La boutique déploie ses beaux volumes à l’angle de la place du Colombier et de l’avenue du général de Gaulle, à la sortie de Rians, bourg de la « Provence verte », dans le Var. C’est de cette position que la Librairie du Coin, ouverte en avril 2023 par Nicolas de Massiac et Fanny Cauvin, a simplement tiré son nom.
Avec son espace café, son large rayon jeunesse et sa petite cour qui accueille rencontres littéraires et concerts à la belle saison, le commerce est devenu un lieu de sociabilité dans cette commune de 4300 habitants, à une heure de route de Marseille.
« Avant qu’on s’installe, on nous a beaucoup dit : “Les gens ici ne lisent pas” », raconte Fanny, ancienne éducatrice spécialisée. « Mais les gens sont super contents, et la librairie tourne ! » constate-t-elle un peu plus d’un an après la transformation du garage du couple en librairie.
Comme dans de nombreux villages ou petites villes de la région, la Librairie du Coin est un espace de discussion où s’exprime une vision du monde faisant l’éloge de la diversité et de l’ouverture. Alors que le Rassemblement national et Reconquête ont récolté 55% des suffrages à Rians lors des élections européennes, un tel lieu est perçu comme un refuge pour certain
es.Ne pas rompre le dialogue
« Hier matin, une dame est arrivée les larmes aux yeux, en disant qu’elle ne savait pas si elle voulait encore côtoyer ses voisins… Elle était d’origine espagnole et ne comprenait pas ce vote, raconte Nicolas. ‘Elle nous a dit “ça fait plaisir de voir que je ne suis pas seule !” ». Ce à quoi le couple de libraires a répondu : « À nous aussi, ça nous fait du bien ! »
À part cet échange, les libraires de Rians n’ont quasiment pas eu de conversations politiques avec leurs clients depuis le résultat des Européennes et l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale. « Les gens se regardent en chiens de faïence mais ne parlent pas de politique », dit Nicolas. Romans graphiques sur les migrants ou Simone Veil, et petits livres d’Edgar Morin ou Annie Ernaux sur le comptoir, la librairie ne fait en tout cas pas mystère de sa « ligne éditoriale ». Depuis quelques jours, une phrase inscrite sur le tableau « agenda » à l’entrée appelle à aller voter : « Dimanche 7 juillet : Tous aux urnes ! Allons faire barrage à la haine ! Et continuons à vivre ensemble et en paix ».
Arrivés de Marseille en 2016, Fanny et Nicolas ne sont pas de complets étrangers de la commune. En grandissant à Draguignan, ville voisine du Var, Nicolas a toujours entendu les discours raillant les fonctionnaires « feignants » ou dénigrant « les Arabes ». Maçon pendant plus de 20 ans, il a côtoyé sur les chantiers des partisans du FN devenu RN comme des ouvriers maghrébins. « Il y a souvent cette petite phrase pour dire “lui c’est pas pareil”, à propos de quelqu’un qu’on connaît », se désole-t-il.
Mais il dit aussi ne pas avoir de « mépris » pour les électeurs du RN, et tient à ménager une possibilité de dialogue. « Afficher des appels à voter Front populaire dans la librairie, ça risquerait de nous enfermer dans une catégorie », expliquent Nicolas et Fanny, qui estiment mener une « lutte tranquille ». « On se dit que déjà, donner un visage à ce que sont des gens de gauche, qui amènent leurs enfants à l’école le matin, travaillent, font des achats, comme tout le monde… Ce n’est peut-être pas inutile », pensent les librairies.
Dans le Vaucluse voisin, la librairie nommée Rumeur des crêtes est posée au pied d’un vieux platane en plein cœur de Cadenet, commune relativement populaire du Luberon. « On s’est beaucoup questionné sur ce que l’on devait faire après le 9 juin : appeler à aller voter, à mettre un bulletin Front populaire dans l’urne, ou simplement continuer le travail que l’on fait toute l’année autour des valeurs de diversité ? », témoigne Sandrine Lana, qui a créé et gère depuis trois ans le commerce avec son associé Antoine.
Dans ce gros bourg, la librairie est devenue un repère, et pas seulement pour les « gauchistes » des alentours. « Une partie de notre clientèle partage nos idées, mais il y a aussi un peu tout le monde qui vient ici, pour acheter les livres scolaires », note la libraire.
Les deux jeunes associés ont à cœur de ne pas « couper le fil du dialogue », aussi ténu soit-il, avec des personnes susceptibles de voter pour l’extrême-droite, qui a ici raflé 40% des voix aux Européennes, contre un peu plus de 30% pour la gauche. « La librairie est là aussi pour ça », insiste Sandrine. Il n’y aura donc pas, là non plus, de messages appelant à voter pour le Front populaire en vitrine.
Pour autant, la nouvelle édition de Reconnaître le fascisme, d’Umberto Eco, est posée à côté de la caisse « depuis des mois ». Sandrine et son associé Antoine ont également signé sans hésitation la tribune des libraires antifascistes, intitulée « Contrecarrer les imaginaires d’extrême droite : l’Appel des librairies indépendantes », publiée le 18 juin sur l’espace blog de Mediapart. Ce texte appelle clairement à voter en faveur du rassemblement de la gauche.
Lieu de ressources pour les jeunes
« On n’a pas peur de se faire casser la vitrine, on a confiance dans nos voisins. La librairie est devenue un lieu ressource pour les jeunes, notre travail est reconnu, insiste Sandrine. Mais on est aussi fatigués et assez anxieux », reconnaît-elle. Tout comme une partie de ses clients, qui lui confient être « tristes », et qui, dans cette période inquiétante, viennent à la Rumeur des crêtes pour « respirer ».
Dans le quartier assez huppé d’Endoume, à Marseille, le travail mené au jour le jour depuis huit ans par l’équipe de la librairie Pantagruel n’a pas empêché que la vitrine de son enseigne jeunesse, le Petit Pantagruel, soit prise pour cible, dans la nuit du 16 au 17 juin derniers. Ce qui ressemble à un impact de boule de pétanque a étoilé le verre.
Quelques jours plus tôt, les libraires avaient installé une « manif de nounours » en vitrine. Les peluches tenaient des pancartes où l’on pouvait lire « Je veux vivre dans une France antiraciste et antifascite » ou « Dis-moi, pourquoi tu ne votes pas ? Viens on en parle ensemble »…
« On a évidemment aucune preuve du motif, mais il faut dire que le climat s’est bien tendu ces dernières semaines », affirme Émilie Berto, la fondatrice de Pantagruel. Une fois passé le choc, la libraire a porté plainte. Elle raconte les clients de longue date qui se désabonnent de leur newsletter et des commentaires acerbes sur les réseaux sociaux, critiquant le positionnement militant, féministe et anti-homophobie, de la librairie.
« Le lendemain, j’ai moi-même décidé d’appeler les médias locaux », explique l’ancienne journaliste. Avec un espoir : que la médiatisation aide « certaines personnes à réaliser qui on a en face », alors que ces quartiers de Marseille, traditionnellement à droite, ont placé largement en tête la liste de Jordan Bardella le 9 juin.
Plutôt que de remplacer la vitre brisée – « On n’a pas les moyens en ce moment ! » confie Émilie Berto – les libraires de Pantagruel ont choisi de transformer les traces du choc en un soleil multicolore, une cicatrice pied-de-nez pour rappeler la violence dont certains partisans de l’extrême-droite sont capables. « Les gens du quartier nous ont apporté des fleurs, des chocolats, des cerises… Et des libraires de toute la France nous ont écrit. La vague de soutien est énorme », indique Émilie.
Autocollants de l’Action française sur la vitrine
De quoi conforter aussi les quatre libraires du lieu dans leur choix de ce positionnement. « On s’est pas mal posé la question de savoir si on risquait de rebuter certains de nos clients. Mais vu notre engagement féministe, nos valeurs, ce n’était pas possible pour nous de ne rien faire », relate Émilie. Sur la porte du Petit Pantagruel, une affichette verte appelle d’ailleurs clairement à voter pour le Front populaire. « La société est clivée maintenant de toute façon », se désole-t-elle.
À Nice, la proximité entre droite et extrême-droite existe depuis des décennies. « Mais il y aussi tout un microcosme en résistance permanente », décrit Maud Nouyé, qui a créé la librairie Les Parleuses avec sa compagne Anouk Aubert il y a cinq ans et demi. La librairie-café a naturellement trouvé son public, « ce qui donne parfois l’impression de vivre dans une bulle », reconnaît Maud.
Mais la réalité se rappelle régulièrement aux gérantes du lieu : autocollants de l’Action française sur leur vitrine, vidéo moqueuse en « caméra cachée » d’un groupe identitaire local, ou grands draps noirs posés par la police pour masquer la phrase affichée en vitrine « Qui sème l’impunité récolte la colère » lors de la visite de Gérald Darmanin à Nice fin 2022…
La situation actuelle les effraie particulièrement. « On se demande ce qui pourrait arriver si on affichait notre soutien au Front populaire, admet Maud. D’autant que tout le monde sait ici qu’on est un couple, avec des enfants. » Elles ne sont pas les seules : sur la boucle Whatsapp de libraires antifascistes créée après le 9 juin, plusieurs avouent avoir la même peur. « C’est là qu’on voit qu’il y a un vrai basculement », estime-t-elle.
Malgré tout, elle veut elle aussi continuer à « tendre la main » à ceux qui pensent autrement, comme ces clients « qui appartiennent plutôt à la droite conservatrice, mais avec qui on a plaisir à discuter de littérature ». Quant à l’après 7 juillet, elle préfère ne pas trop y penser pour l’instant… « On sera plus que jamais un lieu de discussion, on s’engagera davantage », assurent de leurs côtés Nicolas et Fanny.
À Marseille, Émilie reconnaît volontiers « être dans le déni » concernant la possibilité d’une arrivée au pouvoir du RN. « Ce qui est sûr c’est qu’on mettra nos locaux à disposition pour les gens qui veulent se rassembler et s’organiser », concède-t-elle, avant de lancer : « Et on prendra un abonnement à Saint-Gobain pour pouvoir changer la vitrine tous les 15 jours ! »
Nina Hubinet
Photo de une : Émilie Berto, fondatrice de la librairie Pantagruel à Marseille/©Jean de Peña (Collectif à vifs)