« Dans la vigne comme dans toutes les cultures, on a besoin de biodiversité »

par Emma Bougerol

« Le goût du vin est politique », écrit la sommelière et autrice Sandrine Goeyvaerts dans son dernier ouvrage, Cher Pinard. Elle y fait se rencontrer le monde du vin et les enjeux de notre époque, du féminisme au changement climatique. Entretien.

« Quels vins boirons-nous demain ? », se demande l’autrice, journaliste, sommelière et caviste belge Sandrine Goeyvaerts dans son dernier livre. Depuis des années, elle défend un point de vue critique et féministe sur le monde du vin. Selon elle, il faut que ce microcosme change avec son temps.

Basta! : Le 27 avril, Léa Salamé, face à l’acteur et réalisateur Arthus, avait lancé sur le plateau de l’émission « Quelle époque ! » que l’arrêt de l’alcool de ce dernier signifiait qu’il était « devenu chiant ». Cette injonction à la consommation d’alcool a choqué. Est-ce qu’on est obligés de boire du vin pour s’intéresser à vos livres ?

Une femme tient dans sa main un livre à la couverture orangée, avec un verre de vin stylisé
Cher Pinard, Sandrine Goeyvaerts, éditions Nouriturfu, 2024.
DR

Sandrine Goeyvaerts : Je dois dire que j’ai été aussi relativement choquée par cette phrase. Et en même temps, c’est tellement courant, cette injonction à boire. Et si on ne boit pas, si on est une femme, c’est qu’on est enceinte ou qu’on est devenue chiante. C’est quelque chose que j’essaie de déconstruire dans mes livres.

J’explique qu’effectivement, il y a de l’alcool dans le vin et ce n’est pas recommandé pour tout le monde. Il y a des gens qui ont des terrains plus fragiles que d’autres face à l’alcool, il faut en être conscient. Cela peut aussi être extrêmement dangereux.

Au-delà du vin, je parle dans mes livres de sujets qui touchent toute la société. Le monde du vin est une micro-société au sein de la société. Mais je pense qu’on peut appliquer ma réflexion à un tas de métiers ou de domaines.

Dans votre dernier ouvrage, vous écrivez que « le goût du vin est politique ». Comment le goût lui-même peut-il être autre chose qu’individuel ?

On imagine qu’on s’est construit notre goût tout seul et que nos préférences ne regardent que nous. En réalité, si on observe la manière dont le cerveau forme le goût et accueille les différentes saveurs au cours de notre développement, on se rend compte que le goût est avant tout de la culture. Il dépend du milieu social dans lequel on baigne, des différentes expériences qui nous sont proposées... Et ça, ça ne dépend vraiment pas de nous.

Ça ne veut pas dire que, au sein d’un groupe social, il n’y a pas des individus qui ont des goûts un peu différents – on a une certaine sensibilité à l’amer, au sucre, à l’acide, etc. qui sont personnels – mais ça veut dire que si vous naissez dans un groupe social donné, vous avez plus de chances de développer un goût pour tel ou tel aliment ou boisson.

Depuis sa campagne de 2017, Emmanuel Macron aime à se présenter comme un grand amateur de vin. Quel rôle politique cela joue-t-il ?

Chaque président avait une façon très particulière d’envisager le vin. Par exemple, François Hollande est le premier à avoir viré les champagnes des cérémonies officielles et a préféré servir des muscadets à la place. Champagne et muscadet n’ont pas du tout la même image, la même connotation.

Nicolas Sarkozy avait bien compris que le vin faisait partie du prestige social de la France, donc il servait énormément de vin. Mais c’est aussi quelqu’un qui voulait donner une image de contrôle sur soi et donc on ne le voyait pas boire. Emmanuel Macron, lui, a cette ambivalence qui est à la fois de vouloir plaire au peuple – donc on va le voir en train de boire une bière ou des boissons étiquetées plus populaires – et en même temps, on sait que son goût à lui est porté vers les grands crus. Il est donc à la fois l’esthète et le bon vivant. Il représente ces deux faces de l’alcool et du monde du vin en France.

Vous parlez aussi d’« impérialisme du goût ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Dans le monde du vin, le goût est véhiculé essentiellement par deux langues, l’anglais et le français, les plus utilisées par les professionnels du secteur. Ces deux langues proposent deux visions assez différentes du vin mais qui finalement se rejoignent. Le français véhicule la poésie du vin, la culture, l’histoire. L’anglais est plus analytique. Mais, en somme, les deux se rejoignent pour former ce qu’on appelle « le bon goût ». Par opposition, s’il existe un « bon goût », ça veut dire qu’il existe un mauvais.

Alors qu’est-ce que le bon goût et qu’est-ce que le mauvais goût ? Le bon goût, c’est celui qui a été fixé par la France et plus généralement l’Europe autour d’une variété de vignes, la vitis vinifera, autour de certains cépages spécifiques, autour de certaines appellations, de certaines régions, de certaines façons de faire, de certaines vinifications, etc.

On va préférer certains goûts à d’autres. Par exemple, dans certains cépages qui viennent d’autres espèces de vignes que de la vitis vinifera, ce qu’on appelle des arômes foxés. Ce sont des arômes un petit peu plus sauvages. Et dans certains coins des États-Unis, c’est vu comme quelque chose de relativement positif – c’est ce qu’ils connaissent, ils sont habitués à ça. Encore une fois, le goût, c’est de la culture. Par contre, en France, ce genre d’arômes, ça ne passerait pas du tout dans les vins, on considérerait que ce sont des défauts et du mauvais goût.

Avez-vous des exemples de celles et ceux qui se battent pour changer ces années d’eurocentrisme ?

Il y a des initiatives qui se créent, notamment aux États-Unis, avec une association par exemple qui s’appelle « Anything but vinifera », soit « tout sauf la vinifera », cette vigne a priori européenne et qui aurait colonisé les États-Unis et le monde entier. Cette association tend à proposer des vins qui viennent d’autres espèces de vignes, voire de fruits, de plantes… Puisque finalement, pourquoi est-ce qu’on devrait se limiter au raisin ?

Si on part dans une idée de produire des vins locaux, avec une identité propre, qui ont un terroir propre, pourquoi ne pas utiliser ce qui pousse sur ce terroir donné ? En Belgique, on a une région où les fraises sont très réputées, alors pourquoi ne pas produire du vin à partir de ces fraises-là ? Pourquoi ne pas produire dans le Sud-ouest des vins avec du raisin et des prunes, puisque dans le Périgord on a toute une variété de prunes ? Ou de la mirabelle en Lorraine ? On pourrait imaginer un tas de choses.

En France, quelques vignerons commencent à s’intéresser à ces vins un petit peu différents, mixtes – soit en utilisant des cépages d’autres espèces, soit en utilisant des variétés anciennes qu’on avait complètement mises de côté ou bien en travaillant aussi sur des boissons avec ou sans alcool à base de plantes, de fleurs, de fruits, de plein de choses qui poussent autour des vignobles.

Encore aujourd’hui, les normes dominantes semblent être fixées par des hommes blancs riches pour d’autres hommes blancs riches… Ça voudrait dire quoi une hiérarchie des vins déterminée par des femmes, des personnes racisées, des classes populaires, ou toutes autres personnes marginalisées ? Qu’est-ce qu’on valoriserait, par rapport à ce qui est fait aujourd’hui ?

On pourrait déjà repenser la manière dont les vignobles sont conduits. Pour le moment, on travaille avec des vignobles qui sont en monoculture quasiment pure. C’est une aberration d’un point de vue écologique ! On se rend bien compte que la multiplication par clones des vignes (telle qu’on la produit actuellement), le fait de ne plus avoir de haies, le fait de ne pas avoir d’arbres, etc., ça empêche une biodiversité. Dans la vigne comme dans toutes les cultures, on a besoin de biodiversité. On a besoin d’avoir des espèces qui cohabitent, ne serait-ce que pour enrichir les sols ou pour participer aux équilibres de la faune et de la flore.

Il y a cet aspect purement écologique, mais il y a aussi l’aspect de la diversité du goût. Plus on est d’individus différents, avec des goûts, des vécus et des cultures différentes du groupe, plus on va pouvoir s’ouvrir à produire des vins qui ont ces goûts différents.

Quand on est dans un groupe social donné, on a tendance à avoir à peu près tous le même goût parce qu’on est tous à peu près dans la même bulle. Si on éclate les bulles et qu’on est plein à avoir des milieux sociaux différents, avoir des expériences différentes, on a plus de chances alors d’ouvrir un maximum le monde du vin. Et ce, y compris à des boissons qui ne sont pas forcément alcoolisées ou très peu alcoolisées.

Quand on se replonge dans l’histoire du vin, on découvre que la manière dont les classements et les appellations d’origine contrôlée (AOC) ont été établis, c’est finalement très récent. Les AOC, c’est vers 1936-1938. Cela répondait à une crise économique et à une réappropriation des lieux par les propriétaires terriens qui voulaient simplement redonner une valeur économique aux terrains qu’ils exploitaient. C’est ça la création des AOC. Ce n’est pas le prestige de la France, il s’agit de motifs économiques et politiques.

Alors, si on sort de ces carcans-là, on est beaucoup plus créatif. Quand on est dans une AOC, il y a un cahier des charges précis, ça explique quel type de vignes on peut exploiter, quel type de vin on peut faire, comment il faut conduire la vigne, la manière dont on doit la tailler… Les choses sont arrêtées. Si on sort de ça, on peut expérimenter.

Il semble difficile de ne pas parler de changement climatique au sujet des vignes… Quels sont et seront les effets sur le vin du réchauffement de notre planète ?

Lors de ce millésime, on a pu voir des bougies allumées dans les vignes, parfois des hélicoptères ou d’autres systèmes mis en place pour lutter contre le gel. Les gelées d’avril, il y a encore 20 ou 30 ans, ce n’était pas tellement un souci. Il y en avait mais ça ne posait pas tellement de dégâts.

Désormais, avec le réchauffement climatique, on a des hivers plus doux, des températures parfois très chaudes au mois de février, alors les vignes partent dans un cycle végétatif extrêmement rapide. Et au lieu d’avoir des bourgeons qui ne sont presque pas développés au mois d’avril, on a parfois des bouchons qui ont sorti une feuille ou deux. Ils donc sont beaucoup plus sensibles au gel et brûlent. Dans le vignoble du Jura, par exemple, c’est catastrophique, il y n’a quasiment plus de bourgeons, tout a été brûlé par le gel. À Cahors [en Occitanie], c’est la catastrophe totale.

Les effets du changement climatique sont déjà là. On ne va pas renverser la vapeur, mais on peut essayer d’adapter les cépages, de voir si on n’a pas des cépages pour des cycles végétatifs qu’on arrive à contenir ou qui sont un peu plus lents. On peut essayer d’adapter la taille pour avoir des tailles plus tard, pour essayer de retarder encore un maximum les effets du cycle végétatif. Après, on ne peut pas faire de miracle. Le gel, quand il est là, il n’y a pas grand-chose à faire.

En 2019, vous avez consacré un livre à des vigneronnes, pour les mettre en avant. Les vigneronnes sont-elles plus visibles aujourd’hui ?

Ça change doucement. Je le vois dans les communiqués de presse. Il y a encore six ou sept ans, tout était genré au masculin, c’était toujours « le vigneron ». Le storytelling était très masculin, pas du tout neutre. Là, je sens une volonté de communiquer autour des femmes, même si ce n’est pas toujours très bien fait. Si le marketing commence à s’intéresser à ce sujet, ça veut dire qu’on a touché une corde sensible et que les choses évoluent.

Mais c’est un milieu qui est quand même très dur pour les femmes, pour des tas de raisons. Il y a des violences sexistes et sexuelles. Il y a aussi des violences économiques, parce que l’accès à la propriété ou l’accès aux prêts est encore très compliqué pour les femmes. Ça bouge, heureusement, parce que sinon ça serait triste. Mais c’est long, parce qu’on manque de représentation dans les instances dirigeantes, dans les syndicats, dans les interprofessions... On commence à voir des femmes qui arrivent à des postes élevés, mais pas assez pour faire avancer la cause des femmes.

D’un point de vue de consommateur de vin, comment peut-on participer à ce changement ?

On vit dans un monde capitaliste, donc il faut utiliser les règles du capitalisme, c’est-à-dire qu’il faut consommer différemment, de manière intelligente et pratique. Quand on a le choix entre différents vins proposés, on va peut être plutôt sélectionner le vin qui est produit par une femme, dans une petite région moins réputée, un vin moins renommé, qui ne bénéficie pas de l’aura de certains grands crus, ou qui est produit avec un cépage un peu particulier. Les choix de consommation peuvent pousser à un changement.

Faire reposer sur un individu le changement du système, c’est toujours compliqué. Mais évidemment que les changements individuels et les actions individuelles peuvent pousser le collectif à changer. C’est ce qui se passe aussi au niveau des vignerons. On le voit bien, ce sont différentes actions individuelles qui, regroupées, ont permis au collectif de s’interroger sur la place des femmes dans le secteur. Donc si individuellement, chacun repense des choix de consommation, au bout d’un moment, cela va impacter le reste de la chaîne. Détruire le capitalisme, c’est un peu plus compliqué.

Vous remerciez aussi dans votre livre vos harceleurs en ligne… Pourquoi est-ce important à vos yeux de continuer à faire de l’humour ?

C’est tellement dur, c’est tellement compliqué. Imaginez recevoir tous les jours des dizaines ou des centaines de messages insultants qui touchent à ce que vous avez de plus personnel. Au bout d’un moment, si vous ne gardez pas un peu le sens de l’humour et le sens de la formule, vous n’avez plus rien auquel vous raccrocher.

Ça faisait déjà longtemps que j’avais envie d’écrire ce livre, mais quelque part, ce qui m’a permis de l’écrire et le nourrir, c’était justement cette sensation que si on m’insultait autant après mon bouquin précédent, si le Manifeste pour un vin inclusif avait provoqué des réactions aussi épidermiques, c’est que j’avais touché quelque chose. Je voulais donc aller encore plus loin. J’espère bien que les gens qui m’insultent voient que je continue à bosser et que je suis toujours là.

Propos recueillis par Emma Bougerol

Photo de une : Sandrine Goeyvaerts © Debby Termonia