Alexis Jenni : « La littérature permet de parler d’écologie sans être moralisant »

par Barnabé Binctin

La littérature a-t-elle un rôle à jouer dans la transition environnementale ? Oui, répond l’écrivain Alexis Jenni, qui a consacré un ouvrage au botaniste Francis Hallé. Les livres peuvent aider à penser un « nouveau rapport au vivant ». Entretien.

Basta! : Pourquoi, dans votre dernier livre Un naturaliste sur le toit de la forêt, avoir choisi le scientifique français Francis Hallé, que vous qualifiez de grand « botaniste voyageur », comme figure centrale ?

Alexis Jenni : J’ai une grande affection pour cet homme, qui a complètement transformé mon regard sur le monde végétal. Je me suis toujours intéressé aux arbres tout en restant un peu sur ma faim, j’ai longtemps eu un sentiment de manque pendant mes études, je trouvais qu’on n’allait pas assez loin dans l’étude de ce qui fait toute leur spécificité, toute l’« altérité radicale » des arbres. Et puis j’ai découvert le travail de Francis Hallé.

De par sa manière de raconter son amour pour les forêts qu’il a étudiées tout au long de sa vie, il m’a ouvert sur une toute autre façon de considérer ce monde-là, en en faisant nos vrais « partenaires du vivant » sur Terre. Il a cet investissement tout à fait personnel qui fait de lui un scientifique très particulier : cette façon de mettre en avant la beauté des arbres, de les dessiner, d’assumer ce sentiment esthétique comme facteur de connaissance.

Photo d'Alexis Jenni
Alexis Jenni
écrivain, s’est fait connaître avec un premier roman, L’Art français de la guerre, lauréat du prix Goncourt en 2011. Co-fondateur du Prix du roman d’écologie, il développe en parallèle une œuvre singulière sur les questions écologiques, nourrie par sa carrière antérieure d’agrégé de biologie, et matérialisée récemment par la parution d’un nouvel essai sur le botaniste français Francis Hallé.
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C’est quelque chose d’atypique dans le monde scientifique, a fortiori à une époque où l’on ne jurait alors que par la génétique et le laboratoire. Historiquement, les sciences se sont développées en mettant à distance l’émotion, la singularité, la subjectivité, et d’une certaine façon, ça a assez bien marché, c’est cette rationalité très cartésienne qui a permis de faire décoller des fusées ! Mais pour ce qui est de la compréhension du monde vivant, je pense qu’on est un peu arrivé à la fin d’un cycle. C’est ce qui rend aujourd’hui l’œuvre de Francis Hallé aussi contemporaine, alors qu’elle était beaucoup moins entendable, il y a vingt ou trente ans.

Ce portrait est aussi l’occasion d’une réflexion plus profonde sur les sciences dites « naturelles », et notamment sur la façon de les étudier et de les enseigner. Vous plaidez ainsi pour des « sciences émerveillées »…

Lorsque j’ai passé mon agrégation en biologie, à la fin des années 1980, j’ai moi-même beaucoup souffert du manque d’enthousiasme avec lequel on dispensait ce savoir. Il y avait comme un impératif d’ennui, il fallait apprendre de façon austère les familles de végétaux, les unes après les autres. Mais faire des sciences avec une approche purement encyclopédique, c’est un peu desséchant, et ça ne mène pas bien loin.

Or cela peut être bien plus intéressant si on laisse une place à cette part d’émerveillement plus personnelle, qui se montrera plus attentive à la beauté ou à l’étonnement, par exemple. C’est ce dont parle le philosophe Baptiste Morizot lorsqu’il présente la crise écologique comme une « crise de la sensibilité ». On s’est éloigné de la nature, on ne la touche plus.

J’ai principalement étudié la biologie sur des cadavres, ça a certes son utilité à certains égards, mais ça rend quand même plus difficile d’appréhender toute la subtilité du vivant. J’aime donc beaucoup cette idée de reconsidérer les éléments dans le cadre d’une approche globale, dans laquelle les perceptions sensorielles ont toute leur place au cœur de la démarche scientifique.

Et Francis Hallé a été une sorte de précurseur de cette méthode, presque inconsciemment, à son corps défendant. C’est précisément les codes qu’il bousculait quand il expliquait qu’étudier la forêt tropicale, ça consiste d’abord à tendre son hamac entre deux arbres et à dormir dedans !

Dans votre livre, vous évoquez à plusieurs reprises les travaux de Baptiste Morizot ou de Philippe Descola, en faveur de ce que vous qualifiez de nouvelle « bio-philosophie à l’écoute de la Vie ». Quels en sont pour vous les grands apports fondamentaux ?

Je suis très admiratif du travail de Descola et donc très intéressé par toutes les réflexions qui le prolongent aujourd’hui, que ce soit celles de Baptiste Morizot ou de la philosophe des sciences Vinciane Despret, entre autres. J’aime cette démarche philosophique qui mêlent des enjeux scientifiques, anthropologiques, mais aussi littéraires voire esthétiques. C’est utiliser tous les outils à notre disposition pour comprendre et raconter le monde qui nous entoure, et c’est passionnant.

Ça redonne vie à la vie. Le grand enseignement du « naturalisme » qu’a théorisé Descola à partir de ses expériences chez les indiens Achuar d’Amazonie, c’est de nous faire comprendre que les sociétés occidentales sont les seules de toute l’histoire de l’humanité à se considérer comme libres de toute obligation à l’égard des autres vivants.

C’est donc une façon de remettre l’enjeu des interactions au cœur de la réflexion – ce qui est un peu, par essence, la définition-même de la biologie, que d’étudier les systèmes d’interaction au sein du monde vivant. Un exemple un peu rebattu, ces derniers temps, ce sont les zoonoses : c’est le résultat typique d’une série d’interactions complexes entre différentes espèces, qui se retrouvent mises en contact au gré des modifications des milieux naturels.

Or les virus ne font que ce qu’ils savent faire : ils mutent et ils sautent la barrière des espèces. Face à ça, le problème de la science médicale classique, d’origine disons « pasteurienne », c’est qu’elle dit qu’il suffit d’un vaccin, et puis c’est bon. Mais c’est une approche par le contrôle qui ignore complètement l’enjeu des interactions et de l’équilibre.

Autrement dit, cela ne nous protège pas du tout de la prochaine épidémie, qui va arriver et que l’on règlera à nouveau par un vaccin… C’est cet appel à mieux prendre en compte les interactions globales, et à reconsidérer notre désir de maîtrise absolue, qui est stimulant dans ces nouvelles sciences du vivant.

« Savoir que les arbres sont vivants comme nous, mais autrement, est un socle maintenant acquis, c’est un premier pas vers de nouvelles façons de vivre avec eux », écrivez-vous…

J’en serais presque à dire qu’on n’est qu’au début de l’étude de l’arbre et du végétal ! Il faut se souvenir que jusqu’au 20ème siècle, le végétal n’était considéré que comme une sorte de « sous-animal », et de ce fait, assez mal étudié. Francis Hallé raconte souvent qu’il en veut beaucoup à Aristote d’avoir formalisé cette fameuse « échelle des êtres », avec cette hiérarchie très linéaire qui postule que les humains sont les êtres supérieurs à la tête d’une chaîne qui part du monde minéral, passe ensuite par le monde végétal, avant de consacrer le monde animal. De fait, le monde végétal s’est retrouvé déconsidéré. C’est une interprétation qui s’est longtemps maintenue, usant par la suite de mauvais concepts pour l’étudier.

Ce n’est pas si surprenant, car il ne faut pas oublier que la biologie est une science relativement jeune, apparue au tout début du 19ème siècle. Ensuite, les grandes avancées de la biologie, avec la théorie synthétique de l’évolution puis la découverte de la structure de l’ADN, ne datent que de la moitié du 20ème siècle, donc cela reste très récent. Ensuite, il y a eu des progrès fulgurants autour du génome humain jusque dans les années 1990, si bien qu’on pensait même qu’on avait décrypté l’essentiel de l’espèce humaine !

Et puis on découvre finalement que c’est plus compliqué que ça, qu’il y a moins de gènes qu’on ne le pensait et qu’il va falloir réfléchir autrement. Il en va de même pour l’ensemble du monde vivant, on se rend compte que ça ne fonctionne pas simplement comme une machine, il faut envisager d’autres paradigmes. C’est exactement ce que à quoi s’attèle Morizot lorsqu’il évoque l’« inexploré », titre de son dernier ouvrage.

Et donc oui, cela ouvre une vraie révolution dans l’étude du végétal, en ce début du 21ème siècle : on se met effectivement à l’étudier pour ce qu’il est, avec ses propres règles et ses façons d’êtres particulières. On considère désormais l’arbre comme un véritable être vivant, à part entière.

Que peut la littérature dans cette grande entreprise de révolution des paradigmes ?

L’intérêt de la littérature, c’est de raconter autrement, de savoir créer du discours et de la pensée pour rendre sensible tous ces enjeux, autour des sciences et de ce nouveau rapport au vivant. Il faut que cette part de l’aventure scientifique et intellectuelle contemporaine soit mieux partagée – non seulement parce que c’est important, mais surtout parce que c’est passionnant !

Personnellement, je n’ai jamais trop cru à cette distinction entre littéraires et scientifiques. Dans tous mes bouquins qui parlent de nature, j’essaye de recoudre ensemble les sciences naturelles et les sciences dites « humaines », autrement dit, aborder la botanique en même temps que l’histoire ou l’anthropologie, etc.

Il faut réconcilier ces mondes qui se regardent parfois avec un certain mépris. À travers la dimension romanesque, on mobilise d’autres affects, d’autres émotions, on joue sur l’incarnation. Cela permet d’aborder ces problématiques autour de l’écologie sans être moralisant, ni pontifiant – et ce n’est pas anodin, à l’heure où la droite et l’extrême-droite usent et abusent de cette expression caricaturale de « l’écologie punitive ». Dans la grande bataille culturelle qui se joue actuellement, on a besoin d’autres mots, d’autres récits, d’autres postures.

En 2018, vous avez cofondé le Prix du roman d’écologie, qui vise à récompenser spécifiquement les œuvres de fiction francophones s’emparant de ces problématiques. Est-ce à dire que c’est un courant en plein essor ?

Des écrits sur l’écologie, il y en a déjà plein, mais ce sont souvent des essais. Les concepts sont posés, la pensée écologiste est largement disponible. Notre pari, c’est de dire que la littérature peut aider à en rendre compte autrement, on cherche à promouvoir une écologie plus « sensible » à travers ce prix. En France, il y a un mouvement d’écriture autour de la nature, qui prend de l’ampleur – cette année, on ne manquait pas de choix pour déterminer les six finalistes.

Mais ce courant ne s’identifie pas forcément comme tel, cela reste dispersé. On voulait mettre un coup de projecteur là-dessus, pour l’aider à en faire un petit mouvement à part entière. Le genre du nature writing reste une spécialité américaine, pour la simple et bonne raison que nous n’avons pas la même culture des grands espaces. Cela induit une différence anthropologique très forte, nous n’avons pas hérité de cette culture de la wilderness célébrée par des auteurs comme Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson, ou John Muir.

La France, c’est un jardin depuis 2000 ans, donc notre tradition littéraire autour de la nature s’est plus construite autour de la ruralité et des campagnes, à la façon de Jean Giono : la nature est présente partout, mais c’est une nature de village, avec des paysans. La question écologique s’y déploie différemment, mais cela peut être tout aussi puissant.

Je me souviens du deuxième lauréat du prix, Serge Joncour, pour Chien-loup (Flammarion, 2018) – l’histoire d’un producteur de cinéma qui loue un gîte pour les vacances, dans un coin isolé du Lot, sans connexion, autour duquel rôde un animal. À l’époque, je l’avais qualifié d’« écologie l’air-de-rien », dans le sens où sa démarche d’écrivain ne revendiquait pas la petite fable écologiste au départ, c’est une intrigue assez classique au fond, mais à l’intérieur de laquelle il raconte des choses très fines sur le rapport de l’homme à l’animal, sur l’apprivoisement du sauvage, etc.

Paradoxalement, votre œuvre personnelle ne compte pas encore de roman « écolo » à proprement parler. Avant Francis Hallé, vous vous étiez déjà essayé à l’exercice similaire du « panégyrique écolo » avec le naturaliste et écrivain états-unien John Muir (J’aurais pu devenir millionnaire, j’ai choisi d’être vagabond, éd. Paulsen, 2020), mais aucune des fictions que vous avez publiées ne pourrait prétendre au prix du Roman d’écologie... Pourquoi ?

Parce que je ne sais pas faire ! Ça viendra peut-être, les livres futurs sont encore embryonnaires. J’ai mis dix ans entre mon premier roman – L’art français de la guerre (Gallimard, 2011) – et le livre sur John Muir, parce que je cherchais justement comment écrire sur la nature et les sciences.

Personnellement, je me refuse à faire de la dystopie, je trouve ça un peu « rasoir », on ne fait que créer des mondes avec ce que l’on sait déjà, ça ne me paraît pas très puissant, en fait. Mais je ne sais pas encore vraiment faire de l’écologie un objet de fiction, c’est un processus en cours. Et c’est pour ça aussi que je m’intéresse aux romans d’écologie, pour regarder ce que font les autres !

Propos recueillis par Barnabé Binctin

Photo de une : Une mésange charbonnière. ©Lilian Cazabet/Hans Lucas