« En cette fin d’année, dans nos librairies indépendantes, il sera peut-être moins évident de trouver certains livres. Ils ne seront pas mis en avant, ni sur table ni en vitrine, et peut-être même tout simplement absents. Et cela pour une raison, ils font partie des livres édités par les maisons du groupe Hachette et appartiennent donc maintenant à l’empire de Vincent Bolloré. » Dans une tribune publiée le 19 novembre, 80 librairies rappellent que leur indépendance au jour le jour « se construit dans ses choix : les ouvrages présents et mis en avant. Mais elle s’affirme aussi dans ses refus. Le refus d’être l’outil de propagande des forces réactionnaires. »
Cet appel intervient alors que la maison d’édition Fayard, appartenant à Hachette dont le groupe Bolloré est propriétaire, a récemment nommé à sa tête Lise Boell, l’éditrice d’Éric Zemmour, et sort en fanfare les livres de Jordan Bardella et de Philippe de Villiers. « Cela faisait quinze ans qu’on n’avait pas vu un livre du Rassemblement National en librairie : le monde de l’édition se refusait de produire des ouvrages d’un parti fondé par d’anciens nazis et toujours promoteur d’une fascisation de la société. Et maintenant, cela semblerait presque normal. Pour nous, ce n’est toujours pas admissible et nous tenons à le rappeler » écrivent-elles.
Cette tribune de libraires indépendants et d’employés en librairies s’inscrit dans le cadre d’une campagne d’actions, « Désarmer l’Empire Bolloré » lancée en juillet dernier à l’appel de collectifs écologistes, décoloniaux, syndicaux, féministes et antifascistes.
« Un groupe au services de sombres paniques morales »
Pour les signataires, le rachat d’Hachette par le groupe Bolloré est une « catastrophe » pour l’édition et le monde du livre. Principal groupe éditorial français et premier distributeur de livres en Europe, Hachette est aussi une machine marketing bien rodée : « À grands coups de publicité et de communication, pour lesquelles le groupe emploie tous les médias dont il dispose, le cynisme mercantile se met au service des plus sombres paniques morales, racistes, sexiste et transphobes » estiment les signataires.
« Un livre n’est pas qu’un texte imprimé, c’est toute une économie auquel il appartient. Tout autant que leur contenu, les modalités de fabrication et de circulation des textes ne sont pas neutres. Elles importent. Comme bien souvent, le pouvoir dans le livre est logistique. » Pour rappel, le groupe Bolloré est également détenteur des points Relay présents dans toutes les gares du pays.
« Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que toutes les auteurs et autrices qui publient chez Hachette sont d’extrême droite », nuancent les signataires. « Ni même celles et ceux qui y travaillent et y éditent. Il s’y trouve de nombreux textes qui nous sont chers. Néanmoins, le contexte nous impose de voir cette évidence : ces livres financent et arment, souvent bien malgré eux, une entreprise qui vise à nous détruire. Nos librairies sont parfois des lieux fragiles et ont beaucoup à perdre face aux assauts du capitalisme d’extrême droite. »
L’appel souligne qu’un autre milliardaire, Pierre-Édouard Stérin, cherche également à financer 500 librairies pour réaliser « l’union des droites ». « La prédation des grands groupes contribue à asphyxier la pluralité éditoriale, la créativité littéraire et ainsi la survie des librairies qui se veulent être des espaces d’accueil de la diversité des voix et des vécus » alertent les signataires.
« L’indépendance des librairies s’affirme aussi dans ses refus »
En juin dernier, juste après la dissolution de l’Assemblée nationale, une tribune de 125 librairies indépendantes antifascistes appelait déjà à prendre acte de la situation et à agir en conséquence : « Quelle que soit l’issue du vote du 7 juillet, la bataille des imaginaires continuera, elle sera probablement plus âpre encore, et nous comptons bien y prendre toute notre part. »
Les libraires indépendants à l’initiative de cet appel estiment que « la bataille des imaginaires a bel et bien lieu, et elle se joue aussi dans sa matérialité. À nous de la gagner ! » L’alerte lancée par les syndicats de la SNCF et de la RATP pour faire empêcher la campagne d’affichage de livre de Jordan Bardella dans les gares et stations de métro, montre que « la résistance fonctionne ». « La haine raciale n’a toujours pas sa place dans l’espace public, et les réseaux de sa diffusion sont toujours à combattre » ajoutent-ils. « Refuser la concentration du monde éditorial dans les mains de milliardaires réactionnaires est une affaire collective. »
– L’appel et la liste des librairies indépendantes signataires est à retrouver sur Mediapart et Lundi matin.
Plus d’informations : Campagne pour désarmer Bolloré
photo de Une : La librairie Pantagruel, à Marseille, a vu sa vitrine brisée après avoir installé une « manif de nounours » : les peluches tenaient des pancartes où l’on pouvait lire « Je veux vivre dans une France antiraciste et antifascite » ou « Dis-moi, pourquoi tu ne votes pas ? Viens on en parle ensemble ». Les libraires de Pantagruel ont choisi de transformer les traces du choc en un soleil multicolore. © Jean de Peña