’elle cristallise les fantasmes liés aux souvenirs. Chaque adulte a un jour été enfant. Cela laisse une trace de l’ordre du normatif dans la tête des gens. On le voit notamment pour ce qui est de la question des violences faites aux enfants.
C’est très difficile de se défaire de ce réflexe d’adulte – « bon, moi j’ai eu des fessées et j’ai survécu » ou « moi j’ai fait cette école, c’était hyper dur, j’ai souffert, mais du coup, regardez, je m’en suis sorti ».
Ce récit de l’enfance formulé par des adultes est une sorte de constant récit du survivant. Et les adultes qui s’expriment dans les médias sur leur enfance – souvent un intellectuel, un auteur, un philosophe, etc. – vont parler avec émotion des livres de leur jeunesse qu’ils ont adoré, en expliquant par exemple que « moi je lisais Le Comte de Monte-Cristo à 8 ans »...
Cette individualité de sa propre enfance devient une norme pour beaucoup d’adultes, ce qui rend très difficile la remise en question du fait qu’il y a des milliers d’enfances différentes, que l’enfance n’est pas universelle. On crée donc des scénarios qu’on projette sur l’enfance à partir de ses propres souvenirs, souvent fantasmés. Ce fantasme sur sa propre enfance se transforme très facilement en panique morale. L’enfance est vraiment un état qui cristallise les paniques morales en démocratie.
Il y a par exemple l’argument cliché très utilisé « pensez aux enfants ! » quasiment devenu une sorte de point Godwin de toute conversation sur les questions sociétales, et qui sert à entraver toute mesure progressiste. On l’a vu avec les débats autour du « mariage pour tous », par exemple : l’intérêt de l’enfant y était évoqué constamment. On peut aussi penser aux jeux vidéo, avec la grande panique morale de la violence dans les années 1990. En démocratie, l’enfant est une sorte de fantasme individuel, qui prend une dimension politique lorsqu’il devient un argument matraqué pour s’opposer, la plupart du temps, à une avancée sociale. Le concept d’enfance est donc constamment mobilisé.
Vous insistez sur le fait que les enfants sont affectés par les mesures politiques sans pour autant qu’on leur offre une possibilité d’agir sur celles-ci...
L’enfant comme individu doué d’une puissance d’action est absent des politiques actuelles. Ce n’est pas seulement le fait d’agir, mais le fait de pouvoir avoir confiance, de savoir que ces actions seront suivies d’effets. En sociologie de l’enfance, ce concept qui a émergé dans les 30 dernières années est très important. Car ne pas voir les conséquences effectives de ses propres actions est un facteur de découragement très fort, pour les enfants comme pour les adultes.
Imaginer le droit de vote pour les enfants peut en tout cas être l’occasion de changer les pratiques démocratiques. Je suis assez frappée du fait qu’on parle très peu, en tant que société, d’un but commun. Quel est-il ? Est-ce que notre but est d’être heureux individuellement ? Est-il de gagner plus d’argent pour s’acheter plein de trucs et consommer ? Est-il de protéger la nature ? C’est le genre de réflexions sur lesquelles un enfant, comme un adulte, peut s’exprimer très simplement.
Autant l’abaissement de l’âge légal du droit de vote à 16 ans (comme c’est le cas dans plusieurs pays, comme l’Autriche, ou l’Allemagne, la Belgique et l’Écosse pour certains scrutins) voire 15 ans peut s’entendre pour l’opinion publique, mais l’abaisser en deçà est-il concrètement possible ? Comment faire en sorte que les parents n’influencent pas leurs enfants par exemple, ou les empêchent de voter tout simplement ?
Que les parents influencent, ça ne me choque pas particulièrement. Adultes comme enfants, nous sommes toujours influencés de toute façon. Que des parents empêchent leur enfant de voter, c’est un risque extrêmement probable.
On n’est même pas obligés d’empêcher l’enfant, la famille peut tout simplement décider de partir en week-end en embarquant le gamin, qui n’ira pas voter. Il y a donc aussi des questions de timing et de lieu. Si le vote a lieu le mercredi ou sur des jours de classe par exemple, on peut imaginer que les écoles emmènent les enfants qui le souhaitent au bureau de vote, et le bureau de vote peut même être dans l’école.
L’autre risque est que les écoles fassent pression sur les enfants pour voter, et que l’école devienne encore plus politisée… Il risquerait d’y avoir de véritables batailles avec des parents. On ne peut donc pas imaginer une mise en place immédiate, mais une mise en œuvre progressive en s’assurant que des études soient menées. Quant à l’enfant, à partir de l’école primaire, il est tout à fait capable de mettre un bulletin dans l’urne.
En deçà, c’est sûr que c’est compliqué, il y a des questions basiques : maîtriser la lecture, pouvoir se déplacer, pouvoir même comprendre. Ouvrir dès la naissance, ça ne veut pas dire que tu es obligé de voter quand tu as moins de trois ans. Cela signifie qu’on reconnaît symboliquement que cette tranche de la population doit avoir un moyen d’être représentée.
Sans doute les gens se demandent-ils comment les enfants pourraient voter ne serait-ce que par rapport à la compréhension des enjeux et des conséquences du vote…
Bien malin celui qui pourrait dire que nous sommes capables de les faire comprendre aux adultes ! Il y a en fait très peu de moyens dévolus à cette compréhension. En tant qu’adulte, c’est souvent très compliqué de comprendre de quoi il s’agit. Par exemple, pendant les législatives, des articles se moquaient des électeurs du RN qui étaient dépités parce qu’ils ne trouvaient pas de bulletin « Bardella ». J’ai trouvé ces articles hallucinants.
La honte devrait plutôt être du côté d’une société qui n’a pas su faire comprendre ce que sont les législatives, pas du côté de la personne qui est influencée par des médias ou des réseaux sociaux. C’est d’un élitisme et d’un mépris social incroyables ! L’éducation au vote des enfants pourrait se faire dans le contexte beaucoup plus large d’une éducation améliorée et simplifiée pour les adultes aussi. Quant aux outils, on les a déjà ! Les profs, par exemple, savent vulgariser. C’est incroyable ce qu’ils font. Les médias jeunesse aussi.
Au vu de la place qu’occupent les réseaux sociaux, avec leurs biais et les éventuelles idéologies que les algorithmes favorisent, n’y a-t-il pas un risque que cela influence massivement les votes des enfants et ados ?
C’est un risque. Mais on sait que les jeunes adultes votent en général plus à gauche, même si pour les moins de 18 ans on ne le sait pas. Les algorithmes sont un gros problème, ils mettent notamment en avant des contenus masculinistes. Cette question va largement au-delà de l’extrême droite. Ces idées sont également très présentes chez les adultes, à travers les réseaux sociaux, mais aussi par des médias du type CNews.
En démocratie, on ne décide pas de si oui ou non quelqu’un doit voter en se demandant pour qui il va voter. Je suis peut-être un peu idéaliste, mais j’ai quand même tendance à penser que si on réfléchit de manière démocratique et commune à une éducation populaire véritablement inclusive et explicite sur les enjeux de ce qu’il se passe, il me semble que les gens pourraient, par empathie, prendre un certain nombre de décisions.
En considérant les enfants comme des citoyens « politiques » à part entière, n’y a -t-il pas un risque de légitimer les velléités d’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale à 16 ans ou en dessous ?
On met des responsabilités pénales fortes sur des enfants alors qu’on ne leur accorde pas le moindre droit ! Il s’agit de faire très attention parce qu’il ne faudrait pas se dire qu’il y a un échange direct et évident entre le droit de vote et d’autres droits qui leur accorde une protection.
Ce n’est pas la même chose de dire j’ai le droit de voter – une action qui n’engage pas du tout mon intégrité physique et qui n’engage que très peu mon intégrité psychologique – et d’en conclure que, si l’enfant dispose du droit de voter, il aurait par exemple le droit d’avoir des relations sexuelles avec un majeur. Cela n’a rien à voir. Affirmer qu’accorder le droit de vote supprimerait par définition toutes les autres limites, relève de la mauvaise foi.
Quels seraient les enjeux mieux pris en compte si les enfants avaient le droit de voter ?
L’une des choses que cela créerait est avant tout un intérêt accru pour les problématiques locales. C’est une question politique très importante. Et une mesure qui décentraliserait énormément les décisions politiques, avec davantage de démocratie participative sur les enjeux locaux qui ont trait à la jeunesse. Le deuxième sujet qui serait revalorisé est celui de l’éducation et de la parentalité. Je crois au progressisme sociétal des jeunes, des enfants, qui ont beaucoup plus d’ouverture d’esprit que les générations plus âgées.
À l’heure actuelle, cette question du droit de vote des enfants est impensable dans notre société, mais le simple fait de poser cette question du droit de vote dès la naissance nous oblige à réfléchir à notre rapport aux enfants, au mépris envers eux. Même dans les milieux féministes, ce n’est pas encore complètement intégré.
Pendant longtemps, il fallait par exemple se distancier du fait d’avoir des enfants. Les féminismes contemporains sont de plus en plus intéressés par l’enfant, le reconnaissant lui aussi victime du patriarcat. C’est ce qu’on observe avec la prise de conscience sociale autour de l’inceste. Aujourd’hui, il y a quand même davantage de prise de conscience de ces enjeux.
Propos recueillis par Elsa Gambin