Basta! : Cette crise sanitaire semble exacerber les plus grands maux contemporains – casse des services publics, extrême vulnérabilité de nos économies mondialisées, déséquilibres écologiques, disparité sociale face à l’épreuve du confinement... Comment l’appréhendez-vous ?
Corinne Morel Darleux [1] : Cette crise vient effectivement lever le voile sur beaucoup d’enjeux : le plus flagrant, aujourd’hui, étant l’état de délabrement du système hospitalier. Jusqu’à présent l’alerte était difficile à faire entendre, elle crève désormais les yeux. Si on tire le fil, toute la pelote du « système » vient avec, notamment la question de la délocalisation de la production de biens de première nécessité – ceux liés à la santé bien sûr, mais aussi à l’alimentation, avec ses chaînes d’approvisionnement absurdes qui nous poussent à importer ce qu’on pourrait produire ici, ou à faire appel à de la main d’œuvre d’autres pays… Ce qui explique la situation inquiétante en ce début de saison agricole. Il est beaucoup question des stocks de masques que les pays se disputent entre eux. On observe la même chose sur les produits alimentaires, avec des pays qui stockent pour leurs propres besoins et n’exportent plus.
C’est ce qui m’a beaucoup marqué, ces derniers jours : nous voyons un effondrement des places financières, mais à l’inverse une très nette croissance des indices sur les bourses de produits alimentaires, qui ont gagné aux alentours de 10% en une semaine… Comme s’il y avait une inversion entre la valeur d’usage et la valeur marchande, une sorte de retournement du fameux paradoxe de l’eau et du diamant d’Adam Smith [paradoxe dans la différence de valeur marchande d’un diamant par rapport à l’eau, alors même qu’un diamant n’a aucune valeur d’usage puisqu’il ne sert ni à manger, ni à se soigner, ndlr]. Au fond, c’est très significatif d’un certain retour à la « matérialité » du monde. Soudain, on se souvient que nos corps sont vulnérables, que nos subsistances sont dépendantes de flux extérieurs et que la première nécessité, c’est de pouvoir se nourrir, se soigner.
Le même phénomène de conscientisation pourrait s’amorcer sur notre dépendance à l’énergie. On se rend compte que nos besoins et nos usages quotidiens correspondent en réalité à des processus de production très concrets, matériels. Cette notion de « matérialité » me paraît l’un des termes les plus justes pour penser et désigner ce que cette crise révèle.
Avec cette dimension systémique et cette « matérialité » qu’elle révèle, diriez-vous que la crise est de nature écologique ?
Je suis partagée. Je comprends que certains soient critiques à l’égard de cette appellation [2], je peux partager cette réticence : parler de crise écologique dans cette période d’urgence sanitaire, cela peut avoir quelque chose d’un peu étrange, voire d’indécent, une sorte de « récupération ». Comme si nous voulions à tout prix faire entrer cette crise dans nos grilles de lecture, alors qu’au contraire, il faut peut-être accepter de les réinterroger. Nous avons sûrement besoin d’exploser un peu nos schémas d’analyse, de les laisser se faire percuter par ce qu’il se passe.
Pour autant, si cette crise est multifactorielle, nous ne pouvons pas ignorer sa dimension écologique, notamment le lien qui est fait par des scientifiques avec certaines activités humaines telles que la déforestation et l’urbanisation. Ces liens entre le virus et les enjeux environnementaux ont déjà été documentés, de même qu’il est très probable que la pollution aux particules fines augmente le déplacement et la durée de vie du virus dans l’air, et donc sa propagation… On ne peut pas non plus passer cela sous silence. Il ne faut simplement pas que l’étiquette « écologie » apposée sur la pandémie amoindrisse d’autres ressorts tout aussi importants, comme la mondialisation, les politiques d’austérité libérale ou la spéculation financière.
Pourtant, n’est-ce pas là une belle opportunité de démontrer que l’écologie est bien plus que la simple destruction de l’environnement ?
Nous en revenons à un débat qu’on a depuis des années. Quand on parle de crise écologique, les gens entendent surtout « environnement » et non écologie politique, au sens d’une crise englobant les questions sociale, économique, démocratique, etc. C’est pour cette raison que je préfère me qualifier d’« écosocialiste » plutôt que d’écologiste. Dans ce sens, je parlerais plus volontiers d’une crise systémique, qui appelle une réponse écosocialiste.
D’ailleurs, on le voit bien, la situation actuelle est aussi un révélateur de la permanence de la lutte des classes et des grandes inégalités sociales, dans les conditions de travail comme dans les conditions de confinement. C’est une des raisons pour lesquelles cette expérience de confinement n’est en aucun cas une préfiguration de ce que serait un programme écologiste. Elle n’a rien de désirable, quand bien même elle produirait des externalités positives sur le plan environnemental. Le confinement est à l’écologie ce que la précarité est à la décroissance : une situation imposée, subie, et non un choix politique.
Tout cela ne remet-il pas le politique au centre du jeu ?
C’est ambivalent. Il y a peut-être une prise de conscience plus massive du rôle et de l’impact des politiques publiques. Je suis aussi effarée de voir dans le même temps ce qui représente la négation même de ces politiques publiques, à savoir la multiplication des appels aux dons et à la solidarité citoyenne pour pallier la casse des services publics, les baisses d’impôts sur les grandes fortunes, les cadeaux fiscaux et l’incurie de l’État ! Je pense évidemment à la fameuse proposition de Gérald Darmanin [le ministre du Budget, ndlr] [3], aussi à l’absence totale de vergogne d’Amazon, qui a demandé aux particuliers d’aider l’entreprise à financer les arrêts de travail de ses salariés contaminés !
C’est une des informations qui m’a le plus estomaquée ces derniers jours, je pense : l’homme le plus riche du monde, à la tête d’une entreprise qui profite grassement de la crise, continue à faire travailler ses salariés sans leur fournir le matériel de protection nécessaire pour acheminer des produits superflus, voire grotesques [4]. Une fois qu’ils sont contaminés, il a le culot de solliciter l’épargne des particuliers pour financer ces arrêts de travail… C’est la négation absolue du politique, de la décence ! La négation de tout, en fait. De manière plus générale, je trouve que la puissance publique est plutôt en retrait dans la gestion de la crise, avec quand même beaucoup de recours au privé – aussi bien les entreprises que les particuliers.
Vous ne croyez pas forcément à une économie plus administrée, à moyen-terme ?
Non. Pour moi, cette crise est aussi un révélateur de ce qu’est vraiment le néo-libéralisme, qu’il ne faut pas confondre avec la fin de l’État. Au contraire, quand il y a besoin, l’État est justement là pour renflouer les banques hier, l’aéronautique demain, pour aider le marché à s’adapter en prenant les dispositions nécessaires pour que rien ne change, ou le moins possible. L’état d’urgence sanitaire sert aussi à cela en réalité : permettre au marché de continuer à fonctionner. L’État n’est pas du tout en train de reprendre la main sur des positions stratégiques, il s’apprête visiblement une fois de plus à réparer les dégâts sans s’interroger sur leurs causes.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il y aura un retour « à la normale » rapidement. On en est même loin. Ne serait-ce que parce que pour plein de petites entreprises ou de commerçants, il y a un risque réel de mettre la clé sous la porte, ce qui aura forcément des conséquences importantes sur notre maillage économique.
Face à l’urgence, on a aussi vu fleurir bon nombre d’initiatives de solidarité, parmi lesquelles le réseau Covid-Entraide, qui donnent également l’impression de pallier certaines défaillances de l’État, ou son incapacité à garantir des filets de sécurité. Qu’en pensez-vous ?
C’est d’abord un constat cruel : celui de la faillite de l’État en tant que puissance anticipatrice, planificatrice, agissant au nom de l’intérêt général et garante des solidarités nationales. Cela ne me réjouit pas d’être obligée d’en appeler à l’auto-organisation pour pallier l’incurie des pouvoirs publics. Mais je défends l’idée de partir du réel quand on élabore des stratégies politiques. Or aujourd’hui, partir du réel, c’est partir du constat que l’État n’assure plus cette fonction, qu’on le veuille ou non. Nous devons donc apprendre à faire sans, ou a minima « à côté ». Par ailleurs, cela fait quelques années que je découvre le potentiel d’émancipation incroyable de courants anarchistes et libertaires. Pour moi, ce n’est plus seulement un palliatif : l’auto-organisation possède une vraie fonction émancipatrice, qui permet de retrouver une puissance d’action collective. Par les temps qui courent, cela permet de faire de nécessité vertu.
Comment articuler cette nouvelle échelle d’action, souvent plus locale et horizontale, avec le besoin, malgré tout, d’État et de services publics efficaces – besoin que fait d’ailleurs fortement sentir la gestion de crise actuelle…
Cela fait partie des réflexions politiques qui m’interrogent beaucoup. Je n’ai pas encore trouvé la meilleure articulation entre les deux. Nous avons encore besoin de l’État, nous avons encore besoin de ce qui reste des services publics – et je ne plaide certainement pas pour leur disparition, mais bien au contraire pour leur renforcement ! Je n’ai pas abandonné ces idées de solidarité nationale et d’égalité républicaine, cette envie que tout le monde, partout sur le territoire, puisse avoir accès aux mêmes droits et aux mêmes services. Je reste très attachée à ça.
Je cherche cependant d’autres pistes. Notamment du côté du confédéralisme démocratique, qui m’apparaît comme l’une des pistes les plus intéressantes pour articuler l’auto-organisation, à un niveau local, avec un système confédéré qui lie ces unités de base locales, pour in fine constituer une forme d’auto-administration. Ce n’est plus alors l’État au sens traditionnel, tel qu’on le connaît, mais une organisation supra-locale dans laquelle on peut retrouver des attributs régaliens, eux aussi entièrement revisités. C’est ce qui existe dans la fédération du nord-est de la Syrie, par exemple, où les unités de protection du peuple remplacent l’armée. C’est une manière de conserver des cadres qui peuvent se ressembler dans leur fonction, mais en diffèrent fondamentalement en réalité, par leur philosophie et leur fonctionnement concret.
Cela rejoint l’idée d’« archipélisation » de la lutte, que vous défendez dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, dans lequel vous écrivez : « Plusieurs coups portés simultanément en des endroits ciblés peuvent s’avérer plus efficaces, mais des îlots séparés ne peuvent former un archipel sans concertation ni conscience collective. (…) Ce dont nous avons besoin n’est pas de former un continent, mais d’archipéliser les îlots de résistance »...
C’est une notion inspirée du poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant : sortir d’une vision où l’on cherche à tout prix à former une organisation de masse, où tout le monde serait sous le même étendard, avec les mêmes logos et les mêmes mots d’ordre, au même moment… Ce n’est plus, à mon avis, la bonne stratégie aujourd’hui. Nous avons cherché pendant des années à « forcer » cette unité politique, en vain. Nous avons fini par confondre rapport de force et culture du nombre. Cette vision « continentale » est, je le crois, une impasse. L’idée d’archipel consiste plutôt à respecter les spécificités de chacun des îlots existants – qui sont des espaces de résistance, mais aussi d’invention et de construction d’alternatives, qui ont leur identité propre, leur culture et leur vécu politique, et des modes d’actions différents – tout en trouvant le moyen de créer des passerelles entre ces îlots, pour tirer tous dans le même sens.
L’initiative de Covid-entraide s’inscrit pour moi dans cette démarche : c’est à la fois, par l’entraide immédiate pour répondre à l’urgence, un îlot supplémentaire qui facilite l’entrée en action de nouvelles personnes, et une tentative d’archipélisation en tant que plateforme, pour faciliter la mise en réseau. Cela peut aider à créer un espace collectif à la fois de pratiques et de réflexion politique, et un cap commun aux différents îlots déjà existants.
Vous développez également dans cet ouvrage une autre idée importante : « la dignité du présent ». Cette crise sanitaire confirme-t-elle ce besoin de recentrer parfois son engagement sur quelque chose de plus concret ?
La dignité du présent, c’est l’idée qu’il faut mener les combats qui nous paraissent justes aujourd’hui, sans faire trop de paris sur l’avenir. Au fond, cela revient à refuser une vision « utilitariste » de l’action politique. C’est la nécessité de trouver des moteurs à l’action, en termes de luttes sociales et environnementales, ou d’organisation collective, qui soient situés dans le présent, plutôt que dans d’hypothétiques victoires futures ou des échéances électorales à venir. Cet avenir-là est trop incertain. Il est tellement difficile de prévoir ce que cela va donner. On ne peut pas s’engager juste pour gagner à la fin.
D’ailleurs, je ne sais pas si nous pouvons vraiment parler de « crise », comme on le fait depuis le début pour évoquer le coronavirus. C’est un terme très critiqué dans le monde du climat : peut-on considérer le dérèglement climatique comme une « crise » dès lors que nous savons qu’il n’y aura pas de retour à la normale ? Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que cette pandémie soit une crise à proprement parler. On évoque peut-être un peu trop rapidement l’hypothèse d’un « retour à la normale ». À mon avis, nous n’avons pas fini d’en ressentir les impacts. Des modifications structurelles peuvent encore advenir. D’un point de vue purement scientifique, nous ne savons pas comment ce virus va continuer à évoluer, éventuellement muter, voire à revenir par vagues, potentiellement au prochain hiver.
Le coronavirus n’interroge pas seulement notre rapport à l’espace et à l’environnement, mais aussi notre rapport au temps et aux certitudes que l’on pouvait avoir dans l’avenir ?
L’avenir nous a rattrapé, d’une manière brutale et inattendue. Nous nous sommes fait doubler par la réalité. J’avais coutume de dire que notre système de valeurs et de croyances était en train de vaciller – la notion de progrès adossée à la croissance du PIB, le mythe de l’Europe qui protège… Nous y sommes, c’est en train de tomber et nous ne sommes pas prêts. Nous naviguons à vue, en plein bouleversement de temporalité. Jusqu’ici, en matière de risque systémique, les discours officiels évoquaient majoritairement des alertes lointaines, tapissées d’images de banquise ou de pays « exotiques », des menaces à l’horizon 2050 voire à la fin du siècle, on parlait de risques de libération de virus liés à la fonte du permafrost.
Aujourd’hui, un futur inconnu est devenu notre présent, et le présent a rapidement basculé dans le passé. Quand on se souvient de nos vies il y a un mois, cela semble une éternité. C’est forcément très déstabilisant, difficile à appréhender. Si le futur est devenu le présent, et le présent, le passé, alors cela nous oblige à nous reconstruire un nouvel avenir, autour de nouveaux repères.
Autour de quelles priorités, dans un futur proche ?
Je dirais que l’enjeu principal, c’est la simplification de nos vies. Cela peut se concrétiser de beaucoup de manières différentes : à la fois s’alléger du superflu pour ceux qui le peuvent, gagner en autonomie, en réparabilité des objets, réduire notre dépendance au numérique, au pétrole, à l’énergie, aux flux logistiques mondiaux en relocalisant la production et en se posant la question de l’utilité sociale de nos activités, des dégâts sociaux et environnementaux engendrés par ce que nous consommons. C’est se poser collectivement la question de nos besoins réels, et cela implique de délibérer. Le philosophe Bruno Latour l’a très bien exprimé, encore ces derniers jours [5], et cela rejoint aussi le travail du sociologue Ramzig Keucheyan notamment [6]. Cela peut se résumer ainsi : de quoi avons-nous aujourd’hui réellement besoin ou singulièrement envie ? Pour moi, c’est vraiment la grande question civilisationnelle que nous devons nous poser.
Cela en ouvre immédiatement une autre : à quoi sommes-nous aujourd’hui prêts à renoncer, pour pouvoir encore satisfaire ces besoins et envies dans cinq, dix ou 50 ans ? Cette délibération à la fois intime et collective doit s’accompagner d’une réflexion sur ce qui est compatible avec la dignité de tous. Nous devons nous munir d’une boussole qui est de cesser de nuire, de refuser de participer à un système d’exploitation. C’est la forme collective du « refus de parvenir » : il s’agit de savoir à quoi et à qui, pour quoi et pour qui nous disons "non". Pour identifier ces réponses, je ne vois pas d’autre manière que la délibération collective.
Recueilli par Barnabé Binctin
Photos :
– En une : Un sac rempli de repas préparés par des volontaires des Brigades de solidarité populaire sur un vélo à Pantin, au nord de Paris, le 3 avril 2020. Depuis le 17 mars, le gouvernement français a pris des mesures pour freiner l’épidémie de covid-19 et imposer un confinement. Des groupes de solidarité ont vu le jour dans toute la France pour aider les personnes dans le besoin / © Anne Paq.
– Corinne Morel Darleux, par © Yann Lévy